La première édition du Global Award, en 2007, avait été accueillie avec scepticisme. Mais force est de constater que le projet ‘européen’ (même si depuis le début tout se passe en France), prévu pour durer 50 ans, s’inscrit dans la durée. Après une seconde édition, en 2008, engagée, le Global Award 2009 est celui de la crise et d’une critique radicale. Explications.
Curieuse impression le 6 avril 2009 dans l’auditorium de la Cité de l’architecture à Paris qui accueillait le symposium 2009 – troisième du nom – du Global Award For Sustainable Architecture. En effet, les conférences des cinq architectes nommés cette année (le lauréat sera connu en septembre) – Thomas Herzog (Allemagne), Sami Rintala (Norvège), Diébédo Francis Kéré (Burkina Faso et Allemagne), Bijoy Jain (Inde) et Patrick Bouchain et Loïc Julienne (France) – donnaient parfois l’impression de se retrouver dans un congrès de Luddites*, dans son sens acquis au XXe siècle – soit la méfiance, au mieux, la haine, au pire, de la technologie perçue comme aliénante et destinée à contrôler le peuple – et dont Unabomber, de son vrai nom Theodore John Kaczynski, mathématicien et terroriste américain qui expédiait des colis piégés à ceux qu’il percevait comme des représentants du «démon du progrès technologique,» est l’un des avatars contemporains.
Les mots étaient en effet, sous leur apparente innocuité consensuelle, piégés. Et l’Occident en général, la France en particulier, étaient visés. Thomas Herzog, 68 ans et une stature incontestable de pionnier de l’architecture bioclimatique, dégainait le premier. Le phrasé était propre à endormir l’audience mais, à y prêter attention, le ton était donné. En introduction à son exposé, il expliquait ainsi que 40% de l’énergie dépensée dans nos pays était liée à la construction et l’usage des bâtiments, «sans compter les dépenses d’énergie liées aux déplacements dans les villes conçues par les urbanistes».
Sami Rintala, qui se définit comme «architecte et penseur critique de la société,» après avoir rappelé son enfance de «cueilleur, chasseur, pêcheur» en Carélie aux confins de la Norvège, près du cercle polaire, a expliqué que les «dialectes architecturaux» se perdent et disparaissent comme le font les langues de l’humanité et déploré la perte de la diversité humaine dès lors que l’homme habite en ville, estimant que la domination de la pensée occidentale n’est qu’aliénation. «Tant de sagesse dans l’histoire de l’architecture, [les hommes] avaient le temps de penser…» dit-il avant d’opposer la «chaleur du foyer», au sens propre, au bureau inhospitalier d’un bâtiment de Rem Koolhass, en l’occurrence l’immeuble de la CCTV à Pékin, que «seuls la presse et les décideurs économiques adorent». Quand il construit, excellemment faut-il préciser, et en ayant regretté ne plus trouver en Europe d’artisans capables, Sami Rintala «appelle ses amis». «Nous construisons les projets nous-mêmes et c’est le meilleur moment des projets,» a-t-il expliqué.
Du coup, l’intervention du Burkinabé Diébédo Francis Kéré, malgré l’humour, était empreinte de solennité. «Dans mon pays, à l’ère de l’Internet et de la mondialisation, plus de 80% de la population ne sait ni lire ni écrire,» dit-il en préambule. «Dans ce pays, personne n’a entendu le terme architecture ou architecte, pourtant les maisons se construisent ; là-bas, les gens sont heureux si un mur est droit et s’il résiste à une saison des pluies». Lui-même, qui eut le bonheur insensé d’une éducation occidentale à Berlin, entend montrer – non, il démontre – comment, «avec les gens de chez moi», il construit des maisons et des écoles qui durent «plusieurs saisons des pluies». Lui aussi, s’adressant à l’assistance dont il note au passage qu’elle ne compte pas un seul black (Patrick Bouchain osera plus tard, pour souligner son intervention et c’est à son crédit, utiliser le mot ‘nègre’ lors d’un rappel historique des sources de la richesse de Nantes), parlera de «culture dominante». Au point d’implorer : «S’il vous plaît, ne mettez pas l’un de nos villages sous convention de l’ONU».
En effet, «une habitation traditionnelle est faîte pour s’agrandir ou se rétrécir en fonction des besoins et, si la maison s’écroule, elle est reconstruite en deux jours». Il déplore que les villageois, abreuvés des images et des codes du monde occidental, se fourvoient en vaines poursuites d’un monde qui n’est pas le leur, qu’il s’agisse des Champs-Elysées et autres tour Eiffel ou immeubles de logements de Ouagadougou, la capitale, qui nécessitent la climatisation dans un pays qui manque de tout. Il relève avec tendresse le travail enthousiaste des enfants qui participent à la construction de leur école : «ne me dénoncez pas,» dit-il. L’assistance rit. Devant l’immense qualité de son travail, c’est l’envie de pleurer qui pourtant s’impose. «Ne me dénoncez pas»… Rien que pour ces mots salutaires, si Francis Kéré venait à être lauréat, La Cité de l’architecture devrait demander un visa pour l’ensemble des habitants de Gando puisque ce sont eux qui ont construit l’école désormais visitée par les pontes et professeurs de tous les pays.
