Les migrants sont au cœur de l’actualité. Chassés par des difficultés devenues insoutenables, ils envahissent Montreuil et Pantin, voire Boulogne-Billancourt et Neuilly. Pour faire passer la pilule de l’exode forcée, rien de mieux que de se raconter des histoires.
Il y a les métropoles et leurs immédiates banlieues qui, en quelques décennies, sont passés de lieux non fréquentables pour le citadin à «territoire de vie» idolâtré, adoré et marketé par toute une classe de néo-banlieusards dont les moyens financiers ne leur permettaient plus de rester dans la grande ville.
Malgré tous les efforts annoncés, dont il est permis de douter, fournis depuis cinq ans par les édiles parisiens, la vie citadine dans la capitale est encore devenue un peu plus hors de prix pour les jeunes actifs, employés moyens, fonctionnaires et autres professions libérales.
A l’instar de l’exode rural des pays du Sud, les métropoles mondiales connaissent-elles depuis quelques dizaines d’années un exode urbain, aussi appelé gentrification, pour faire-plus-cool-à-la-terrasse-du-bistrot ? Il faut dire qu’aux alentours de 1 200€/m² pour un T2 dans des quartiers à l’est de Paris, le jeune travailleur est d’un coup pris d’une irrépressible envie de fuir aux Lilas.
Dans les faits, les classes moyennes et ouvrières ont commencées à quitter la ville depuis l’après-guerre. Certes l’attrait du pavillon de banlieue n’y était pas pour rien mais aussi, déjà, la hausse des loyers, bien qu’encore encadrés. Désormais, les quartiers dits faubouriens n’existent donc plus vraiment, les habitants de Paris étant très à l’aise financièrement tandis que l’ouvrier et la femme de ménage ont déserté même les quartiers les plus populaires.
C’est ainsi que les premiers migrants urbains se sont installés de l’autre côté du périphérique. Au début, la gentrification semblait avoir du bon car, pour les villes d’accueil, elle rimait avec moins d’insécurité, moins de chômage, des professions libérales un tant soit peu cultivées et des comptes en banque pas déjà vides dès le 10 du mois. Une nouvelle population facile à vivre.
Le gentrificateur a été vu comme un gentil bobo qui, dès son arrivée, s’intègre d’abord puis s’approprie la ville. Sauf qu’il a importé avec lui sa culture mondialisée. La gentrification, c’est donc aussi l’homogénéisation des pensées, des modes de vie et des modes de vivre dans la ville. A cause de la gentrification, de cette imposition d’une culture urbaine et citadine, les populations locales et leurs mœurs anciennes, sinon étranges, ont été progressivement exclues de l’espace urbain avant d’être, littéralement, mises à la porte. Faire disparaître les épiceries locales, c’est comme déforester l’Amazonie.
Dès lors, pour les migrants de l’exode urbain, le traumatisme du voyage – devoir passer une sorte de frontière – s’est résorbé puisque les gentrificateurs, tout comme les défricheurs de forêts vierges, recréent un macrocosme qui leur correspond, le voisinage redevenu le même qu’avant, les goûts et les couleurs, partagés.
Les gentrificateurs se sont installés comme si tout leur était dû, expulsant sans vergogne les commerces qu’ils imaginent populaires, voire louches, pour y mettre des épiceries bio, des vendeurs de cactus et des bistronomiques sans imagination. Peut-être parce qu’eux-mêmes sont les pauvres des autres, ils ne tolèrent que difficilement les moins bien lotis qu’eux. Ce n’est pourtant pas ce qui manque autour d’eux !
Si le terme en lui-même est plutôt perçu comme péjoratif, finalement, le gentrificateur ne le vit pas comme tel. Le syndrome du «sauveur» ? Le gentrificateur néo-banlieusard, évangéliste en baskets de marque, n’est pas long à faire du prosélytisme, ramenant dans ses valises le bien-vivre, le bien-manger, le bien-éduquer, le bien-habiller, le bien mieux en somme.
