Nous ne sommes jamais contemporains que de notre temps et si notre raison parvient à imaginer le monde d’avant, ce n’est qu’œuvre d’imagination qui ne correspond jamais à la réalité contemporaine vécue et ressentie.
C’est l’effet Moby Dick, pour ceux qui se souviennent du roman d’Herman Melville paru en 1851. L’histoire est connue parce que le capitaine Achab, hors de lui littéralement, doit pourchasser la baleine jusque dans l’océan Pacifique, en partant de Terre-Neuve ou de quelque part dans le coin à l’autre bout du monde de l’époque, via le redoutable Cap-Horn, ce qui ne gâte rien ! Le Péquod, son bateau, et avec lui son équipage, finira par sombrer au large des îles Gilbert dans le pacifique sud.
Question : pourquoi diable quiconque irait alors s’installer dans ces contrées désolées telles que Terre-Neuve ou toute la côte nord-est de l’actuelle Amérique ? Là il n’y avait pas de théâtre ou de conservatoire, juste des conserveries et des saloons où les rares femmes accueillantes étaient envoyées loin par la justice clémente. Une seule raison au courage : les baleines, par millions, innombrables, au point qu’il n’y avait qu’à se pencher. Innombrables au point de donner naissance à une industrie qui allait illuminer l’Europe entière. L’Europe entière ! Vous imaginez le volume d’huile de baleine nécessaire ? Pendant un siècle au moins ! À tel point que des Anglais s’opposaient à l’introduction du gaz en ville, lequel nuirait à l’industrie baleinière. Cela vous rappelle quelque chose ?
L’industrie baleinière, comme en témoigne le roman, n’avait cependant besoin de personne pour se saborder. Après avoir vidé l’Atlantique, les vaillants capitaines ont donc après Achab rejoint le Pacifique, qu’ils ont rapidement vidé à son tour de ses baleines, jusqu’en Nouvelle-Zélande. Ce n’est que quand cette ressource a irrémédiablement disparu que politiques, industriels et scientifiques se sont émus de leur confort : bienvenue au gaz et à l’électricité. Les rescapés, selon l’espèce, se comptent parfois seulement en dizaines.
À l’échelle de la temporalité de la planète, il a fallu un clin d’œil pour que la messe des baleines soit dite ; qui d’entre nous est cependant capable aujourd’hui d’imaginer les océans Atlantique et Pacifique de Christophe Colomb quand il découvre l’Amérique, les baleines et tout le reste à foison ? De fait les enfants milléniums, contemporains du siècle, se félicitent, de bonne foi et à bon droit sans doute, de sauver une ou deux Willy ici ou là. Qui se souvient des saumons de la Seine et des brochets de la Loire à profusion ? L’océan continuerait aujourd’hui d’être vidé à une telle échelle industrielle phénoménale que le capitaine Achab n’en serait pas plus étonné.
Mon point est que quel que soit son âge, chacun vit avec son temps tel qu’il est là où il naît. Nos enfants ou petits-enfants devront imaginer la banquise et les ours blancs puisqu’ils n’existeront plus, comme nous autres avec l’océan sans baleine qui ne nous empêche pas de dormir parce que nous l’avons toujours connu ainsi. Ont disparu les nuages de martinets de mon enfance. Mes enfants n’ont jamais vu un nuage de martinets et cela ne les empêche pas de dormir non plus. Le monde n’a de réalité que celle au moment où chacun le regarde. C’est cela l’adaptation.
La Tour Eiffel est un exemple de cet effet Moby Dick. Depuis 2017, le symbole depuis plus d’un siècle de l’audace de l’ingénierie et de l’architecture française est engoncé dans un « dispositif de sécurité », c’est-à-dire un mur composé de panneaux de verre pare-balles de plus de 70 mm d’épaisseur, de 2 m de large et 3 m de haut, réalisation signée de l’agence Dietmar Feichtinger. L’ensemble est censé protéger la Vieille dame des « attaques terroristes ».
Six ans plus tard, personne ne voit plus d’inconvénient à devoir faire le détour et ne plus pouvoir, sans ticket, regarder sous sa jupe ; les visiteurs sont d’ailleurs désormais isolés des promeneurs dans leurs couloirs réservés, comme à l’aéroport, les sacs passés au rayon X. Peut-être la culture du compartiment est ce qui restera de notre époque, chacun dans son couloir autorisé… Sauf à confondre un illuminé avec un demeuré, elle a bon dos la sécurité. Bref, les promenades sous la Tour Eiffel ont pris le chemin des baleines.
