Au fil du temps, des dossiers sont ouverts, parfois sur des sujets périphériques, avec l’idée qu’il y a là peut-être matière à creuser. Et puis le temps passe et quelques-uns de ces dossiers n’atteignent jamais le haut de la pile, question de priorité. En témoignent ces cinq éditos auxquels vous avez (presque) échappé en 2021
Un ABF au pilori
Le 24 mars 2021, dans Le Parisien, édition de l’Oise, un titre : « Épouvantail », « diktat »… la fronde des élus contre l’architecte des Bâtiments de France. Fichtre !
L’article décrit par le menu l’origine d’une motion, inédite de mémoire, signée par quelque 230 élus, contre le « gardien du temple » du patrimoine du département, accusé d’avoir recours à un « blocage systématique » des projets, qu’ils soient municipaux ou qu’ils émanent de particuliers.
Signée par 230 élus, toutes couleurs confondues, ce n’est plus une motion mais une fronde. Et volent les noms d’oiseaux traduisant l’exaspération visiblement à son comble des édiles. « Nous ne pouvons plus tolérer ces injonctions. L’actuel architecte […] complique, bloque ou alourdit financièrement de nombreux projets de toute nature » : Aie ! « Depuis plus de dix ans qu’il sévit dans l’Oise, il est devenu l’épouvantail des maires. Il y a quelque chose qui relève de l’Ancien Régime dans cette conception d’une administration qui n’a de compte à rendre à personne. L’ABF […] a acquis droit de vie et de mort sur tout projet urbain ou architectural dans l’Oise, parce que tel est son bon plaisir » : Aouch ! « Il se fait plaisir sur le dos du contribuable » : Aie aie aie ! « Je me demande même s’il n’y prend pas du plaisir. Dans ma commune, je vois des gens à bout, avec des permis refusés à cinq reprises, à tel point que parfois leur maison se retrouve en situation de péril. Certains n’en dorment plus la nuit ». Ouille ! Bref un homme qui a la confiance des gens pour lesquels il est en mission !
Les lecteurs de Chroniques connaissent le rôle de l’ABF et nombreux sont ceux qui raconteraient volontiers des histoires de cet acabit. Il y a aussi, le plus souvent, des collaborations réussies et fructueuses. Mais la situation décrite par Le Parisien est hors normes.
L’article se termine en expliquant que les signataires, à bout, réclament notamment, « des interlocuteurs renouvelés » et « un réexamen radical et rapide des trop nombreux dossiers en souffrance dans nos communes ». Avant de conclure que, selon l’Unité départementale de l’architecture et du patrimoine, un dialogue aurait été engagé avec l’Union des maires de l’Oise (UMO) pour « rechercher les pistes d’amélioration ».
Alors voilà, à la rédaction, nous n’aurions pas été malheureux d’en savoir plus sur ces pistes d’amélioration, et de voir où elles menaient ces pistes, et bien sûr de faire le point du sort de cet ABF vilipendé mais apparemment sûr de lui. Et puis le temps a passé.
Le logement social à 80% d’efficacité comme un vaccin
Que signifie « logement social » quand entre 70 et 80 % de la population française est aujourd’hui éligible à un logement social ou intermédiaire ? Logement tout court, ça ne marche plus ? C’est en tout cas une proportion qui n’a aucun sens à l’échelle du pays. Si le logement « social » est destiné aux pauvres, cela signifie-t-il qu’entre 70 et 80 % de la population est pauvre ? Elle est pourtant éligible au logement social. Quelque chose ne colle pas.
Dans un pays normal, il n’y a aucune raison que les infirmiers, les profs, les policiers, les chercheurs, les architectes salariés, les fonctionnaires de la mairie, les employés de bureaux, etc., bref la classe moyenne, ne puissent pas avec leur salaire se loger selon leurs vœux, où ils veulent et comme ils veulent. Or, c’est parce que leurs salaires sont bas, tirant avec eux vers le bas tous les salaires y compris ceux du privé, que l’État se sent contraint de leur ouvrir les portes du logement social.
