
Le forum bois s’est déroulé en mars 2025 au Grand Palais. Anne Pezzoni (archi5), dont l’agence exposait à l’étage dans la « galerie architecture », revient pour Chroniques sur les grandeurs et les misères du matériau bois. Rencontre.
Anne Pezzoni est architecte associée de l’agence archi5 fondée en 2003, qui compte une trentaine de collaborateurs dont deux paysagistes. Très sensible aux enjeux environnementaux et aux problèmes de durabilité, l’agence pratique une approche humaniste et très contextuelle. Elle intègre le bois le plus souvent possible – une quinzaine de bâtiments. Notamment livré en 2024 à La Rochelle (Charente-Maritime), la restructuration/extension de la Cité des sciences et de la nature Lavoisier, un projet « low tech et bas carbone ».
Chroniques d’architecture – En 1666 Londres brûle. 13 000 maisons détruites. Le bois est interdit. La brique et la pierre sont rendues obligatoires. En 1871 Chicago brûle – 18 000 bâtiments partis en fumée, 100 000 sans abri. Sans parler des morts. Le bois est interdit. C’est la naissance de l’Ecole de Chicago. William Le Baron Jenney. Louis Sullivan. Dankmar Adler. Le règne de la brique et de l’acier… L’avez-vous oublié ?
Anne Pezzoni – Vous avez raison. On oublie trop les incendies. Ce qui est certain est qu’on ne peut pas utiliser le bois dans l’ensemble des constructions. Nous avons subi un incendie dans un de nos immeubles de logements à Montreuil. Il a entièrement brûlé. C’est un traumatisme épouvantable. Il faut savoir qu’un incendie en bois ne s’éteint pas. Rien ne fonctionne. On est impuissant. Il ne faut jamais faire une ZAC en bois. C’est la pire des folies. Cela est une certitude.
Vous écrivez : « Quel que soit le projet, nous avons toujours envisagé le matériau dans son essence comme la matière première de notre architecture. Le béton, l’acier, la brique ou encore le bois sont utilisés pour répondre au mieux aux contraintes et problématiques induites par le programme et le site ». Le bois n’est donc pas pour vous une orthodoxie mais un choix raisonné ?
Je ne crois pas à vice et vertu. Il faut modérer, ne pas être dogmatique, il faut de la diversité constructive. C’est vrai que le bois (comme la voiture électrique) est aujourd’hui politiquement correct. Mais c’est vrai aussi qu’en tant qu’architecte, j’ai une pulsion pour les matériaux naturels. Bois, pierre, terre. La société s’est saisie de l’écologie.
Votre génération se sent investie d’une mission éradication. Tout le passé est à jeter ?
Notre prisme d’architecte est d’observer les villes, la ville d’aujourd’hui. Ce qui s’est produit après-guerre est un désastre, notamment les sorties de Paris vers l’autoroute du sud, indigentes. Les villes ont presque toujours quelque chose, même celles qui n’ont pas eu la chance d’avoir été refaites avec soin, comme Cherbourg ou Caen. Mais leur périphérie est une catastrophe. Construction pas chère, du vite fait conçu autour des voitures et pas autour des humains. Autrefois des gens comme [Christian de] Portzamparc et [Bernard] Tschumi étaient les symboles d’une époque. L’icône du moment, c’est l’architecture bois.
La bande dessinée « Béton. Enquête en sables mouvants » (1) est un pamphlet violemment à charge et 100 % manichéen. Elle dénonce « les pratiques extractivistes des architectes qui ne consomment que des produits neufs sur catalogue », et prône l’utilisation massive de la terre, la paille, le bois et la pierre… Au diable Le Corbusier… Le Corbusier est-il vraiment l’ennemi public numéro 1 de votre génération ?
Pas du tout. [Le couvent Sainte-Marie de] La Tourette est mon expérience première d’architecture, un de mes bâtiments phare, [la chapelle Notre-Dame du Haut de] Ronchamp m’a fait basculer en extase, et j’aime les unités d’habitation de Le Corbusier qui sont des bâtiments singuliers. Mais le plan Voisin (2) était une immense provocation, et la Charte d’Athènes (3) est en fait assez faible et dogmatique. Inacceptable. Il ne faut pas prendre sa théorie pour argent comptant, or il n’y a pas eu de regard critique sur ce qu’il nous racontait. Et il y a aujourd’hui une énorme réaction contre…
Contre, je n’en doute pas… mais où allez-vous ?
Je me sens modeste vis-à-vis de la chose architecturale, en tant que membre d’un corps enseignant qui m’a d’abord appris la modernité, d’une manière non critique. Cet élan constructeur de la fin du XXe siècle était un peu cinglé. Et l’observation que j’en faisais était assez dramatique. Ma problématique est de me demander où je peux travailler de manière juste, et qu’est-ce que l’architecture… Quelles sont mes attentes et celles des autres ?
Je me suis saisie de la matérialité de ce que je fabrique, qui est une grande partie de la beauté, j’aime la matière brute, j’aime le béton brut. Aujourd’hui travailler avec de la pierre naturelle ou du bois, c’est fantastique.
Cette société ne serait-elle pas encore plus dogmatique que les précédentes ?
Oui. Le dogme écrase tout. Seule la nuance est efficace. De bonnes intentions se transforment en catastrophes écologiques et en gabegies. Comme les voitures électriques, les batteries, et l’électricité qu’il va falloir produire.