Il en va même des camps de gentrificateurs comme des camps des migrants. Point de Sidonie à Montreuil dans sa limite nord avec Rosny-sous-Bois. Là le quartier est mal fréquenté et puis pas de métro à moins de 5 min à pieds ! Or, si le gentrificateur a tout de même quelques exigences toutes citadines, des bistrots, le métro, des théâtro, il oublie qu’il est lui aussi tout aussi migrant que le gentrifié. Sans doute parce qu’il s’agit d’une voie à sens unique car le nouvel arrivant, jeune et éduqué, pourra encore améliorer son pouvoir d’achat et quitter son Pantin à la première occasion. Du moins il pourra en rêver tant ses enfants risquent plutôt de poursuivre le même chemin que lui pour il ne sait pas encore où….
En réalité, c’est la communication des élus et des promoteurs qui a longtemps donné à penser que le gentrificateur était un être «cool», un gentil. D’ailleurs «Genty» en anglais, d’où vient le mot gentrification, vient de «gentil», en français lointain…
Cependant, ces dernières années, le gentrificateur a moins bonne presse car des villes comme Lyon, Bordeaux ou Marseille prennent la mesure de l’ampleur de phénomènes qui bousculent les jeux politiques. A Arles par exemple, avec l’arrivée fracassante de la fondation Luma, à seulement quelques mois des municipales, les habitants s’alarment. A tort sans doute puisque se propose à eux un ancien homme de radio et de télévision, Patrick de Carolis, candidat tout ce qu’il y a de vernaculaire à la mairie de la capitale de la Camargue. S’il n’est pas élu, on dira qu’il s’est échoué sur la plage après une dangereuse traversée du désert.
A New-York, les habitants du Queens se sont révoltés, et ont gagné, contre l’arrivée du siège d’Amazone, qui aurait constitué un point d’entrée pour le processus de gentrification de cette partie populaire de la ville. Il n’empêche que New York, qui perd 277 habitants par jour, notamment chassés par la hausse des loyers, est la ville la plus désertée des Etats-Unis (Le Monde 16/09). Cela correspond à plus de 100 000 personnes par an. Une migration ? A Londres, un café rétro dédié aux céréales du petit-déjeuner dans le quartier de Shoreditch, s’est fait attaquer à coup de jets de peinture rouge et de graffitis menaçants : «Cereal Killer Cafe». Ce qui n’a rien changé. Paris a perdu 0,5 % de sa population par an depuis 2011 (Le Parisien décembre 2018), soit 12 000 habitants chaque année, soit depuis 2011 la population d’une ville comme Le Mans !
Il est ici question de la vaste hypocrisie qui règne autour de ce phénomène-là de migration et des effets dévastateurs qui l’accompagnent. Car les villes prisent d’assaut en périphérie en sont très heureuses, l’insécurité baisse de facto, les prix montent et les taxes aussi. Le tout sous couvert d’une hypothétique mixité sociale et de lien vers autrui cependant que Montreuil et Pantin font les choux gras des écoles Montessori et des écoles privées, pas vraiment socialement mixtes celles-là.
Mais l’exode urbain est en route aussi vers les beaux quartiers, les nouveaux riches mais pas assez riches pour acheter ou louer à Paris se replient sur les villes de la petite couronne des Hauts-de-Seine, chassant les anciens riches pas assez riches désormais pour rester – ils ne peuvent plus ni acheter ni louer – et qui prennent à leur tour la route de l’exode en deuxième couronne, etc.
La gentrification est donc antisociale, mauvaise pour la ville et la vie dans la ville. Le paradoxe est que cette migration forcée continue d’être présentée comme une pratique positive, bonne pour la cité d’accueil. Certes, la nouvelle qualité de vie, la nouvelle esthétique des habitations, etc. des nouveaux venus seront favorisées, voire exaltées, mais, ceux qui perdent leur logement et leur mode de vie sont occultés par ce discours.
Dans le langage, cette réalité a disparu, elle est effacée par un discours qui présente au contraire la gentrification sous un jour positif, à tel point que les déclassés économiques de la capitale chassés sur les routes de l’Ile-de-France ont l’impression d’être des vainqueurs.
Alice Delaleu