Le 18 octobre, avant d’aller jouer avec les petits enfants à la Cité de l’architecture, Franck Riester, ministre de la Culture, afin d’inaugurer comme il se doit les journées du Patrimoine, a tenu dans un grand discours* à mobiliser la profession autour de quatre grandes «priorités», soit autant de «chantiers». L’innovation architecturale au service de la transition écologique, c’est comme si c’était fait. Explication de texte.
Dans le cadre solennel de la Cité de l’architecture, le ministre n’y est pas allé par quatre chemins et, déterminé, a proposé rien moins que «quatre grands chantiers», qui valent ce qu’ils valent. Mais, s’adressant à des architectes, les mots ont un sens. Pour un architecte, le chantier démarre quand les études sont terminées, le permis de construire déposé, les plans signés et l’équation financière résolue. Dit autrement, pour un architecte, le chantier commence quand déjà une très grande partie du problème est réglée. Il sait qui fait quoi, quand, comment.
Mais quand le ministre parle de ‘chantier’, en fait, tout est encore à faire. Preuve en est qu’au fil de son inventaire, Franck Riester invite à «réfléchir», invente un nouvel «observatoire», attend les résultats d’une nouvelle «commission» ad hoc, s’inquiète de l’employabilité des impétrants, use des verbes au futur (visera), etc. Ce qui signifie que rien n’est encore ni pensé ni décidé ni arbitré.
Les optimistes se diront qu’il est encore temps d’influencer la politique nationale de l’architecture, si tant est qu’il y en existe jamais une. Les pessimistes relèveront que depuis plus de deux ans que nous avons basculé dans le nouveau monde, s’il faut sans attendre commencer de nouvelles études pour définir cette politique – le ministre invite d’ailleurs les architectes à l’aider pour les priorités – il va couler beaucoup d’eau sous les ponts de la Seine avant une quelconque mise en chantier, avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit !
D’ailleurs le premier de ces chantiers est, pour le ministre, de «continuer à populariser l’architecture par l’apprentissage du regard». Vaste programme ! Et l’apprentissage du regard, encore plus fort que l’intelligence de la main ou la mémoire de l’eau. Puisque l’architecture nous entoure à chaque instant, de citer Paul Valéry, «nous ne pouvons [lui] échapper». Et le ministre de se faire lyrique : «Si ne nous pouvons lui échapper, encore faut-il apprendre à regarder. Bien souvent, il suffit de lever les yeux».
Ca tombe bien, «Levez les yeux» est justement le nom de l’initiative «lancée avec le ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse». L’objectif ? Sensibiliser à l’architecture les 13 millions d’élèves, de la maternelle à la terminale. «Car nous devons éduquer les regards, dès le plus jeune âge», assène le ministre. Ha bah oui, c’est vrai, les profs n’ont que ça à faire. Ils sont au courant d’ailleurs ? Les voilà qui vont encore lever les yeux au ciel ! Sinon pourquoi ne pas créer des demi-postes, à ce jour en effet inexistants, de sensibilisateur à l’architecture ? Dans les maternelles, mieux que les Pokémons !
Cela vaut d’ailleurs aussi pour le grand public. A ce titre, Franck Riester – il dit beaucoup ‘Je’ dans son discours mais chacun comprend bien qu’il parle au nom du ministère évidemment – souhaite mettre en place un «portail national participatif» intitulé «France-Architecture» qui permettra de recueillir «toutes les données relatives à l’architecture telle qu’elle se pratique aujourd’hui dans notre pays et de mieux faire connaître cette réalité, loin des clichés».
Parce que «France-Architecture», question cliché, ce n’est pas fortiche ? Et puis quelle ambition : «TOUTES» les données ! Sous forme de big data par exemple ? TOUTES les données relatives à l’architecture du pays… il en a parlé aux GAFA notre ministre de la Culture qui entend réinventer l’encyclopédie ? A l’heure de Wikipédia, combien de divisions de fonctionnaires au ministère ?
Le deuxième chantier – mais chacun a compris que Franck Riester ne veut pas dire ‘chantier’ mais projet, et encore… – visera une «meilleure adaptation des formations et la modernisation des conditions d’exercice» car le ministre est «conscient de l’importance cruciale de cette question pour l’avenir de la profession».
Le ministre met d’ailleurs en exergue le souci constant «d’améliorer l’employabilité des jeunes diplômés de nos écoles, tout au long de la vie, et aux différents niveaux de formation, au regard des évolutions de la profession». Ha l’emploi des jeunes, un souci constant ! Donc, pour le ministre bienveillant, les 20 écoles nationales d’architecture sont des sortes d’AFPA au service de la profession. Voilà donc pour la grandeur de la formation architecturale en France.
