De la ZAD à la Biennale d’architecture 2018, pour le collectif Encore Heureux, il ne se sera passé qu’à peine deux mois. Ces rois de la bricole vont donc représenter la France dans le grand raout bisannuel de l’architecture, aux côtés des stars japonaises, des vedettes scandinaves et autres talentueux sud-américains. Décalage ?
Le 6 avril 2018, un collectif d’architectes, de paysagistes, d’urbanistes et autres sociologues signaient une tribune dans Médiapart, pour défendre la valeur architecturale des constructions de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Parmi leurs chefs de file, Julien Choppin et Nicola Delon, fondateurs d’Encore Heureux en 2001, s’octroyant visiblement une parenthèse champêtre.
Il est donc paradoxal que les mêmes aient été nommés en octobre 2017 par les très sérieux ministères des Affaires étrangères et de la Culture pour représenter la France sous les ors de la 16ème Mostra d’architecture de Venise. Quelle épopée pour des architectes qui se sont d’abord fait connaître pour leur sens aigu de la débrouille !
Il y a de quoi s’interroger quant au choix pour représenter le pays d’une agence parisienne constituée de joyeux lurons, malins comme pas un, qui se sont fait connaître avec une théorie de la bricole et un engagement sur le réemploi.
Une plénitude de bons sentiments en plein dans l’air du temps. Sinon, pour l’agence, peu de constructions effectives, quelques lieux culturels, des expos et très peu de logements, le tout pour une agence qui fête cette année ses 17 ans d’existence. Ce qui pose la question de l’échelle des lauréats choisis par rapport aux enjeux de la fiesta de Venise. Que veulent ainsi par ce choix signifier au monde les institutions françaises ?
La Biennale d’architecture de Venise a par définition lieu une fois tous les deux ans et constitue la grande vitrine de l’architecture mondiale, mais pas de l’architecture mondialisée. Elle a attiré 260 000 visiteurs lors de sa 15ème édition, en 2016, pendant laquelle le pavillon français avait été confié à Obras associé au collectif AJAP 14 sur le thème «Nouvelles richesses» pour répondre au mot d’ordre «nouvelles du front» d’Alejandro Aravena.
Il y a deux ans, déjà, la France, dont l’hymne national est pourtant un chant guerrier, n’avait montré que peu d’entrain sur le front international. Elle persiste et signe cette année.
Il y a fort à parier que tout ce que la planète architecture fabrique de chic, de choc, de cher sera réuni à quelques encablures de la lagune pour crâner avec des musées, des tours, des équipements… Et nous ? Encore Heureux fera du pas-si-neuf avec du pas-si-vieux en réemployant les matériaux du Studio Venezia mis en place en 2017 par l’artiste Xavier Veilhan lors de la 57ème Biennale internationale d’Art de Venise.
Voir le pavillon contemporain des Pays-Bas, ou deuxième pavillon à gauche pour les Chinois, ou quatrième stand à droite pour les Américains ! Excusez du peu mais nous allons avoir l’air un peu minus à présenter les très avant-gardistes 104 (Paris), Grands-Voisins (Paris), le 6B (Saint-Denis) ou la bien nommée Ferme du bonheur (Nanterre). En somme, de hauts lieux de la gentrification parisienne qui inventent beaucoup moins qu’ils ne le prétendent… Voilà ce qui donne des armes pour lutter contre les grandes agences étrangères. Après, d’aucuns s’étonnent qu’à chaque fois qu’un maxi-concours est lancé quelque part dans le monde, les mangeurs de grenouilles restent sur la touche.
Il faut dire que le mot d’ordre «Freespace», lancé par les architectes irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara, de l’agence Grafton, n’a pas de quoi effrayer les chantres du toit en chaume du monde entier. «Espaces libres», «lieux de gratuité», l’architecture internationale va-t-elle si mal pour ne pas proposer de nouvelles idées ?
En ces temps de «zadisation» de nos contrées, avec Encore Heureux, le risque est grand pour les Français de se voir coller une étiquette d’anarchistes bricolos qui construisent en pneus recyclés. Manquerait plus que les visiteurs viennent un jour de grève d’Air France. Jusqu’à preuve du contraire, Gehry, Foster, Hadid, et même Grafton ne construisent pas en cagettes. Quant à Shigeru Ban, il proposait bien plus que des huttes en carton au bord du périphérique comme réponse à l’hébergement d’urgence.
L’architecture a évidemment à voir avec la fabrication de la ville. Or, la création de la cité est l’enjeu peut-être majeur de la politique, car elle gère la société et intéresse ceux qui la composent, notamment au travers des opérations de logements. A une époque criblée par les guerres et le dérèglement climatique, grand nombre de pays, partout dans le monde, doivent s’occuper de flots migratoires problématiques. Il est bien beau de vendre un événement tel la Biennale d’architecture comme «politique», c’est un mot qui fait venir beaucoup de visiteurs. Mais au regard des premières images annoncées, il faut se demander si l’Institution ne se trouve pas déconnectée des vrais problèmes du monde. Politicienne la Biennale désormais ?
Il y a six mois, l’Equerre d’Argent était décernée à un PPP signé Renzo Piano pour un grand équipement public, le jury balayant ainsi d’un revers méprisant de la main la question du logement. Le choix des architectes retenus pour réaliser la vitrine de l’architecture nationale est la suite logique de ce fiasco, les architectes Encore Heureux ne reflétant que bien partiellement la production française. Car ici, le jury, a choisi des concepteurs peu familiers de l’exercice du logement, sujet trop sérieux sans doute, lui préférant des sujets tendances et inoffensifs.
La semaine dernière, Roland Castro, encore bon pied bon œil malgré ses, presque, 78 ans au compteur, négociait, avec la véhémence qui est la sienne, sa mission au sein de la Métropole du Grand Paris. Depuis ses débuts, les écoles ont pourtant délivré une palanquée de diplômes. Même l’autre Castro, celui du bout du monde, a fini par laisser sa place. Comme le nôtre est ambidextre, il se sera contenté de changer de main.
Où est la relève, celle qui s’engagerait, qui ne se noierait pas dans des effets de mode, qui se souviendrait du rôle de l’architecte, à la fois constructeur, sociologue et poète de la matière ? Ils sont où ces architectes qui se battront autrement qu’à coups de pétitions virtuelles signées rapidement avant d’aller se coucher pour, le lendemain, signer cette fois sur du papier, un contrat avec Vinci, Bouygues ou Nexity ?
Le choix d’Encore Heureux, en tout cas, en dit long sur tous les paradoxes qui animent en ce moment la mission des architectes, écartelés entre la défense de l’architecture d’une ZAD comme nouveau lieu de vie (les toilettes sèches existaient quand même bien avant le projet d’aéroport) et l’opposition à la loi ELAN.
De fait, la friche nantaise investie illégalement cumulait nombre de principes urbains et constructifs, théorisés et réfléchis a posteriori, exactement inverses à ‘l’architecture de qualité pour tous’ prônée par les opposants à la loi ELAN. Car, jusqu’à preuve du contraire, on ne construit rien de qualitatif et pérenne avec de vieux bouts de pneus empilés et même pas bio !
Il convient pour finir de noter la schizophrénie de l’Etat français, qui détruit violemment les constructions de la ZAD au bulldozer avant d’envoyer les mêmes constructeurs le représenter à Venise. Les visiteurs mondialisés à la recherche d’agences pour le futur grand concours international du siècle seront sans doute impressionnés !
Alice Delaleu