Luc Weizmann a construit trois parmi les plus gros barrages fluviaux récents en France. Il s’agit d’un constat, pas de badges d’honneur dont l’homme des ouvrages d’art se passe très bien. L’architecte quant à lui forge ses réalisations avec les quatre éléments essentiels à la vie : le feu, la terre, l’air et l’eau. L’eau surtout, qui impose une logique de vérité, infinie, détaillée et poétique. Rencontre.
La première fois que j’ai rencontré Luc Weizmann, c’était en 2009 lors d’une visite de presse de l’unité de traitement des pollutions azotées de Seine aval, à Achères (78). Au-delà de la prouesse architecturale et technique de ces ouvrages immenses, ce qui m’avait frappé était l’échelle humaine partout présente dans des espaces pourtant démesurés et destinés à être quasi inhabités la plupart du temps.
«Ce bâtiment est un équipement public industriel traitant du vivant, conçu non pas pour l’homme mais pour les besoins de l’homme», expliquait alors Luc Weizmann, offrant qu’il s’agissait là d’un «hôpital à bactéries dans lequel le malade est l’eau, en quantités phénoménales». C’est donc avec l’homme que commence et finit son architecture.
Quand j’ai retrouvé Luc Weizmann le 9 mars 2018 à son agence un peu mystérieuse de la rue de la Folie-Régnault à Paris (XIe), l’eau, en quantités phénoménales, continue à être la matière première de sa pratique. De fait, c’est à Achères à nouveau que furent livrées et mises en service en 2017 les nouvelles unités de traitement biologique de l’usine d’épuration : capacité pour la file biologique, deux millions de m3/jour, 300 000 m3 pour la file membranaire, soit un débit de 47m3 par seconde. C’est la moitié de celui de la Marne.
Pour l’architecte, parler de l’eau est parler d’architecture. «L’eau a une logique géographique, topographique, gravitaire, avec laquelle on ne peut pas tricher alors que nous sommes à une époque où l’on cherche à séduire en s’arrangeant avec le réel, les images et la communication. L’eau, implique une obligation de vérité aussi bien à très grande échelle que dans le moindre détail technique», dit-il.
Luc Weizmann est un homme discret à moins que ce ne soit sa pratique qui, par son originalité même, le tienne à l’écart des raouts habituels de ses confrères. Ou est-ce sa façon de s’impliquer personnellement dans des contextes très vastes et complexes qui le tiendrait éloigné des discussions picrocholines dont les architectes sont friands ?
Il convient pourtant de rappeler que si le barrage du Mont Saint-Michel est son ouvrage le plus connu, Luc Weizmann ne construit pas que des ouvrages d’art. Il compte à son actif un hôpital psychiatrique, des logements, des équipements publics, des projets d’urbanisme mais sa ligne de vie le ramène toujours à l’eau, parmi les quatre éléments – eau, air, terre, feu – essentiels à la vie.
«Certaines hormones, par exemple liées à la pilule, sont quasiment impossibles à traiter, elles se retrouvent dans l’eau, vont rejoindre la Mer du Nord puis s’inscrire dans un cycle planétaire dans une inconscience généralisée. De l’infini petit d’une molécule à l’infiniment grand de la planète, tout est en résonance, tout est relié. Pour nous architectes qui travaillons le champ de l’espace, le cycle de l’eau permet une itération de toutes les échelles», dit-il.
Si Luc Weizmann semble apparemment loin de l’urbanité ordinaire, il en est pourtant aux premières loges. «Ce dont nous nous défaisons, comme le white spirit que l’on jette dans les toilettes, sort de notre conscience, mais ne disparaît pas pour autant ; nous évaluons souvent très mal les conséquences de nos actes. Notre travail d’architecte est de produire des objets servants. L’architecture est servante dans son essence même: pour nous, elle n’a pas besoin de séduire, mais plutôt de révéler une certaine nécessité de vérité», dit-il.
Il cite Philippe Stark : «quand on va dans une ville, regarder dans les poubelles». L’architecture est un métier noble mais il y a peu d’architectes pour s’occuper des fosses septiques de Paris.
