Le jour où les architectes ont accepté de ne plus présenter leur projet dans les consultations publiques, ils ont accepté que l’évaluation soit faite sans eux.
La présentation d’un projet se limite désormais à quelques croquis et surtout à une grille de notations multicritères dont l’architecture elle-même est devenue le parent pauvre, une sorte de disparition de l’architecture par ailleurs souvent camouflée derrière une improbable végétation, enterrée ou emballée. Une «honte de soi» pour paraphraser Hannah Arendt.
L’heure est au mesurable : donner une note à un projet suppose un minimum d’objectivité qui ne peut se faire que sur du mesurable, ce qui ne se mesure pas étant dévalué. Une revue d’architecture l’a d’ailleurs bien compris puisqu’elle classe les agences en fonction de leur chiffre d’affaires et Google pourrait compiler des milliers de plans pour concevoir des projets, sans besoin d’architecte…
On oublie souvent qu’un projet est le résultat d’une longue élaboration et qu’un concours n’en est que la première étape. Les architectes les plus optimistes pensent que la signature du permis de construire va les sauver et que BIM, ultime outil, va répondre à toutes les questions architecturales. Evaluer l’architecture, c’est la mettre au service de ceux et celles qui vont l’éprouver.
Malgré tout, un souffle d’optimisme m’anime d’imaginer une application d’évaluation de la qualité architecturale des projets : la Yukar’chitecture. Un outil qui ne laisserait pas l’architecture à la traîne de la seule évaluation technique et mesurable. Mais comment évaluer une «bonne architecture» sachant que chacun a son opinion et qu’il est difficile d’envisager une modalité d’évaluation universelle ?
A l’heure de l’uniformisation, je propose que l’application Yukar’chitecture traite d’abord du logement. On connaît tout sur les programmes de logements, de la façade colorée à la façade végétalisée. Ils souffrent «d’un désir de monumentalité», on veut en faire des palais, des temples, une petite cathédrale et même un marché couvert. Le logement est aussi devenu grosse brique et même un matériau, une perte de sens au quotidien.
Alors comment évaluer la conception du logement ? En repartant de l’intérieur et à tout ce qui concourt au plaisir de ses habitants. L’application ne doit pas isoler le logement de son contexte, bien au contraire, et la programmation doit prendre en compte l’éloge de la rue avec ses continuités. Une «vraie» rue, pas des plots isolés par peur des barres. Donc, une double démarche qui prendrait en considération le va-et-vient de l’appartement à la ville et de ville à l‘appartement.
Une des dimensions innovantes de l’appli serait de s’assurer de la réalité de cette dialectique. Il ne suffit pas de changer la couleur, les matériaux ou les formes pour être dans la vraie innovation architecturale, celle qui projette le logement dans la société de demain et non dans l’utopie sous-marine ou volcanique, ou dans la vie sur Sirius, mais simplement dans la vraie vie, pour de vrais gens, au quotidien.
L’objectif premier de cette application serait la ville que nous devrions contribuer à construire avec sa capacité à créer du bien commun, un support d’urbanité que l’histoire nous a donné en partage. Le logement et la ville auraient réellement partie liée et la nature viendrait compléter ce jeu de mise en équilibre avec les techniques disponibles.
Aujourd’hui, la faillite de l’urbanisme est patente : combien d’avenues, de cours, de places avons-nous construits en un siècle alors que nous avons construit plus que dans l’ensemble des dix siècles précédents ? Le désintérêt pour la ville européenne est symptomatique lorsque l’on voit le logement devenu substitut de monument ou simple matériau. L’outil imaginé serait idéologiquement neutre.
Reste que l’espace de conception est encombré de normes, probablement aussi importantes les unes que les autres. Chaque semaine voit se rajouter un label, une qualification, c’est pourquoi l’application serait aussi programmée pour évaluer la conformité aux normes et sa mise à jour. On va d’abord scanner les plans pour être «sûr» d’avoir un projet «excellent» qualitativement. La Yukar’chitecture sera là pour nous rassurer…
En fait, de quoi s’agit-il ? Yuka est une application qui existe déjà et qui classe les produits consommables à partir de leurs composants élémentaires : sucre, sel, additifs… Cette application nous veut du bien, c’est de notre santé dont il est question !