Quand d’aucuns pensent au symbole de liberté et d’audace que représentait alors Paris qui multipliait avec succès les expositions universelles et réinventait la structure des ouvrages d’art en même temps que les jeux olympiques… Quelle tristesse aujourd’hui que cette ligne Maginot du pauvre qui rend minables toutes les photos des touristes ! Mais ceux-là qui découvrent la Tour Eiffel pour la première fois pensent que cela en a toujours été ainsi, comme l’océan sans baleines, et n’y voient pas malice, tout comme les enfants qui n’en font pas moins un tour de manège avant de déguster une crêpe dont ils se souviendront comme d’une madeleine en mangeant de la viande de synthèse.
De cette perception du temps par définition contemporaine, la seule chose qui demeure vraiment est l’architecture, dont les premières expressions précèdent les premiers écrits. Il a fallu que Babylone soit si extraordinaire que d’aucuns s’avisent d’en écrire l’histoire.
Cela pour dire que l’adaptation nécessaire dont nous bassinent désormais l’industrie et des pouvoirs en place sans imagination n’est pas tant technologique que culturelle et architecturale. Par exemple, dans la France à +6°, qui aura envie de se promener dans des parcs cramés par le soleil et le manque d’eau et envahis de vermines ? Mettre les pieds dans l’eau croupie du lac des Buttes-Chaumont infestée de moustiques tigres ? Non merci !
Pour autant, nul n’y peut rien et s’habitue à son quotidien. Comment une culture évolue et s’adapte-elle ? D’une génération à l’autre ! Par exemple, au fur et à mesure que l’humanité devient stérile, la PMA entre dans les mœurs politiques et normatives. Traiter le symptôme plutôt que la cause chimique, si ce n’est pas de l’adaptation…
Pour en revenir à l’architecture durable donc, prenons l’exemple, dans cette même France demain à +6°, des bons vieux parkings en béton enterrés en deux ou trois niveaux de sous-sol qui ont aujourd’hui en 2023 si mauvaise presse. Ils seront demain en été, sans conteste, des havres de fraîcheur urbains et, en hiver, des endroits où résister face aux gouttes froides. Bref, des endroits au climat confortable en toutes saisons.
La culture fait des bourgeons mais jamais là où elle est attendue. Qui sait si dans un retournement de situation, tandis que les façades en bois seront bouffées par des termites grosses comme le pouce, ces parkings enterrés en béton ne seront pas devenus des lieux incontournables d’évènements, d’expositions, de ‘happenings’, des lieux de rencontre, de logements, la température constante sans climatisation étant un atout essentiel quand l’électricité vient à manquer, les puissants extracteurs de fumée prévus pour les bagnoles largement suffisants pour accommoder les usages entre humains. Pourquoi pas alors des guinguettes réinventées dans les parking souterrains ?
Question vivre ensemble dans le logement collectif, le parking souterrain pourrait bien entre voisins devenir durant les canicules inéluctables un nouvel espace de villégiature. Sans doute que d’aucuns, pour des question d’intimité, s’ingénieront à boucler leur emplacement. D’autres s’aménageront une ‘terrasse’, d’autres feront à la lumière artificielle pousser de l’herbe ou des champignons. Peu importe, nul doute qu’il fera alors plus frais dans le parking en béton R-3 que dans l’appartement au 10ème étage, la pièce de vie et la terrasses exposées plein sud, la façade végétalisée carbonisée sans rémission. Nul doute qu’une culture du parking en béton épais saura alors s’épanouir. La langue aura évidemment évolué : là où les Français diront « parkingniser », les Québécois diront « fête au frais stationnement ».
Pour les habitants de cette époque pas si lointaine, qui ne sauront rien de Dominique Perrault, ce sera exactement comme avec l’océan sans baleine, il leur sera tout à fait naturel de faire la fête en famille ou avec les copains ou de dormir dans le parking souterrain comme dans un refuge ukrainien ou, à la campagne, de réinvestir les mines et l’habitat troglodyte, ne serait-ce que pour passer l’été sans être tout à fait cuit.
Pour autant, difficile à dire de l’architecture ce qui sera utile demain et après-demain. De la même façon que la fonte du permafrost voit s’effondrer la moitié de la Russie, les sécheresses ou inondations voient le patrimoine français de la maison Leroy-Merlin se fissurer de toute part ce qui, à l’aune des dérèglements attendus, n’est bon signe pour personne.
Dans les parkings souterrains bien frais et solides, le risque sera peut-être finalement pour ces nouvelles générations de manquer de place, comme les Français d’antan en vacances sur la plage, quand la mer n’était pas remplie de méduses. Retour à la caverne, voire au terrier ? Des architectes seront sans doute alors appelés à la rescousse pour améliorer le confort de la nouvelle civilisation des taupes.
Vous vouliez de l’adaptation, et bien voilà !
Christophe Leray