Il suffit parfois d’une affaire somme toute anecdotique, sauf pour ceux qui en subissent les conséquences et en souffrent évidemment, pour éclairer un dysfonctionnement particulier, ici à Marseille, mais de façon plus générale représentatif de ce qui se passe dans ce pays. Et encore ne nous intéressons-nous qu’aux architectes et à l’architecture.
L’affaire donc !
Eva Rodriguez, architecte catalane dirige à Marseille depuis treize ans SET LEGO, une société de design d’expositions. Elle gagne en mai 2019 le concours pour la rénovation de l’exposition permanente du Muséum d’Histoire Naturelle de la Ville de Marseille, marché d’un montant de 570 000 € HT. Le travail est livré en 2022 à la satisfaction de tout le monde. D’ailleurs la qualité du travail n’est remise en cause par personne.
Pour autant, le chantier terminé demeure pour la ville un reste à payer d’environ 100 000 €. C’est le début de l’aventure. Après des courriers recommandés restés sans réponse, Eva Rodriguez s’en remet successivement à un avocat, au médiateur de la ville de Marseille et à un conciliateur nommé par le Tribunal, lesquels s’étonnent à leur tour que leurs courriers restent sans réponse. Jusqu’au 25 janvier 2024 quand, au bout d’un an de palabres, Joël Gayssot, le médiateur de la Ville de Marseille, se félicite enfin auprès de Joséphine Roig-Laurent, directrice générale adjointe (DGA) des finances et du juridique, qu’environ la moitié de la somme due a été versée.
Ce dont s’insurge immédiatement Romain Tarrade, le conciliateur, qui, ne comprenant pas ce nouveau délai, interpelle la DGA de Marseille. Laquelle s’offusque d’être ainsi interpellée, affirmant découvrir l’affaire, mais s’engage, foin d’acrimonie, à faire le nécessaire « dès que les pièces nécessaires à ce versement seront obtenues ». Bref rien n’avance.
La doléance arrivée à la rédaction. Contactée par Chroniques, Joséphine Roig-Laurent, dont le job ne devrait quand même pas être d’avoir à se pencher à ce niveau de détail, indique cependant qu’il s’agit d’un sujet « connu » et que « des échanges sont en cours sur cet ancien dossier technique ». « Nous sommes en recherche d’une solution active », assure-t-elle.
Pour autant, l’incompréhension demeure. Que s’est-il passé pour que s’enraye la mécanique de ce marché, surtout pour un reliquat de factures qui ne représente plus désormais qu’une goutte d’eau à l’échelle du budget de la ville de Marseille tandis que le musée tourne parfaitement avec sa nouvelle scénographie qui de plus est devenue gratuite pour tous les visiteurs ? Pourquoi tant d’aggravation, la société SET Lego étant désormais en grand danger, après avoir licencié les trois salariées ? Il s’agit d’un « ancien dossier technique », souligne Joséphine Roig-Laurent. Qu’y a-t-il de complexe dans un marché de scénographie à 500 000 balles ? Qu’est-ce que ce serait pour un hôpital à 500 millions de dollars !
En l’occurrence, le contrat en question date de 2019, avant donc l’arrivée de la nouvelle municipalité. Surprise, il s’agit d’un marché de conception-réalisation, une « procédure adaptée » ! Pour une scénographie ? Cela semble être de coutume, indique Eva. Une procédure tellement adaptée d’ailleurs que c’est l’architecte, comme à chaque fois, qui fait les frais de la complexité, critère déterminant, avec celui de l’urgence, devant prévaloir à la signature de tels contrats.
« En matière de finances publiques, la Ville de Marseille, à l’instar des autres collectivités territoriales est soumise à des procédures administratives strictes et à des délais réglementaires. La société Set Lego a déposé ses factures 2022, auprès de la Ville, après la clôture budgétaire. De plus, des incohérences ont été relevées dans les facturations de ses sous-traitants. L’ensemble de ces faits a entraîné un décalage de facturation », indique la Ville de Marseille dans une réponse parvenue in extremis à la rédaction. Le retard n’est évidemment pas du fait des services municipaux…
Pour autant, bonne nouvelle pour Eva Rodriguez, puisque « le différend est en cours de règlement […] » et que « les dernières factures seront soldées dans les prochaines semaines avec l’inscription d’un nouveau protocole transactionnel à l’occasion du prochain Conseil Municipal (avril 2024), soldant ainsi le différend avec la société Set Lego », indique la ville.
Dont acte.
Cette histoire n’est semble-t-il qu’un autre exemple des dégâts causés dans ce pays par la conception-réalisation aujourd’hui appliquée à une scénographie et bientôt pour une extension au-dessus du garage de la maison de campagne du beau-frère. Incurie politique et administrative globales et locales, ce qui n’était déjà pas simple est par ce biais devenu encore plus complexe, compliqué par des procédures absconses et sans fin et voici tous ces gens à se démener pour que ce contrat soit enfin clos.
Ce mode de contractualisation est censé faire réaliser au maître d’ouvrage des économies en temps et en euros mais ici, au regard du temps passé à déboucler l’affaire par un conciliateur, un médiateur, un avocat, une directrice générale adjointe qui ne devrait pas se retrouver interlocutrice, et donc pour la ville de Marseille puisque voilà les services soudain motivés, bref combien d’heures perdues, quelle somme d’énergie dépensée pour n’aller nulle part, combien de soupçons amers, combien de mails de plus en plus acrimonieux ? Sans parler du stress pour Eva pour qui la goutte d’eau dans le budget de la ville de Marseille s’est transformée en quasi désastre pour son entreprise. Voilà pour les économies.
Maintenant question : pour les hommes et femmes de l’art tenus de se plier à ces procédures de plus en plus « adaptées », combien de ces gouttes d’eau destructrices dans le pays ? Combien d’erreurs des pouvoirs en place en leur défaveur au risque du blocage, comme pour la sardine retrouvée presque noyée dans le Vieux-Port ?
Christophe Leray