Il devient alors de la responsabilité de l’État de construire du logement social en nombre suffisant et ce n’est évidemment jamais suffisant quand 70 % de la population est éligible ! CQFD. Pendant ce temps-là, tandis que les salaires continuent de baisser en proportion des coûts du logement, de plus en plus de gens deviennent éligibles au logement social, ce qui permet de maintenir des salaires bas.
Il s’agit à coup sûr d’un problème structurel et non conjoncturel quand 70 % d’une population donnée est éligible au logement social. La preuve qu’il y a un problème avec les salaires est que l’État doit compenser le coût du logement via des allocations logements en tout genre et au travers d’une variété souvent arbitraire de loyers dont les acronymes sont déjà en eux-mêmes stigmatisants. Sans parler des chèques-cadeaux distribués comme des aumônes aux gens qui travaillent : chèque-restaurant, chèque-vacances, chèque-énergie, chèque-culture, chèque-alimentaire, j’en oublie sans doute et aujourd’hui le nouveau chèque-Inflation inventé par Macron. Des chèques à l’heure de la start-up nation ?
Donc, si je comprends bien, l’État et avec lui la société française préfèrent payer mal leurs employés quitte à les subventionner ensuite. Je me souviens quand le salaire d’un policier, d’une infirmière, d’un enseignant, permettait à lui seul de loger et nourrir une famille et d’envoyer les enfants à l’école républicaine. En une génération à peine, deux salaires n’y suffisent plus. Mais bon, pour couper dans les profits vertigineux du CAC 40, à l’impossible nul n’est tenu.
Alors voilà, puisqu’il est souvent question de logement de nos colonnes, nous aurions bien aimé à la rédaction développer plus avant le sujet mais le temps a passé.
Le concours Faire 2021
Pour cette compétition, organisée par le Pavillon de l’Arsenal à Paris, c’était simple.
« FAIRE invite architectes, créatrices et créateurs, designers, ingénieurs, paysagistes, urbanistes…, émergent.e.s, étudiant.e.s ou confirmé.e.s. à interroger les modèles existants incompatibles avec la transition écologique et sociale, à révéler ceux à accompagner dans leur adaptation urbaine, à régénérer les externalités négatives et enfin à imaginer des solutions nouvelles hybrides et reterritorialisées ».
Yep !
Une seule phrase sans queue ni tête, sans parler de l’écriture inclusive (il n’y a pas d’ingénieur.e.s ?) …Vous avez dit Charabia ?
Pour participer, il suffisait cependant d’envoyer une courte présentation « de votre projet, de votre équipe, du calendrier de développement de votre projet, de vos besoins et de vos attentes ». Lequel projet avait vocation à être analysé par « une large commission d’experts » avant d’être éventuellement « auditionné par un jury réunissant les partenaires de FAIRE et un collège de lauréats des précédentes éditions ».
Questions : par qui exactement ces projets sont-ils jugés ? Combien de personnes les voient : 1, 2, 3 personnes ? Lesquelles ? Avec quelle légitimité ? À quelle vitesse ?
Il faut se mettre à la place des impétrants : quitte à être jugé, autant savoir par qui. C’est la moindre des choses. Surtout si c’est pour être jugé par celui qui a écrit l’intitulé du concours …
Sans préjuger des résultats de cette année, nous savons qu’en trois jours l’an dernier (du 16 au 19 novembre), « près de 90 experts, architectes, ingénieurs, paysagistes, urbanistes, représentants des partenaires FAIRE (Ville de Paris, Caisse des Dépôts, MINI, EDF), des lauréats des précédentes éditions de FAIRE, des directions techniques de la Ville de Paris et de l’Ordre régional des architectes en Île-de-France, de la Fédération Française du Paysage, d’Idheal, de professionnels de la construction (bureaux d’étude, conseils…), des matériaux et du réemploi, des spécialistes du logement (aménageurs, bailleurs, promoteurs…), de l’espace public et de l’innovation… ont étudié les 354 propositions remises. Cette commission a pu ainsi exprimer plus de 4000 votes répartis sur l’ensemble des projets ». Voilà qui est clair !