J’ai chargé l’appli avec enthousiasme jusqu’au jour où j’ai découvert la fadeur d’un produit dit «excellent» et la différence avec un produit, de la même marque, évalué comme «mauvais». Il s’agissait de biscotte ! Un gramme de sel pour 100 grammes de biscotte. Est-ce important lorsque l’on mange deux biscottes par jour et que l’on n’est pas astreint à un régime sans sel ? Le goût des choses n’aurait donc plus d’importance ? On ne pourrait espérer avoir santé et plaisir, dans une même équation ?
Bien évidemment, les critères ne sont pas de même nature pour une biscotte et pour un bâtiment. La Yukar’isation de l’architecture, celle que je propose, pourrait considérer «l’ambiance technique» et «l’atmosphère métaphorique», du mesurable et du non mesurable. Un projet digne du plus grand intérêt puisqu’il permettrait de considérer l’architecture sous toutes ses dimensions technique, esthétique et sociale. L’appropriation par l’utilisateur deviendrait une valeur.
A la diversité des attentes, seraient proposés des appartements avec une grande diversité d’usages, de distributions, une adéquation ajustable au quotidien en fonction des évolutions ou des activités de chacun. Une révolution en perspective ! On pourrait ainsi évaluer la capacité d’un logement à se prêter à des configurations journalières ou à des transformations périodiques. Une dimension durable dans un monde en mouvement.
Tout le monde s’accorde sur la nécessité de construire autrement et durablement. Un «autrement» en adéquation avec l’évolution des modes de vie et des cultures, avec l’évolution engendrée par le numérique, les nouveaux outils, les nouvelles manières d’être ensemble. Le modèle bourgeois du XVIIIe siècle, qui a servi de paradigme pour le logement social pendant un siècle, est devenu obsolète. Hormis l’addition de normes, le nouvel appartement ne voit toujours pas le jour même si l’exigence de qualité progresse.
Grâce à la facilité d’utilisation de ma nouvelle application, une place sera faite à l’émotion, au plaisir partagé des habitants, aux passants… Et nous aurions, bien sûr, des trophées Yukar’s et les Yukar’s d’or de l’année !
Les millions de logements construits dans les années 50, 60, 70 ont servi à mettre en place la méthode d’évaluation actuelle : urbanité inexistante, place catastrophique de la nature, impossibilité de faire évoluer les logements… Alors, une des qualités de l’application serait sa capacité à offrir des modalités de distribution différentes pour les logements et leur réversibilité.
Cette application faciliterait le classement des projets dans cinq catégories : mauvais, médiocre, moyen, bon ou excellent à partir de la surface, de la consommation d’énergie, des matériaux biosourcés, du nombre d’arbres plantés sur les terrasses ou balcons… et non sur la subjectivité d’une façade représentée par une perspective flatteuse et mensongère.
Les critères de «satisfaction architecturale» seraient évalués dès la conception et le nombre de Yukar’s ferait la différence. La qualité de l’architecture pourra s’évaluer, s’apprécier, s’éprouver.
L’application serait construite à partir de plusieurs milliers de photos de constructions de toute nature, le tout complété par l’expression des habitants sortant des bâtiments, logements, hôpitaux, centres commerciaux… Un algorithme lirait sur les visages l’ennui, le plaisir, la surprise.
L’appli permettrait par ailleurs de noter la qualité de la lumière, sa vibration sur les matériaux, la fluidité. Elle percevrait la tension entre l’intérieur et l’extérieur d’un immeuble ou d’un îlot urbain, elle noterait le contraste entre le soubassement et la ligne de ciel, les prolongements extérieurs, le degré de connexité…
Le ciel et les océans, les déserts et les astres alimenteraient la base de données au quotidien. Seule la beauté ne pourrait se mesurer. On m’a souvent reproché d’avoir fait une école «trop belle» ou une université trop «luxueuse»… Bannir la beauté !
A ce jour, les habitudes de programmation sont pesantes et les outils de mesure de la qualité en architecture sont inexistants. Il suffit de dire «j’aime ou je n’aime pas», «c’est beau ou c’est laid». L’évaluation est un chantier permanent. L’architecture est une énergie que l’on donne à un bâtiment, à son évolutivité, à sa réutilisation potentielle, une énergie qui lui permet de contenir de la vie.
L’application serait mise à la disposition de tous les jurés des concours d’architecture et proposée aux 700.000 élus qui marquent leur intérêt pour l’architecture.
Alain Sarfati
Retrouvez toutes les chroniques d’Alain Sarfati.