Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre / On le sait bien / On n’aime pas ça mais on ne sait pas quoi faire / On dit c’est le destin. Chantait Nino Ferrer dans On dirait le Sud.
Nous y sommes.
Lundi 28 février 2022 au matin, d’Oleg Drozdov, architecte fondateur de Drozdov & Partners et de l’école d’architecture de Kharkiv, première école privée d’architecture en Ukraine, ce message glaçant : « Cher Christophe. Merci beaucoup pour votre soutien. Ce sont des moments très difficiles pour tout le monde. Tout le monde est au front avec des armes, assis dans des sous-sols ou aidant ceux qui sont dans une situation désespérée ». Kharkiv, tout proche de la frontière russe, est sur la ligne de front et connaît d’âpres combats et des bombardements sur les quartiers résidentiels relate Le Monde ce même lundi après-midi.
Kharkiv, deuxième plus grande ville du pays, comptait environ 1,4 millions d’habitants au 1ᵉʳ janvier 2022. En conclusion de son message, l’architecte Oleg Drozdov appelle à envoyer des dons à l’armée ukrainienne, à prendre les armes et promet la victoire. Le même jour, son site internet ressemble à n’importe quel site d’agence d’architecture ayant un peu de succès dans son pays. Des bâtiments primés, un nouveau livre, des réalisations et des projets, et l’homme de l’art lui-même qui en 2021 dans le cadre d’une conférence de « Architects not architecture – Virtual world tour » présente son travail ainsi que le contexte et les sources de son inspiration. Bienvenue à Kharkiv !
Chez Drozdov & Partners, datée de janvier 2022, une annonce pour recruter. Le 17 du même mois, l’agence inaugurait ses nouveaux locaux. Une projection dans le futur d’une banalité rassurante mais soudain devenue anachronique pour une ville en guerre avec son cortège de destructions, parmi elles peut-être même des bâtiments d’Oleg Drozdov. Ou d’un confrère, d’une consœur, d’un ami sûrement ! Qui sait si le serveur du site internet ne sera pas explosé demain ou à l’heure où vous lisez ces lignes et alors nous n’en saurons peut-être plus jamais rien de Drozdov & Partners.
D’autres architectes ukrainiens contactés n’ont pas – pas pu ? – répondu au mail de la rédaction et à son offre de documenter les destructions. Ou, terrés dans des abris ont-ils sans doute autre chose à penser que l’architecture…
Que faire ? Il est permis d’imaginer que les agences ne manqueront pas en France pour accueillir les confrères et consœurs chassés de chez eux. Peut-être des architectes cesseront-ils de travailler avec la Russie et la Biélorussie et, pour le coup, avec tous les dictateurs sanguinaires que compte la planète. Mais les architectes ici même finiront bientôt de toute façon par subir également les conséquences de cette guerre qui s’ajoute à la crise. Le prix des matières premières, dont le BTP est gros consommateur, n’a pas fini de s’envoler. Bientôt des coupures d’électricité comme à Caracas depuis un moment et aujourd’hui sans doute à Kharkiv ?
D’ailleurs, comme si cela ne suffisait pas, est rendu public ce même lundi 28 février le second volet du sixième rapport d’évaluation du GIEC, lequel, annonçant des conséquences d’ores et déjà irréversibles, est plus alarmiste que jamais : le dérèglement climatique en cours n’épargnera rien ni personne. Mourir écrasé sous les bombes russes ou mourir de soif ici ou là quand l’eau douce aura disparu, c’est OK tant que tout le monde est vacciné ?
Les guerres se multiplient partout dans le monde, les autocrates plus arrogants que jamais face à des pays occidentaux tétanisés. Leur morgue est peut-être due au fait qu’il leur est de plus en plus facile de convaincre leurs populations des « méfaits » de la démocratie. Le Chinois, le Russe, le Pakistanais, l’Indien, le Sud-Américain lambda avec le QI supérieur à celui d’un caillou ont certes bien compris que le confort indécent des sociétés occidentales et des potentats d’anciens éleveurs de chameaux se maintient aux dépens de gamins et de femmes et d’hommes payés au lance-pierre dans des sweat-shops ou sur des chantiers de musées dans le désert. Ils voient bien d’autre part qu’au sein même de ces sociétés démocratiques, une oligarchie irresponsable s’est appropriée les richesses et le butin au prix de l’appauvrissement et du déclassement du plus grand nombre.