D’ailleurs, poursuit-il, «l’année 2020 verra la mise en place d’une mesure de premier plan : celle d’un schéma national de l’offre de formation, de la recherche et de l’expertise, qui mettra en valeur la réussite collective du réseau national des écoles nationales supérieures d’architecture». L’AFPA + l’ANPE, la formation architecturale est sauvée. On en reparle dans cinq ans quand Franck Riester sera reparti planter des fromages à Coulommiers.
D’ici-là, au moins une mesure concrète avec le lancement, dès cet automne, de la 2ème série de labellisation «chaires partenariales de recherches», laquelle illustre la volonté du ministère «de renforcer les liens entre les formations, l’univers de la recherche et les acteurs économiques». Les mots-clefs sont acteurs économiques. Il peut être argué que les écoles d’architecture française ne manquent pas à ce jour de relations entre elles et avec l’univers de la recherche, même si sans doute ces relations peuvent toujours être améliorées.
Mais les acteurs économiques, que le ministre se garde de citer, seront ravis de rentrer dans les écoles d’architecture. Ils y sont déjà mais le tapis rouge fait toujours plaisir. Surtout que la récente loi sur l’apprentissage permet aux entreprises désormais de délivrer des diplômes d’Etat. A quand un diplôme d’architecte d’Etat délivré par le centre de formation de Bouygues, comme Renault forme des mécaniciens ? Voilà pour cette première mesure.
En voici une autre : «Je suis aussi attaché au lien entre patrimoine et architecture. C’est pourquoi je lancerai en juin 2020 les premières Assises nationales des écoles d’architecture, consacrées au lien entre architecture et patrimoine, en réponse à la demande grandissante d’interventions sur le bâti existant, avec l’appui de l’Ecole de Chaillot».
Des Assises nationales des écoles l’architecture, qui forment les architectes de demain, consacrées exclusivement au patrimoine ? Voilà qui nous projette tous à fond vers l’avenir avec des moteurs à poussière. Et pourquoi pas des Etats généraux consacrés à l’architecture napoléonienne ? Et si les écoles décidaient toutes seules ce à quoi elles aimeraient consacrer leurs Assises nationales, c’est possible ?
Foin d’ironie puisque le ministre en profite pour saluer la création à l’école nationale supérieure d’architecture de la Villette «de la chaire la ‘Preuve par 7’, initiée cette année par l’architecte Patrick Bouchain, Grand Prix de l’urbanisme 2019, en partenariat avec la communauté d’universités et d’établissements Hesam». Bouchain ou l’art de la récup !
Preuve de sa bienveillance, le ministre insiste vouloir «accompagner les organisations professionnelles dans les évolutions importantes que traverse le secteur actuellement». Dans un discours de cinq pages, le sujet est littéralement expédié en une ligne et demie et nous n’en saurons pas plus de ces «évolutions importantes». Mais les architectes auront compris qu’ils ont un compagnon de route.
Par contre, souhaitant dans la foulée féliciter le lauréat de la 17ème Biennale d’architecture de Venise en 2020, il faut au ministre de la Culture au moins cinq lignes pour enfiler les poncifs comme les perles d’un collier en toc. «L’équipe dirigée par Christophe Hutin illustre des principes d’action qui s’inscrivent dans la tendance grandissante à valoriser l’expérimentation, à inclure les habitants dans la coconstruction du projet, à privilégier une architecture de la frugalité», dit-il. La tendance, grandissante en plus ? Coconstruction ? Frugalité ? Quelle audace ! ‘So fashion’ ! Le ministre reste cependant prudent : «sans que ce modèle d’exercice soit unique, il est émergent».
Après les vœux pieux de Bisounours, retour sur le terrain. «Quelles que soient ses formes, l’architecture est aussi une activité économique, qu’il nous faut mieux connaître et soutenir au même titre que l’ensemble des autres filières professionnelles liées au ministère de la Culture. Nous devons en particulier renforcer la capacité du ministère à connaître les réalités de la discipline et de la profession».
Parce que le ministère de tutelle des architectes depuis au moins quarante ans ne les connaît toujours pas les réalités de la profession ? Au point que son ministre en poste doive bégayer d’incompétence deux fois en deux phrases ???? Vite une commission ! Un observatoire ! Que dis-je, une charte ! Architectes, si vous voulez «renforcer la capacité du ministère» à savoir qui vous êtes, vous pouvez lui adresser vos courriers rue de Valois.
Bingo : «Pour ce faire, j’ai demandé aux services du ministère de réfléchir (Réfléchir !!!) à la mise en place d’un observatoire de l’architecture (un autre observatoire !!!) qui collecterait l’ensemble des données (L’ensemble !!!) qui s’y rapportent, notamment celles concernant la rémunération des architectes, l’évolution de l’insertion professionnelle des jeunes diplômés ou encore à l’accès à la commande architecturale».