Selon Luc Weizmann, «l’architecture est l’art de dessiner en cohérence les limites sensibles de l’espace, des échelles du territoire à celles des lieux d’intimité de la vie humaine…» Du coup l’échelle importe peu, il s’agit toujours d’un même travail : «tu dessines un verre, c’est l’espace du verre, tu dessines un territoire, c’est l’espace du territoire ; du micro au macro, l’univers est un tout. Le périmètre pertinent de la réflexion est lié au projet lui-même, dans une itération permanente des échelles, quasi-biologique», dit-il.
Et voilà comment un architecte se retrouve en amont de la Seine à participer à un projet d’aménagement territorial et paysager destiné à stocker des millions de m3 d’eau en cas de crues tout en poursuivant en aval le traitement de cette eau. C’est une forme de suite dans les idées dont la finalité affecte des millions d’habitants. Renvoyant à la molécule et à l’univers, Luc Weizmann constate que l’architecte est peu de chose dans cette relation. Tu dessines un univers, c’est l’espace de l’univers…
Pour ce type d’ouvrages, Luc Weizmann estime que sa fonction d’architecte est de réinterroger la commande puisque la première question posée est d’abord fonctionnelle. «Il convient en premier lieu de resituer la technique dans l’espace du réel sachant qu’il n’y a jamais une seule solution technique à une question posée contrairement à ce que l’on croit, et que le projet, quel qu’il soit, se nourrit aussi du lieu et de beaucoup d’autres choses», dit-il.
Le barrage du Mont Saint-Michel était ainsi une commande, au moment du concours, purement technique, «pour faire des chasses d’eau». «Or la réalisation d’ouvrages techniques est un acte culturel, ainsi que le pensaient les anciens, donc un acte d’architecture», assène-t-il, avant d’ajouter d’ailleurs ne connaître en technique que le minimum vital, «sinon nous serions tous des Léonard de Vinci».
Il doit insister pourtant pour convaincre de son devoir d’architecte. Pour le projet de construction d’une usine d’eau potable à Bamako, Mali, par exemple, il note qu’il n’y avait pas un seul critère architectural dans l’énoncé du cahier des charges. «Quel sens cela a-t-il sur le plan sociétal ? Il est hallucinant de ne pas penser à inscrire un tel équipement public urbain dans la culture d’une des capitales du Sahel. Sa fonction symbolique et sociétale est première tant la présence de l’eau, là, aux franges du désert, revêt une dimension vitale, donc profondément culturelle, touchant à la matière première du vivant». Parler de l’eau, c’est parler de la société.
Il demeure que dans de tels projets, il n’y a généralement qu’un architecte pour dix ingénieurs. Le premier est pourtant parfois entendu par les seconds. Luc Weizmann se souvient d’un ingénieur qui, à l’issue d’une compétition, vint le trouver en ces termes : «Je tenais à vous remercier pour votre intervention, nous étions enlisés et vous nous avez permis de gagner. Nous ne connaissons pas le métier de l’architecte, nous l’avons découvert». Ici ou là, les architectes ne doivent jamais négliger la pédagogie tant elle s’avère d’évidence partout nécessaire !
«Nous laissons beaucoup de projets dans les seules mains de l’ingénierie pour des ouvrages d’une durée de vie extrêmement longue, souvent trop vite, trop mal construits», poursuit Luc Weizmann. «Il faut apporter beaucoup d’énergie car l’architecte n’est pas attendu, il n’y a pas de commande pour l’architecture». Dit autrement, c’est «on fait un barrage, on veut le faire vite et pas cher, ne nous embarrassez pas avec l’architecture». Comme s’il était possible de dissocier fonction et architecture. C’est dire l’importance de la maîtrise d’ouvrage.
