Le 20 janvier 2022, à l’école d’architecture de Paris Val-de-Seine, Chroniques a rencontré une petite brochette de jeunes diplômé(e)s, de quelques mois ou quelques années, qui formulent la volonté de devenir architectes. De jeunes professionnels heureux : outrecuidance ?
Vous savez certainement de ces jeunes femmes aujourd’hui plus nombreuses que les garçons dans les écoles d‘architecture mais qui disparaissent des statistiques de l’Ordre. Où sont-elles ? Si les changements sociétaux sont lents par définition, le fait est qu’elles arrivent et ne se cachent plus puisque, autour de la table, noter quatre jeunes femmes – Estelle, Margaux, Marie, Mélissa – et un homme, Raphaël. Tous aspirent également ou presque à devenir maître d’œuvre, au sens propre. Ils se sont exprimés sur l’enseignement reçu, sur ce que signifie pour eux être architecte en 2022 et pour les années qui viennent, sur leurs difficultés et leurs espoirs.*
Quelques remarques de l’observateur extérieur.
La première est la confusion qui semble régner autour du mot architecte, confusion qui finit par entraîner une perte de repère dans la société. Où commence et où finit l’architecte ? Il est question dans les écoles d’« hybridation » des savoirs mais tout biologiste sait que les hybrides sont le plus souvent des créations stériles. Les écoles doivent-elles être professionnalisantes, comme le souhaite le gouvernement, ou former des professionnels de l’architecture, éventuellement des architectes ? Entre l’académisme des Beaux-arts et l’académisme universitaire, quel espace pour des études d’architecture par définition singulières ?
Le principal dégât de la loi LMD (Licence-Master-Doctorat, en lieu du D.P.L.G.) appliquée depuis 2005 dans les écoles d’architecture est peut-être que le mot architecte lui-même, et à travers lui ce qu’il représente, est désormais ambigu. Il y a une génération à peine, chacun interrogé dans la rue savait peu ou prou que l’architecte est celui qui conçoit et construit un bâtiment, ainsi d’ailleurs que l’indique toujours le Larousse.
Aujourd’hui les mêmes, interrogés dans la rue, ne sont plus sûrs de rien tant les « architectes » se multiplient hors de tout contrôle sémantique, en particulier d’ailleurs au sein des écoles d’architecture. De fait, il y a aujourd’hui toutes sortes d’architectes, ceux qui conçoivent et construisent bien sûr, en passe de devenir minoritaires cependant face aux nombreux architectes de ces nouveaux métiers de l’architecture qui sortent des facultés. Il y a l’architecte-chercheur, l’architecte-enseignant, l’architecte-journaliste, l’architecte-historien, l’architecte-sociologue, l’architecte de service, voire l’architecte d’intérieur, et j’en passe.
Les autres professions libérales n’ont pas ce problème. Demander dans la rue au premier quidam quel est le rôle du médecin, il sait ! Le médecin est pourtant celui qui a fait son internat, pas celui qui a fait des études de médecine et est devenu dentiste. Idem pour les avocats, qui ne le deviennent qu’après avoir passé le barreau. Imagine-t-on un médecin d’intérieur ? Ou un assistant juridique indiquer ‘avocat’ sur sa carte de visite ? Or plus un mot devient ambigu dans son usage, plus sa force et sa signification mêmes se diluent dans les approximations.
Ce qui pose la question : une école d’architecture, pour faire quel(les)s architectes ? Si c’est pour former des architectes au sens propre, avant même leur nom propre, il est urgent de se demander si l’évolution universitaire de la loi LMD dans les écoles ne signifie pas un dévoiement de ressources, ce d’autant que les étudiants en architecture sont les plus mal soutenus par l’État, plus mal soutenus signifiant que l’étudiant en architecture est celui pour lequel l’État dépense le moins ! Alors, celles et ceux qui veulent devenir architecte au sens propre, malgré tous les malheurs qu’on leur promet dans ce métier, ne devraient-ils pas, dans une école d’architecture, disposer des outils spécifiques et adéquats à leur formation ? L’art d’édifier peut-il s’apprendre seulement dans les livres savants ?
Si à l’inverse, dans une démarche universitaire poussée jusqu’au bout de sa logique, les écoles d’architecture ne finissent par former que des chercheurs et des enseignants, qui formera les architectes, ceux qui construisent ? Noter d’ailleurs que cet effet pervers de la loi LMD ne fait qu’entériner la disparition progressive – dont témoigne l’ambiguïté du mot – d’une profession désormais offerte aux entreprises et aux chercheurs, les entreprises étant d’ailleurs les premières à créer des labos de recherche et les dernières à confier l’exécution de leur chantier à des architectes.
Ce schéma, esquissé à gros traits, n’est pas, pas encore, complètement noir mais le moment est peut-être venu pour les architectes praticiens d’exercer un droit d’inventaire sur cette loi LMD censée former les prochaines générations. Ainsi qu’en est-il de cette obligation désormais de passer un doctorat pour pouvoir enseigner dans une école d’architecture ? Quel architecte, au sens propre, a le temps de s’en préoccuper ? Au début de sa carrière, il doit faire ses armes, il doit ensuite créer et pérenniser son agence, plus tard encore gérer une entreprise, etc. Et il faudrait que, à défaut de doctorat, le fil de son expérience l’empêche d’enseigner ?
