
L’hôtel de ville de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) a 90 ans. L’occasion de revenir sur l’œuvre de Tony Garnier avec Dominique Châtelet, l’architecte qui a réalisé la restauration à la fin des années ‘80. Rencontre.
Chroniques d’architecture – En 1987 vous dirigez la restauration de l’Hôtel de ville de Boulogne-Billancourt , un bâtiment de l’architecte Tony Garnier livré en 1934. Il vous a fallu convaincre Georges Gorse, (maire de Boulogne-Billancourt de 1971 à 1991)…
Dominique Châtelet : Personne ne connaissait Tony Garnier. En 1973 Bruno Foucart, directeur de l’Institut d’Art et d’Archéologie, organise à la Bibliothèque Marmottan l’exposition « Vingt ans d’architecture à Boulogne-Billancourt 1920-1940 ». C’est la toute première fois que la ville est mise en valeur pour son architecture. L’exposition dure à peine un petit mois… En ‘87, Georges Gorse ne mesure pas l’importance de ce patrimoine. L’exposition du Centre Pompidou n’a pas encore eu lieu.* Je lui ai dit : « si on restaure le bâtiment dans son état premier, on parlera du travail de Tony Garnier dans le monde entier, de Boulogne-Billancourt… et de vous ».

Il y a pourtant cette lettre enthousiaste de 1919 adressée par Le Corbusier à Tony Garnier. Il vient de lire « La Cité Industrielle » de Tony Garnier qui est véritablement l’œuvre de sa vie. Le Corbusier ne s’y trompe pas : « Votre ouvrage se classe hors de tous autres semblables par son envergure et par le problème total qu’il s’est posé ». Comment expliquer ce manque de reconnaissance ?
Tony Garnier a laissé très peu d’écrits, mais beaucoup de dessins magnifiques.** Il est Grand Prix de Rome en 1899. Comme pensionnaire à la Villa Médicis, il est censé voyager et faire des relevés archéologiques sur les grands bâtiments antiques. À la place, il invente « la Cité Industrielle » et se fait réprimander. Il reste à Rome et dessine tout de même un projet antique – Tusculum – la ville de Cicéron, détruite en 1191. Pour autant, c’est sa région – le Sud-Est – qui lui sert de terrain d’expériences.
Le projet de « la Cité Industrielle » l’accompagnera toute sa vie, dans tous ses projets. On reconnaît déjà dans ses dessins le futur projet de l’Hôtel de Ville de Boulogne-Billancourt. Et le grand hall… Toute l’œuvre à venir est là ou presque. Tony Garnier en dessine trois versions entre 1899 et 1904. Le Pavillon de l’Esprit Nouveau de Le Corbusier, au Salon des Arts Décoratifs et Industriels Modernes, c’est en 1925, c’est-à-dire près de vingt-cinq ans plus tard. La Cité Industrielle de Tony Garnier est un projet manifeste. Précurseur. Tout le monde connaît le plan Voisin de Le Corbusier. Personne n’a retenu la Cité Industrielle de Garnier.
Environ 160 planches… Tony Garnier écrit : « Tous les bâtiments importants sont presque exclusivement construits en ciment armé ». D’où la lettre de Le Corbusier…
Ce sont des dessins extraordinaires pas seulement parce qu’ils sont beaux mais pour leur côté visionnaire. L’engagement est radical et stupéfiant. Une simplicité de moyens qui engendre une absolue simplicité de forme, « sans ornement ni moulure, nue partout ».
Sa précision est sidérante. Tout est prévu… En fond de vallée, il dessine un barrage hydroélectrique qui amène l’énergie à la ville. À droite dans la plaine on voit l’usine métallurgique avec de hauts-fourneaux, les arsenaux, le chantier naval. Dans le bas, le cours d’eau tout près de la gare et de la voie ferrée. La ville est tramée en parallèles et en perpendiculaires. Au centre du plan, les bâtiments publics et administratifs, école, bibliothèque, salle de spectacle, musée, piscine, hôpital… Il n’oublie pas une école d’enseignement professionnel artistique… ni une salle de spectacle. Sur la gauche plus loin l’habitat est équipé selon les règles de l’hygiénisme moderne.