Cette histoire de bois commence par une volonté nuancée et puis les normes, les discours politiques et les filières s’en saisissent, tout une chaîne, qui nous rend incapables de mettre en place une politique raisonnée. Cela devient contre-productif avec de gros risques sur la société car il faut le dire et le redire, une ZAC en bois est une catastrophe potentielle.
Construire en bois n’est pas forcément vertueux puisqu’il ne vient pas toujours de nos forêts. Le plus souvent, pour des raisons de coûts, il est traité en Europe de l’Est ou bien plus loin, en Chine. Sans parler du lamellé-collé bourré de chimie… C’est bon pour le bilan carbone ?
Évidemment non. Mais les architectes sont confrontés à un problème d’échelle. Ce qui est possible à petite échelle ne fonctionne pas à grande échelle, dont le logement collectif et certains équipements. Quand la bonne intention rencontre l’industrie, il y a télescopage. La norme crée de l’anti-écologie. Les normes environnementales étaient louables mais ont des effets hautement pervers. En architecture il est impossible de généraliser.
Faire du poteau-poutre en France coûte bien plus cher. Nous sommes le seul pays en Europe où il est plus cher. Bouygues a mis tout son savoir-faire dans le voile de béton. Résultat tous nos constructeurs français ne savent faire que du voile béton. Ce n’est pas une question de matière, c’est une question d’outils et de savoir-faire. C’est une filière qui s’est constituée autour d’un savoir-faire. Or l’architecture est un métier de prototype. Et l’architecture est, doit être, locale.
Selon la FAO, dix millions d’hectares de forêt disparaissent chaque année – l’équivalent du Portugal. Surexploitation, temps de régénération trop courts, perte de diversité des essences… C’est raisonné ?
Le tout ou rien, quel qu’il soit, est une catastrophe ! Il faut de la nuance et du mélange… L’utilisation massive du bois conduit évidemment à des processus industriels qui courent après les économies de production. Çela ne peut pas fonctionner avec le vivant.
La « frame » un mot chic… et pas cher ?
La « frame »(4) est un genre en même temps qu’une pensée, un fonctionnalisme structurel, avec l’idée qu’un bâtiment doit pouvoir être reconverti. Cela marche autant avec le béton qu’avec le bois. Or durant toutes les années ‘90 du postmodernisme, l’architecture est faite de voile de béton (5), avec des formes complexes, des triangles partout, une débauche formelle qui a figé un état de bâtiments qui sont déjà obsolètes et qu’il faut démolir car nous ne savons pas les recycler. C’est catastrophique. La trame exprime aussi une volonté de sobriété structurelle et matérielle, une structure générique facile à reconvertir. Mais c’est aussi devenu un style décorrélé de l’intention première.
Cette architecture bois « casiers à bouteilles » envahit la ville et produit un discours insincère voire faux quand il est question de bâtiments « bois » mais dont la structure, voire plusieurs niveaux, sont en béton… Arnaque en zone boisée ?
Le casier à bouteilles va avec l’architecture informelle. Il y a un support, à chacun de se saisir de l’espace. Il faut cesser de figer les fonctions, de qualifier les lieux. C’est aussi un miroir aux alouettes.
Mais le casier à bouteilles standard, sous ses airs frais, joyeux et bon enfant ne signe-t-il pas la fin de l’imaginaire et de la créativité ? C’est le nouvel enseignement ? Le convenu à la place du beau ?
Il y a dans la jeunesse un refus de toutes ces valeurs. Les trentenaires sont nés enfants-roi, ils ont développé une conscience de l’écologie qui est en même temps une schizophrénie, une vision dogmatique du monde. En même temps, ils se noient dans le confort du conformisme… et ils sont toujours les rois, confrontés aux malheurs du monde. La société n’est pas en adéquation avec sa pensée, nous sommes en déshérence sociétale. Le populisme gagne et la jeunesse attend une révolution plus spectaculaire.
La fin d’un monde ou la fin du monde ?
Il faut trouver une forme d’équilibre. Faire du cas par cas. Faire de l’architecture contextuelle. Arrêter la performance.
Il faut changer de société. Arrêter de consommer. Combler avec le désir de nature.
Écouter le merle.
Propos recueillis par Tina Bloch
(1) Béton. Enquête en sables mouvants. Alia Bengana, architecte. Claude Baechtold 2024 photographe et graphiste. Antoine Maréchal architecte. Les Presses de la Cité 2024
(2) Le Plan Voisin, plan radical de Le Corbusier pour l’exposition des Arts Décoratifs en 1925 proposant la destruction du centre de Paris jugé insalubre, pour le remplacer par 18 gratte-ciels cruciformes de 60 étages.
(3) La Chartes d’Athènes est publiée en 1943 par Le Corbusier pour proposer des solutions aux problèmes urbains : insalubrité, congestion des villes, etc. Elle recense les quatre fonctions de la ville : Habiter. Travailler. Se récréer. Circuler.
(4) La « frame » désigne l’ossature d’un bâtiment, la structure qui soutient l’ensemble, et la trame. De façon théorique, c’est aussi la manière dont on présente, construit et perçoit un espace.
(5) Le voile de béton est une paroi verticale en béton armé, banchée in situ. Un voile mince désigne une coque de béton armé