Cette année quatre jours de plus (du 8 au 15 novembre) étaient prévus pour « l’analyse des projets par la commission technique ». À la rédaction, nous aurions été heureux de voir comment elle fonctionne la commission technique, comment chacun de ses membres est parfaitement qualifié et comment sont organisés ces jurys. Ceci afin d’expliquer aux participants, heureux et malheureux, exactement comment et par qui sont jugés leurs projets par centaines.
Mais il fallait d’abord faire l’exégèse du charabia de l’intitulé du concours, écriture inclusive incluse, et « régénérer les externalités négatives » s’est révélé au-dessus de nos forces.
La voiture, un sujet qui turlupine
Comment réduire l’impact de la voiture à Paris et dans les métropoles : moins d’embouteillages, moins de pollution, plus de « mobilités douces » (par opposition à « mobilités violentes » je présume). Aujourd’hui, tout est fait pour empêcher les vieilles bagnoles de circuler mais c’est OK pour un SUV neuf hybride qui a besoin de dix satellites pour fonctionner.
Des solutions existent pourtant, en voici une : pour Paris, il suffit à Anne Hidalgo d’interdire intra-muros toutes les voitures DE MOINS de 20 ou 25 ans et le problème est réglé. Et de quelle façon ! Oui, interdire les voitures neuves !
Voyons. Avec une telle règle, Paris intra-muros est dès demain débarrassé des embouteillages et de sa pollution car des voitures de plus de vingt ou vingt-cinq ans, il n’en reste pas tant que ça en circulation. Surtout, ce qui est rare étant cher, voilà des véhicules qui pour les riches, du jour au lendemain pour ainsi dire, deviendraient une commodité vite recherchée. Les pauvres, qui en sont propriétaires, retireraient alors un prix excellent de leur vieille guimbarde, de quoi en tout cas s’acheter, même si elle coûte bonbon, une voiture neuve hybride ou électrique ou à hydrogène, en tout cas beaucoup moins polluante que l’actuelle pour faire ces longs trajets de banlieue à banlieue.
Les riches disposeraient bien sûr de parkings sécurisés en périphérie pour leurs véhicules neufs qui seront gentiment laissés à vieillir comme un bon vin. Tandis qu’avec leurs vieilles bagnoles, les riches pourraient surtout, en sus de trouver un nouveau mode de vie dans un Paris libéré, redécouvrir un plaisir de la conduite qui n’existe plus avec le dernier modèle sport dont ils raffolent.
Ici, au contraire, pour les grands bourgeois et grosses fortunes, se procurer une vieille caisse deviendrait vite une vraie chasse au trésor. Offrir une R5 vintage au fiston qui a réussi le bac, sortir tous les jours avec sa Mustang de 1967 et non plus seulement deux dimanches par an, offrir à madame une VRAIE Alpine Renault, une Simca 1000 à fifille et rouler en Rolls ou en Cadillac ou en DS « puisqu’Hidalgo nous y oblige ».
Et puis, à l’heure de remercier les vaillant(e)s soldats et soldates de la République, les pauvres qui auraient gardé leur vieux carosse auraient l’air riches en traversant Paris peinards. Surtout il y aurait là, à l’échelle de la capitale et des métropoles, un véritable ruissellement de cash des riches vers les pauvres pour acheter leurs voitures, dans le sens Paris-Banlieue pour une fois, le tout participant à l’élévation du niveau de vie de tous plutôt qu’à l’élévation du niveau de la mer. Et sans que cela ne coûte un rond à l’Etat, les ouvriers des usines désertées remplissant les multiples ateliers destinés à entretenir cette flotte d’antiquités, qu’il faudra bichonner vu leur valeur. À Paris mieux encore qu’à La Havane !