Pour le coup l’Indien Bijoy Jain – éduqué, comme on dit, aux Etats-Unis – pouvait raconter ce qu’il a sur le cœur. «A mon retour en Inde, j’ai dû désapprendre ce que j’avais appris. En Inde, 90% des constructions se font sans architectes et ces immeubles sont ‘fabulous’,» dit-il. Lui aussi parle d’une «richesse des connaissances» vernaculaires avant de déplorer à son tour le «rouleau-compresseur massif, global et inexorable du progrès»**. «En Inde, nous avons une culture intrinsèque du développement durable, une culture qui est née de la nécessité, de la frugalité». A l’opposé de la culture de démiurge de l’architecte occidental, elle-même issue d’une culture de contrôle du pouvoir sur la nature et les hommes, Bijoy Jain, avec une timidité confondante, parle de la «beauté du chaos». «Je ne l’ai pas inventée, elle existe,» soutient-il. «Cela n’a rien à voir avec la technologie ; c’est quelque chose de magique qui offre de l’espoir». L’espoir des démunis peut-il résister au cynisme des riches ? Ces architectes veulent y croire.
Patrick Bouchain et Loïc Julienne étaient les architectes idoines pour conclure une telle démonstration. «Il est temps de casser les programmes tout faits et de revenir aux besoins,» dirent-ils. En réponse à l’intervention de Francis Kéré, Patrick Bouchain convient que «c’est en Afrique que j’ai compris à quel point notre formation est inadaptée». Ironisant sur la passion française des Arts premiers du Quai Branly, il note que pour faire venir une fenêtre d’Afrique, il y a «une longue liste de choses impossibles» alors que c’est justement en Afrique que des artisans sont capables de réaliser des objets complexes avec «un seul outil». Pour faire venir ses fenêtres, ou les bidons pollués qu’il a utilisés pour le plafond du Lieu Unique, il les requalifie donc en «œuvres d’art». L’assistance rit. Encore. Alors Patrick Bouchain, avant le pot de départ et les politesses d’usage, envoie une dernière salve : «c’est nous qui détruisons au prétexte du développement durable ; il serait temps de faire de l’architecture avec un autre modèle,» dit-il.
Nous en sommes loin. La preuve réside justement dans cette collection manifeste*** qui est l’objet même du Global Award, dont les élus de Seine-Aval tirent tant de fierté et qui peine pourtant à démarrer. Le gîte d’Hermann Kaufmann à Chanteloup-les-Vignes ? Il a fallu emmener les entreprises françaises au Vorarlberg découvrir des techniques «courantes» là-bas – en Autriche ! – pour espérer réaliser le bâtiment. Carin Smuts a expliqué que «la concertation en Afrique du Sud et dans le Vexin» ne se passe pas du tout de la même façon et, de fait, sa proposition de ‘multi purpose centers’, soit un lieu communautaire ne paraissant jamais totalement achevé tant il a pour vocation d’évoluer tout le temps, a dû s’adapter au modèle français. Elle avait imaginé trois bâtiments, il n’y en aura qu’un, déjà figé avant même la pose de la première pierre, «pour des facilités de management». Les contraintes réglementaires de l’un et l’autre projets sont telles que les programmes ont pris du retard.
S’ils font montre de défiance face au ‘progrès’, les cinq architectes nommés de ce Global Award 2009 mettent tous l’accent sur l’éducation et la formation. «La principale préoccupation des architectes doit être d’enseigner l’art de construire et ceci doit être réalisé sans nostalgie,» assure Thomas Herzog. «Les architectes ont la possibilité de construire un monde où les relations sont de sujet à sujet, non de sujet à objet,» poursuit Sami Rintala (si ‘ice fishing’ est une forme d’éducation, méfiance cependant avec les tenants philosophiques très ‘chasse, pêche, nature et tradition’ de l’architecte finlandais. NdA). Les chantiers de Patrick Bouchain sont, quant à eux, des écoles de formation, au sens propre. «Sans éducation, je n’aurais jamais pu construire l’école de Gando, une structure complexe mais réalisée en terre avec des outils simples,» souligne Francis Kéré qui note que les élèves de cette école sont aujourd’hui parmi les meilleurs du pays, avec un taux de réussite au C.E.P. (certificat d’études primaires) supérieur à 90%, contre une moyenne nationale de 34%. «C’est ce qui fait l’architecture ; utiliser ce que j’ai appris chez vous pour travailler chez moi,» dit-il. C’est donc, in fine, un autre modèle de développement que proposent ces architectes.
Patrick Bouchain conclut avec cette anecdote. Pour la construction d’une école, il avait demandé aux élèves de réfléchir à la devise à inscrire au fronton de l’édifice. «Une petite fille africaine a barré le mot fraternité ; notre école est la seule en France avec la devise Liberté, Egalité, Eternité,» dit-il. La seule en effet.
Christophe Leray
*Le luddisme est, selon l’expression de l’historien Edward P. Thompson, un « conflit industriel violent » qui a opposé dans les années 1811-1812 des artisans – tondeurs et tricoteurs sur métiers à bras du West Riding, du Lancashire du sud et d’une partie du Leicestershire et du Derbyshire – aux employeurs et manufacturiers qui favorisaient l’emploi de machines (métiers à tisser notamment) dans le travail de la laine et du coton. La lutte des membres de ce mouvement clandestin, appelés luddites, s’est caractérisée par le « bris de machines ». (Wikipedia)
** La phrase exacte prononcée, difficile à traduire : « global juggernaut of progress ». Juggernaut : massive inexorable force or objet that crushes whatever is in its path. (Webster)
***L’ensemble des lauréats se verra confier la construction d’un bâtiment dans chacune des 51 communes associées, au travers de l’Epamsa (Etablissement public d’aménagement du Mantois Seine Aval), au projet Global Award. Ces 51 réalisations constitueront en 2058 « une Collection manifeste, un musée à ciel ouvert de l’habitat de la première moitié du XXIe siècle ».
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 8 avril 2009