Avant Reagan et Thatcher, les sociétés américaines, et donc peu ou prou toutes celles de ce côté du mur de Berlin, payaient 57% d’impôts sur leurs bénéfices ; elles n’en payent plus que 13% et les états occidentaux viennent péniblement de se mettre d’accord sur un taux minimum de 15% ! Où est passée la différence ? Pas dans les programmes scolaires puisqu’ils sont de plus en plus nombreux dans les sociétés développées à penser que la terre est plate. La preuve, leurs nouveaux magnats se rêvent transhumanistes allant conquérir Mars ! Et le bon peuple terrien doit penser que c’est pour son bien ?
Les démocraties occidentales, ce sont aussi celles, si vertueuses, qui ont offert les Jeux olympiques puis la coupe du Monde à la Russie, puis à la Chine ces jeux olympiques d’hiver en ce moment même, après avoir reçu déjà des J.O. d’été avant une Coupe du monde de foot au Qatar ; d’un désastre écolo l’autre, bonjour les valeurs et les droits de l’hommiste dont se moque tout bon dictateur.
Le cœur de nos démocraties, désormais composées de populations de plus en plus obèses, stériles et débiles, a été dévoré par les goinfres et parmi eux les marchands d’armes, les vrais barbares, dont notre pays est d’ailleurs si fier. Ceux-là savent bien qu’un jour de guerre rapporte plus que dix ans de paix. Sans compter les marchands de médicaments qui prennent le relais des marchands de malbouffe industrielle qui sont copains comme cochon avec les marchands de chimie, et les marchands de rumeur qui, en sus d’échauffer la planète, échauffent les esprits plus encore, surtout les esprits imbéciles d’ailleurs, les plus dangereux. Sans parler des banquiers qui n’ont même pas besoin de se taper le ventre jusqu’à la banque puisqu’à la banque, ils y sont déjà. C’est sur ce terreau que le populisme a prospéré, le cynisme de Poutine vis-à-vis de l’Ukraine, ses matières premières et ses ressources n’ayant d’égal que celui des multinationales de l’énergie qui se gavent depuis 100 ans après s’être partagé le monde et nous l’avoir rendu irrespirable !
Tandis que la maison brûle, notre président chef de guerre se montre plus à l’aise pour emmerder les Français en temps de paix qu’emmerder les grands comptes clients quand il s’agit d’anticiper la guerre et l’avenir du monde. Car quand même, au moment des cris d’orfraies et des coups de menton, c’est le même qui, il y a peu, serrait la main ensanglantée d’un roitelet de la riche famille des Saoud. Les bons citoyens de la galaxie macron se comptent en milliards d’euros. Tiens d’ailleurs, Le Monde qui s’offre un panégyrique du nouveau musée de Dubaï.
Si comme le veut l’adage la démocratie est le moins pire des systèmes politiques, cette démocratie-là inspire-t-elle encore confiance au quidam ? Elle ne le fait plus rêver en tout cas. Même ici en France, presque la moitié ou pas loin de la population semble prête à tenter le saut dans le vide, sachant pourtant qu’il se termine inévitablement par un atterrissage brutal et douloureux dans un pays en ruine. Macron voulait cliver pour assurer sa réélection, c’est réussi.
Contre la vraie guerre, tout le monde est-il aujourd’hui Charlie ? Rien n’est désormais moins sûr. La démocratie dévoyée par le cynisme, l’aveuglement, l’incompétence, l’appât du gain ou l’arrivisme d’un blanc-bec, il n’est pas étonnant que, pour ce qui concerne la conduite du monde, le vide intellectuel et politique, le manque de vision et de bienveillance soient comblés par des ambitieux obtus, des politiciens sans vergogne et par les fous.
Bienvenue à Kharkiv, en attendant la grêle chez nous.
Christophe Leray