Il faut un maître d’ouvrage éclairé tel le SIAAP pour partager l’objectif de l’architecte de donner de la fierté à des métiers dévalorisés, au service des égouts et des eaux usées par exemple. Ainsi, pour le traitement de l’eau, Luc Weizmann utilise le mot ‘réparation’, «ce sont les conséquences de nos actes que l’on répare». Lui-même ne parle pas d’usines de traitement des eaux sales ou usées mais d’usines qui rendent une eau propre à l’environnement. Nuance ! Il lui faut pourtant convaincre…
«La préciosité de l’eau peut se donner à voir dans la qualité de l’architecture ; le travail de l’architecte est de donner du sens ; il est toutefois compliqué de communiquer sur ces projets. Cela dit, je me sens assez proche d’un Zumthor, dans ce souci du bien construire». Pour les employés du SIAAP, aller à l’usine comme d’autres vont aux thermes ? De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la modestie de l’architecte n’empêche pas l’ambition de l’homme de l’art.
Avec le Mont St Michel, Luc Weizmann eut pourtant ses 15 mn de célébrité. «Plus de 15 mn car ça continue», s’amuse-t-il. En effet, le barrage du Mont Saint-Michel est l’objet d’un nouveau reportage à chaque grande marée. L’architecte se garde alors de parler de chasse d’eau. Lui préfère retenir le jour où il avait fait la présentation de son projet aux moines et moniales de l’abbaye, qu’il avait pu visiter de nuit. Cette rencontre pleine de solennité eut lieu en 2009. Début 2018, l’architecte recevait encore une carte, signée de l’un de ces moines rencontrés ce soir-là et toujours à l’abbaye, le remerciant à nouveau. L’eau, l’air, la terre, le feu, tout ça… Au moins Luc Weizmann regarde le ciel !
La commande publique constitue son ordinaire. Pour l’extension de l’usine de biomasse de Nantes, par exemple, la collectivité a imposé un concours, avec l’appui de Frédéric Bonnet, urbaniste du secteur, mais cela reste exceptionnel. «Cela renvoie au problème du manque de culture architecturale généralisé alors même qu’il y a toujours pour ce type de projets un rapport original à la nature, au paysage, voire au land-art, à inventer», souligne Luc Weizmann.
Il remarque notamment que les structures des bureaux d’études sont en train de grossir, proposant de construire évidemment moins cher et plus vite… «Pour la suite, je ne suis pas sûr que la notion d’espace demeure privilégiée dans la commande», dit-il, notant encore que «la complexité administrative demande de la pugnacité», ce qui va sans dire.
Son inquiétude est à la mesure des enjeux mondiaux liés à l’eau. «Irriguer, gérer les crues et les inondations, amener l’eau potable, traiter les eaux polluées partout dans le monde, sont autant de projets urbains, paysagers, architecturaux», dit-il. Pour mettre de l’architecture dans ces projets, pour qu’ils aient du sens, Luc Weizmann estime que les architectes implantés localement, tel Francis Kéré en Afrique par exemple, ont un rôle essentiel à jouer, pour mettre en œuvre les matériaux disponibles, valoriser les savoir-faire locaux, souvent étonnants de créativité. Il parle de ‘réancrage’ de notre époque dans des valeurs profondes. «J’aimerais bien travailler la terre et le bois mais je coule du béton», dit-il sans ironie ou tristesse. Ce qui ne l’empêche pas de dessiner coques et résilles.*
Pour autant, il s’inquiète de la transmission d’un certain savoir-faire architectural pour ces «architectures de l’environnement» en regard des besoins immenses dans le monde en ce domaine. «Les architectes doivent s’emparer de ces sujets ; les élus et les ingénieurs ne découvrent qu’après coup à quel point l’architecture et le sens sont nécessaires», dit-il.
A la fin de notre conversation, l’architecte Luc Weizmann en revient à sa logique de vérité. «Il y a beaucoup de faux, de fragile, de décorum un peu partout sur la place publique. J’aime l’aspect patrimonial de ces ouvrages, comme un antidote à la fragilité des choses. Nous construisons du temps au travers de nos réalisations», conclut-il.
L’eau, une ressource architecturale inépuisable dans le temps et l’espace.
Christophe Leray
*Coques et Résilles Unité de post-dénitrification des eaux Seine-Aval. Luc Weizmann Architecte, par Olicier Namias Editions de l’Epure 20€.