Tony Garnier n’est pas du cénacle et il n’en sera jamais. Issu d’un milieu modeste, précurseur, visionnaire… Il y a comme une malédiction sur cette œuvre qui au fond n’a toujours pas trouvé sa vraie place. Même le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou est un éloge… mitigé.
Toute sa vie est difficile. Tony Garnier vient d’une famille de canuts lyonnais où l’on connaît les machines à tisser, le dessin et la trame. Il patiente près de huit ans à la porte de la Villa Médicis. Il est Grand Prix mais n’en tire pas une notoriété nationale. La guerre de 14-18 le fait basculer dans une sorte de dépression. C’est sa période « monuments aux morts ». Il cesse de se battre. La plus grande partie de son œuvre est construite à Lyon, dans sa ville. Grâce à Edouard Herriot maire de 1905 à 1940… qui le recommandera à André Morizet.*** Et il n’y existe pas d’archives constituées de Tony Garnier.
L’hôtel de ville de Boulogne se compose en réalité de deux corps de bâtiments mitoyens, mais bien différents.
Le bâtiment prestigieux aux réminiscences classiques sur l’avenue André Morizet, en appareillage de pierre de comblanchien et accolé derrière le bâtiment administratif en béton de graviers avec le grand hall est le vrai joyau de modernité. Le bâtiment des Élus semble plus traditionnel, avec le bureau du maire, la salle des mariages, l’escalier d’honneur… mais la structure en béton armé est la même, c’est l’habillage qui le fait paraître classique. Tandis que le bâtiment administratif est en béton brut, conçu comme un ensemble de plateaux libres et de colonnes, avec des espaces entièrement modulables.
Les colonnes percent les cinq plateaux et passent d’étages en étages. Depuis les deux volées d’escaliers, on peut apercevoir ce qui d’habitude est caché. On comprend la construction, les forces, les descentes de charges. Il n’y a pas de semblants. Tout est juste. Rien n’est inutile.
Trois des plateaux supérieurs sont évidés au centre pour dessiner l’atrium – le hall – qui donne la lumière et l’aération. Chacun de ces trois plateaux est équipé de coursives et de guichets. C’est la première fois que sont conçus dans la ville des espaces à grande échelle. Les quatre mairies précédentes étaient installées dans de grosses maisons. On passe de la taille modeste à la modernité.
Le bâtiment n’avait en réalité qu’une cinquante d’années, que fallait-il restaurer ?
L’Hôtel de Ville était vieillissant. Le monde a changé, l’arrivée de l’informatique nécessite de remanier les espaces de travail, les rendre plus fonctionnels. Il fallait descendre les services scolaires du dernier étage au rez-de-chaussée. Surtout, il fallait remettre en valeur l’architecture de Tony Garnier et les travaux de métallerie de Jean Prouvé.
Les gens n’aimaient pas l’architecture minimaliste, donc ils la cachaient. La mairie s’était encloisonnée et la transparence municipale avait disparu. Les cloisons mobiles vitrées inventées et brevetées par Prouvé – la modernité – avaient disparu, occultées sous des couches de contreplaqué, de placards et pannotage en tout genre… Ce bâtiment-manifeste n’était pas compris.
Comment restaurer sans trahir, en tenant compte des normes contemporaines ?
Le mantra est toujours le même : restaurer à l’identique. Chercher dans les archives les documents disparus. Respecter. En revanche, lorsqu’il a fallu compléter différents éléments, comme le guichet d’accueil du grand hall, construit de toutes pièces, ne pas se priver des technologies contemporaines, agir comme Prouvé l’aurait fait aujourd’hui : soudures électriques, commandes numériques, découpages lasers, nouveau système de fixations, rivets pop… Ajouter sans mentir, c’est la meilleure façon de ne pas trahir.
Il est aussi possible de respecter les normes et les contraintes d’isolation thermique, phonique, énergétique sans gestes brutaux, en respectant les dessins originaux.
La ville propose une exposition anniversaire (du 17 décembre 2024 au 12 avril 2025) qui ne semble pas avoir pris ces leçons. Le grand hall est entièrement encombré de paravents, de personnages découpés dans du contreplaqué, et la perspective est totalement bouchée par un drapeau toute hauteur reproduisant le dessin d’un beffroi – que Tony Garnier avait abandonné. Le tout ressemble à une kermesse d’école primaire. Une exposition d’architecture sans l’architecture, comment est-ce possible ?
Je n’ai pas été consulté. La Ville ne semble pas être consciente qu’elle est dépositaire dans son histoire de la naissance de l’architecture contemporaine. Elle préfère l’anecdote à l’histoire de l’architecture. Il n’y a pas de vraie volonté artistique et prospective pour la ville de Boulogne-Billancourt. Les dernières interventions dans le hall d’accueil du rez-de-chaussée sont catastrophiques – guichet Vigipirate bricolé, ajout hétéroclite de cloisons coupe-feu, cimaises, de spots, disparition du portail de Jean Prouvé, remplacé par une double porte automatique en aluminium. Ascenseur encloisonné sur toute la hauteur alors que Prouvé avait réalisé une cage en serrurerie à claire-voie… une ascension comme un voyage à travers l’architecture…
C’est navrant. La leçon de Tony Garnier n’est ni comprise ni respectée.

Le bâtiment administratif – qui n’est pas même montré sur le dépliant fourni par la Ville – semble toujours mal-aimé, mal compris. Trop austère ? Qu’est-ce qui vous touche autant dans cette architecture ?
Peut-être la façon dont la lumière rentre dans le bâtiment, par le zénith, un peu comme les cathédrales gothiques. Toute l’idée de ce bâtiment, c’est la transparence et la vérité. Avec tout ce que cela implique : c’est l’image de l’honnêteté de la municipalité… Tout est montré, les différents services et les gens qui y travaillent sont visibles d’un seul coup d’œil l
Finissons par la lettre de Le Corbusier (1919) : « Vous avez fait de la synthèse et ce qu’il y a de si beau dans ce que vous avez fait, c’est que vous avez exprimé le premier le véritable esprit de notre époque. Vous êtes le premier qui ait réalisé l’entente de l’art avec notre magnifique époque ».
Propos recueillis par Tina Bloch
* Tony Garnier L’œuvre complète. Centre Georges Pompidou 1990
** Tony Garnier Une Cité Industrielle Philippe Sers éditeur 1988
*** André Morizet sénateur de la Seine 1927-1942 et maire de Boulogne-Billancourt (1919-1922 et 1925-1942)