Paul Andreu avait atteint un tel degré de maîtrise de son métier qu’il aurait sans doute pu le faire les yeux bandés, avec l’assurance et la virtuosité exceptionnelle que confèrent le talent doublé de l’habitude. Et si le danger devenait maximal à ce moment précis, quand le doute n’a plus sa place ?
Pour tout professionnel ambitieux, rien n’est plus redoutable que le talent naturel. Tout finit par paraître tellement simple, facile, évident qu’il est tentant de vivre sur ses acquis, d’user des mêmes ficelles, de passer moins de temps sur les dossiers, de les survoler, d’en faire toujours un peu plus.
A moins que, pour une raison ou pour une autre, la volonté de se dépasser l’emporte sur la force de l’habitude. Quitte, soudainement, après des années de facilités, à prendre des risques et vouloir reculer les limites du raisonnable. Pas de beaucoup. Non. Juste ce qu’il faut pour se montrer et prouver aux autres qu’entre la virtuosité et l’habitude, c’est bien la première qui continue de dominer.
Roi du monde des aéroports
Pendant longtemps, je pense que Paul Andreu a fait partie de ces hommes de talents qui, le temps passant, finissent par maîtriser si parfaitement leur métier et leur «client» qu’ils ne se remettent plus en cause. Au contraire, chaque dossier, chaque succès, ne fait que les conforter dans l’idée qu’ils font partie des meilleurs. Par choix ou par hasard, et sans doute un peu des deux, Paul Andreu est devenu ce grand architecte d’infrastructure que l’on connaît.
Pendant des années, il n’a fait que des aéroports et des terminaux mais il en a fait de très beaux et un peu partout dans le monde. Pas une année où il n’ait travaillé sur un projet, suivi un chantier ou fait simultanément les deux. Pas un projet où, sans doute, il n’ait été félicité et salué pour son talent par la direction d’ADP, son unique commanditaire qui se trouvait être aussi son employeur. Au point de devenir une figure rare : un architecte sans concurrent, sans équivalent, sans contradicteur. Parvenu au sommet, la solitude peut être immense. La lassitude, aussi.
Paul Andreu a fini par en avoir assez, par ne plus supporter d’être roi d’un aussi petit domaine. Lui qui aime tant peindre et écrire et se passionne pour le théâtre et la littérature a fini par estimer que rien ne le condamnait à n’être qu’un architecte d’entreprise producteur ad vitam aeternam d’aérogares.
Au terme de 28 ans de carrière et d’une cinquantaine de chantiers, il a décidé de se mettre à son compte et réaliser un nouveau projet pour ADP, mais cette fois-ci en tant que prestataire et non plus en tant que directeur de l’Architecture et de l’Ingénierie. Le terminal de Roissy devait conclure une première partie de carrière et en introduire une nouvelle.
Alors que les commandes s’accumulaient déjà, Paul Andreu était décidé à frapper fort. La valeur qu’il accordait personnellement à cet ouvrage de prestige ne pouvait qu’en faire une réalisation digne d’un savoir-faire exceptionnel accumulé au fil des ans et d’un talent qui jusque-là n’avait jamais été démenti. A vouloir en finir avec les aéroports, autant que ce fut en beauté.
Le grand basculement
Comment Paul Andreu vécut-il le passage de l’autre côté de la barrière ? Lui qui avait commandé pendant tant d’années, probablement imposé le plus souvent ses vues, comment parvint-il à trouver ses marques sur ce dossier ? Et le terminal relevait-il d’une «conception innovante et audacieuse», au point d’être «trop complexe» ou même «hasardeuse», comme l’ont noté les enquêteurs ?
Paul Andreu s’en défend. Sûrement, en toute bonne foi. Après tout, le terminal E n’était qu’une réalisation de plus. Peut-être légèrement plus compliquée. Encore que… Pour Paul Andreu, qui peut se prévaloir d’un nombre impressionnant de réalisations similaires, rien qui dépasse les limites du raisonnable. Le plus terrible est que cette réalisation qui devait parachever une première partie de vie fut bel et bien la dernière. On parle de chute pour désigner la fin d’un article. Ce fut ici un effondrement. Le cauchemar des architectes.
De cette épreuve, Paul Andreu s’est relevé, prouvant par là-même son extraordinaire combativité. Mais il en est ressorti profondément transformé. Après avoir atteint un niveau record de commandes entre 2003 et 2005, ce stakhanoviste forcené a par la force des choses levé le pied. De la culture mono-produit qui avait fait sa réputation, il a enfin accompli le rêve qui était le sien : sortir de l’univers aéroportuaire pour aborder d’autres domaines, tenter d’autres pistes, sans doute techniquement moins contraignantes mais artistiquement plus en phase avec l’esprit de ce polytechnicien hors norme.
Et, dans sa nouvelle vie, Paul Andreu a sans doute reconquis ce qui au fil des années avait fini par le quitter : le doute.
Franck Gintrand
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