Voilà, il suffit d’interdire les voitures de moins de 25 ans. J’avais déjà évoqué ce sujet plus abondamment* et j’aurais bien aimé y revenir pendant la campagne d’Anne Hidalgo. Mais comme, à l’heure où j’écris, cette campagne part à vau-l’eau, c’était le moment ou jamais.
*Voir notre édito Pour Paris, ville d’histoire, il faut une flèche
Douglas Ranch, Phoenix, Arizona
Imaginez notre stupéfaction A Chroniques en découvrant l’image ci-dessous. Douglas Ranch, Arizona, le site d’une ville nouvelle. Pas en Arabie saoudite, pas en Afrique, en Arizona.
JDM Partners, la société immobilière de Jerry Colangelo, magnat du sport de Phoenix, a acheté Douglas Ranch dès 2002, à l’ouest des White Tank Mountains, dans l’extrême ouest de la vallée, dans le but de construire une « ville du futur » qui abriterait près de 300 000 habitants, ce qui en ferait la quatrième ville d’Arizona derrière Phoenix, Tucson et Mesa.
Visionnaire ? Vingt ans plus tard, le futur se rapproche car nous savons désormais que le projet conjoint de JDM et d’El Dorado Holdings couvrira 15 000 hectares avec plus de 100 000 unités résidentielles et 5 millions de m² pour des bureaux et des commerces de détail. Les premiers lots ont été mis sur le marché en 2021.
Une ville privée ? Oui et non, à l’américaine. Jerry Colangelo a fait ses armes dans l’immobilier à Chicago avec un autre Jerry, Jerry Reinsdorf, propriétaire notamment des équipes Chicago Bulls (basket) et Chicago White Sox (baseball). La ville étant trop petite pour eux deux, par ailleurs grands amis, Jerry Colangelo a jeté son dévolu sur Phoenix, Arizona, une ville poussiéreuse qui à la fin des années ’80 faisait plus pitié qu’envie. Sauf qu’en trente ans, Jerry Colangelo a totalement transformé le centre-ville, y installant d’abord les stades de ses équipes (basket et football américain) avant de construire un théâtre et de doter Phoenix, devenue une destination plutôt qu’une impasse, d’un centre-ville certes un peu kitch mais digne de ce nom.
Donc ce type est tout à fait sérieux, et sincère, quand il travaille, tout seul dans son coin de désert, à construire une ville nouvelle. Dans le cadre d’une série de sujets sur la ville de Phoenix, j’ai eu l’occasion de rencontrer Jerry Colangelo au milieu des années ’90, Phoenix déjà méconnaissable. Quand je lui ai demandé pourquoi il n’avait jamais tenté de devenir maire, il m’a répondu : « parce que je suis bien plus libre pour réaliser de grandes choses en tant qu’entrepreneur plutôt que maire ». Donc sa ville, il y croit et la structure qu’il a créée pour la construire lui survivra. D’ailleurs la future Interstate 11, qui reliera Las Vegas à Phoenix, passera juste au milieu de Douglas Ranch, comme le chemin de fer dans Il était une fois dans l’Ouest.
C’était pour moi, pour Chroniques cette fois, l’occasion de reprendre contact après toutes ces années, d’autant que le temps passe et que Jerry Colangelo est aujourd’hui un homme âgé. L’Arizona est un désert d’autant plus assoiffé que l’agriculture pompe toutes ses réserves d’eau, le fleuve Colorado ne va plus jusqu’à la mer. J’avais une question en tête : que pense donc de cette problématique de l’eau le promoteur d’une oasis toute neuve dans le désert ?
Nul doute qu’il y a réfléchi puisque Douglas Ranch comptera 29 écoles primaires et six lycées et collèges.
Et puis le temps a passé, le Covid n’a rien simplifié. Ce n’est peut-être que partie remise.
Christophe Leray