L’ambiguïté est toujours source de perversion. Ce sont bien entendu ceux qui utilisent à leur profit le titre d’architecte sans la responsabilité de construire qui sont le plus attachés à cette nouvelle définition qui les glorifie à peu de frais.
Il y a pourtant une différence fondamentale, quasi une question de genre, entre l’architecte et le chercheur ou la chercheuse en architecture : le premier doit avec un budget donné répondre de ses actes devant un maître d’ouvrage, devant des entreprises pas commodes et de futurs usagers pointilleux et il doit pour le tout engager sa responsabilité en son nom propre. Le chercheur qui fait sa thèse n’a pas d’autre responsabilité que vis-à-vis de lui-même et les conséquences, si cette thèse en rejoint plein d’autres qui prennent la poussière, seront au pire sans conséquence. Idem pour ses recherches ultérieures qui seront lues, ou pas.
L’ambiguïté se déploie toujours finalement au détriment de tous. De fait, chercheur en architecture n’a pas du tout le même sens qu’architecte chercheur. D’autant qu’il est permis de penser que chaque projet, quelle qu’en soit l’échelle, est pour un architecte une sorte de recherche en soi.
Pour citer l’un d’eux, « un théoricien formidable de la danse qui n’a jamais dansé serait-il capable d’enseigner à des étudiants à bien danser ? ». Bonne question, sans réponse unique. En effet, chacun conviendra que des études d’architecture, quelle qu’en soit la destination finale, représentent un cursus dont chaque étudiant sortira plus enrichi qu’un simple PFE ne peut le laisser paraître. L’agilité d’esprit, une forme d’humanisme, une capacité à faire la synthèse de diverses problématiques sont notamment des qualités inestimables qui appartiennent à ceux qui poursuivent ces études.
Mais, à l’issue d’un parcours sans surprise en cinq ans, les voilà ‘architectes d’État’. Et c’est le début de l’ambiguïté puisqu’en l’occurrence, cet architecte-là n’a pas le droit de construire. Il le pourra éventuellement à l’issue de sa HMONP, six mois en CDD chez des profs amis. Six ans dans une agence et il ou elle sera peut-être architecte avec un premier concours gagné et une cotisation à l’Ordre qui veille. D’ailleurs, même l’Ordre se voit contraint de faire la distinction entre les architectes dès sa page d’accueil !
Pour autant, combien sont-ils/elles parmi chaque promotion que l’on retrouve plus tard à faire des projets ? Très peu, semble-t-il au regard des milliers d’impétrants qui se précipitent chaque année dans les ENSA.
Certes, tous ceux ayant fait des études d’architecture se doivent d’irriguer la société tout entière au service des maîtres d’ouvrage, des bailleurs, des élus, des écoles, des assemblées locales et de quiconque en exprime le désir. La société française a un grand besoin de culture architecturale, mais faire une carrière de haut-fonctionnaire au ministère de la Culture n’est pas être architecte, ce serait sinon confondre Ann-José Arlot, qui a mis en œuvre la réforme LMD dans les écoles d’architecture, avec Zaha Hadid.
Nous pourrions également nous interroger sur l’efficacité de ces jeunes maîtres de conférences intronisés enseignants-chercheurs à peine sortis de l’école. Un rôle d’enseignant qui peut d’ailleurs se révéler un piège et un véritable tue-l’amour des ambitions de jeunesse, le confort de l’école l’emportant bientôt sur la brutalité de la compétition pour l’accès à la commande. Il est vrai qu’un excellent architecte peut tout aussi bien se révéler un piètre éducateur.
Toujours est-il que, dernier effet pervers, du fait de l’autonomie des universités qui contrôlent désormais leur propre recrutement, le fragile mais nécessaire équilibre entre praticiens et théoriciens-chercheurs au sein des ENSA risque d’être rompu, s’il ne l’est pas déjà ici ou là. Dans un futur proche, des écoles pleines d’architectes-chercheurs unis par l’universalisme académique à courir le colloque et la publication versus des écoles où les praticiens résisteront encore ? Pour combien de temps puisque, de surcroît, ces derniers dans les écoles se regardent souvent en chiens de faïence ?
Qu’il y ait de multiples passerelles entre les uns et les autres tombe pourtant sous le sens, à condition bien sûr que les responsabilités et le domaine de compétence de chacun soient bien compris par tous.
La réponse à ces différentes problématiques, complexes et d’importance, est politique mais il est permis de penser que l’une des façons d’avancer, avant les révolutions de palais qui se profilent au sein des ENSA, serait de redonner un sens aux mots. Qu’est-ce qu’un ou une architecte ? Si chacun dans la rue le savait à nouveau, avec certitude sans avoir à y penser plus, l’architecture y gagnerait sans doute.
Christophe Leray
* Retrouver les interventions …
– d’Estelle : « J’ai fait mes études en me disant que j’allais être architecte »
– de Raphaël : « Le champ disciplinaire de l’architecte passe par la fabrique du projet »
– de Margaux : « En Autriche les études durent de 8 à 10 ans : on travaille en même temps qu’on apprend »
– de Marie et Melissa : « Au-delà de l’agilité à concevoir le projet, j’ai acquis de l’assurance »
– de Dimitri : « Enseignant, chercheur, praticien : j’ai envie d’être les trois ! »