Bref il faut à nouveau réfléchir, observer, collecter l’ENSEMBLE des données. Quant à l’accès à la commande, de laquelle parle le ministre ? De la commande publique qui ne commande plus rien ? En tous cas, il ne dit lors de son discours pas un mot de la commande privée qui pourtant dicte sa loi à l’architecture. Mais le ministre, à la Cité de l’architecture, n’a sans doute pas voulu prononcer de gros mots.
Enfin, le ministre entend affirmer la souveraineté culturelle du pays puisque l’architecture française «est l’un de nos secteurs d’excellence». Avec le ministre de l’Europe et des Affaires Etrangères, a été conçue une «stratégie» qui consiste à «accompagner et diffuser les agences», ce qui n’est pas une stratégie. C’est l’occasion d’apprendre que, «attachée à diffuser l’esprit et la singularité culturelle, géographique et historique de la culture d’un bâti de qualité», la France a rejoint les ministres de la culture signataires de la déclaration de Davos sur la culture du bâti. Voilà qui est utile. Si la culture du bâti de qualité a été entérinée à Davos, respect ! Il était donc du voyage le ministre…
Son troisième ‘chantier’ consiste en une approche interministérielle «pour mieux asseoir l’architecture comme levier de cohésion et d’attractivité territoriales». Excellente idée. En vertu de quoi, le ministre commence par nous parler longuement des DRAC, qui sont de son seul ressort, avec une nouvelle «stratégie territorialisée» ? Notons que trop de stratégies tue la stratégie et devient de la tactique ou, dit autrement, de la politique politicienne.
Mais pour en revenir à la «dimension interministérielle à l’appui de notre action sur les territoires», avec cette fois la ministre de la Transition écologique et solidaire ainsi que le ministre chargé de la Ville et du Logement, Franck Riester a annoncé le lancement d’un groupe de travail pour «garantir la qualité d’usage et la qualité architecturale des logements sociaux»
Les mots-clefs sont logements sociaux. Pourquoi avoir réduit le sujet ? Serait-il impossible de garantir la qualité de tous les logements ? Trop risqué dans le privé ? En dehors du champ de compétences de trois ministères réunis ? L’objectif est ambitieux : «Cette réflexion […] devra aboutir à une charte des bonnes pratiques, en construction neuve comme en réhabilitation». Une autre charte ! Trop de chartes …
Au moins la présidence de ce groupe de travail interministériel est confiée à Pierre-René Lemas qui, ancien président de la Caisse des Dépôts (CDC), connaît parfaitement les enjeux contemporains de l’architecture et saura aussi bien aborder les sujets de fond que débarrasser la politique de ses oripeaux de la communication. Les propositions de ce groupe seront communiquées au ministre au printemps et s’ajouteront aux conclusions des multiples commandes de rapports qui attendent sur son bureau, dont ‘Valeurs d’architecture’ qui vient de lui être remis par Marie-Christine Labourdette, présidente de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine
Le ministre ne pouvait pas terminer son discours sans faire montre de la nouvelle vocation d’écoute du gouvernement. «Les projets participatifs locaux et le dialogue entre architectes et citoyens ont donc vocation à être développés. Je pense par exemple aux démarches locales de médiation architecturale, dans l’esprit des résidences et permanence d’architectes, ou encore des tiers lieux». Bla bla bla bla bla…
D’ailleurs les architectes «sont les mieux placés au sein des métiers de la construction pour mener à bien cette transition vers un bâti plus sobre et plus respectueux des grands enjeux environnementaux d’aujourd’hui et de demain». Voilà qui caresse dans le sens du poil sans manger de pain. Preuve de sa bonne volonté, le ministère de la Culture «encourage les architectes à investir les centres urbains et à s’appuyer sur le bâti en place pour développer des formes innovantes d’habitat et d’espaces de vie». Ha, parce que ce sont eux qui décident ?
«Toutes ces mesures», le ministre en est convaincu, «sont de nature à mieux valoriser l’architecture». Sans doute mais «valoriser» l’architecture n’est pas le sujet, c’est l’architecture le sujet.
Comme le ministre lui-même ne veut pas s’y perdre, il souhaite en conclusion «que le ministère de la Culture puisse réunir autour de lui régulièrement les architectes dans toute la diversité de leurs pratiques et échanger avec eux sur les priorités de cette politique publique, à [ses] yeux, essentielle».
Voilà, c’est à son honneur de vouloir échanger sur les priorités de cette politique publique – y aurait-il une politique non publique ? – mais disant cela il indique qu’en effet, de réunions régulières il n’y avait pas, et que les priorités, il ne les connaît pas encore. En clair, il n’y a pas à ce jour de politique de l’architecture. Pour les chantiers à l’arrache, c’est bien parti. Et les optimistes peuvent encore rêver.
Christophe Leray
*L’intégralité du discours du ministre de la Culture