Le quotidien 20 minutes a lancé en novembre 2020 un sondage auprès de ses lecteurs pour recenser les bâtiments « moches ». Au programme, onze villes laissées au jugement de leurs habitants : Lille, Rennes, Strasbourg, Paris, Nantes, Lyon, Bordeaux, Montpellier, Nice, Toulouse et Marseille. Sobrement intitulée « archimoche », la série recense un peu plus de 70 réalisations mal-aimées. Retour sur la mocheté en ville.
Les ‘70s, ce n’est toujours pas gagné
Ce sondage ouvre un abîme de paradoxes pour qui s’intéresse à l’architecture. En effet, ce n’est pas la question de la vie des bâtiments, de leur implantation, de leur fonction qui est sondée mais juste leur esthétique. Alors, bien souvent, c’est la froideur de l’architecture qui est décriée. Or bon nombre des bâtiments « moches » cités datent des années 70 : centre administratif de Strasbourg, Palais de Justice de Lille, CHU de Nantes, Tour de la sécurité sociale de Rennes, etc. Telle allait l’architecture d’avant la loi MOP : façades froides, vitres opaques, monolithes verticaux, la vie paraît bien terne derrière ces façades où il est facile d’imaginer des fonctionnaires affairés, à l’image de la bureaucratie ordinairement raillée.
A Paris, la Tour Montparnasse (1969) est toujours autant honnie – tout comme l’Opéra Bastille d’ailleurs (1989) – ainsi que le Siège du Parti Communiste place du Colonel Fabien (en deux tranches entre 1968 et 1980) et le Centre Pompidou (1977).
La majorité des immeubles ‘lauréats’ – structures accueillant du public ou immeubles de logement – datent de cette époque, Nantes avec le Sillon de Bretagne, ou alors des années 60 comme à Toulouse avec la Cité Roguet ou le Cristal aux Arènes. L’architecture résidentielle n’est pas ou peu considérée en tant qu’objet dans ce sondage mais il est vrai que les logements construits dans les années 60-70l’étaient souvent loin des centres-villes historiques.
Surtout, il apparaît que les bâtiments proposés par les lecteurs sont parfois des agrégats isolés dans leur bâti environnant, des reproches formulés pour le conservatoire ou la Caserne de pompiers de Claude Ferret à Bordeaux. De fait, c’est souvent leur intégration urbaine qui pose question. Pourtant, à Paris, par exemple, personne pour décrier les tours de Beaugrenelle ou le quartier des Olympiades, alors que ce sont bien des quartiers signés des années 70. Ces ensembles sont-ils suffisamment unitaires pour qu’il n’y ait pas de critique, contrairement par exemple à La Cité Radieuse de Marseille et celle de Rézé, près de Nantes, signées Le Corbusier et qui ont toutes deux l’honneur d’être citées en bonnes places dans ce classement ?
Iconiquement mal aimé
Ce paradoxe de l’exception urbaine se retrouve dans l’autre partie du classement, celle qui laisse la part belle à l’architecture des vingt dernières années. L’architecture « iconique » est mal en point. Jean Nouvel en est le grand vainqueur toutes catégories confondues pour son œuvre post-2000. Pas moins de quatre bâtiments sont conspués : L’hôtel de ville de Montpellier, le Palais de Justice de Nantes, La Marseillaise, et la tour Ycone de Lyon. Il manquerait presque la Philharmonie de Paris dans ce classement.
Tous ces projets du Prince Jean, pour reprendre le titre des deux ouvrages de Jean-Louis Violeau**, sont des paradoxes par rapport à son œuvre des années 80-90 qui elle n’est pas citée. « Iconique » d’ailleurs est le nom de deux projets détestés, la tour de logement de Nouvel donc et aussi le centre commercial de Nice de Daniel Libeskind – pas encore livré – qui incarnent bien ce désamour pour une architecture d’image souvent hermétique au contexte urbain.
Cet effet « verrue » est aussi valable pour les œuvres très mal aimées que l’on pourrait classer parmi celles surfant sur l’« effet Bilbao », soit un espace muséal capable de faire revivre un quartier : Le musée des confluences de Lyon (« vaisseau spatial » ou « oiseau »), La cité de la mode et du design à Paris et la Cité du vin de Bordeaux (« urinoir », « figue blette » ou « étron » dixit les Bordelais interrogés), autant d’architectures singulières qui semblent aux yeux des lecteurs de 20 Minutes n’incarner que le mauvais goût.
Le terme de « verrue », évoquant une excroissance en surface de la ville, est bien ce qui fait consensus dans ce classement. Noter cependant que, en réfléchissant à leur ville, personne ne cite les immondes boîtes commerciales en entrées de ville, aujourd’hui en partie en friches. De quoi laisser perplexe. Pas de remise en cause non plus du pavillonnaire périurbain, qui il est vrai n’est pas nécessairement en « ville ». Peut-être que ces objets ne sont pas considérés comme de l’architecture ? Ou bien que ces objets reproductibles à l’infini – contrairement aux « archimoches » cités – sont tellement ancrés dans le paysage, que l’habitant considère qu’ils font partie des communs ? Cette « France moche », pour citer Télérama***, n’émerge pas. De là à penser que les constructeurs de maisons individuelles ont gagné la bataille de l’architecture…
L’architecture, loin de l’habiter
Le quartier de la Prairie-au-Duc sur l’île de Nantes, l’Arbre Blanc à Montpellier pourtant acclamé par la presse, ou encore la ZAC étoile de Strasbourg sont les réalisations les plus récentes médites par les sondés qui disqualifient des projets à peine sortis de terre et leur ôte la possibilité de prendre vie, d’être « habité ». A Nantes, le quartier de la Prairie-au-Duc est ainsi qualifié par les lecteurs de 20 Minutes de « gris », « déprimant », « froid », « trop carré », « trop massif », « stalinien », « tout simplement affreux ».
C’est oublier que ce quartier est encore en construction, que l’aménagement urbain viendra compléter l’environnement du bâti, que le quartier doit encore prendre vie. C’est aussi ne pas réaliser que la qualité intérieure a pu être pensée pour que les logements soient traversants, dotés d’une hauteur sous plafond supérieure aux normes, et que des espaces partagés sont proposés dans chaque îlot. L’enveloppe ne fait pas l’architecture mais le sondé n’en sait rien.
Si l’architecture est décriée par son enveloppe qui ne s’intègre pas avec le bâti existant, c’est qu’il est infiniment plus facile de laisser libre cours aux émotions des lecteurs – combien des sondés ont-ils déjà déambulé dans les espaces qu’ils ont choisi de dénigrer ? – que de leur offrir une analyse des qualités et des défauts des bâtiments, l’« habiter » restant finalement l’impensé de ce type de sondage.
Plutôt que de décrier l’architecture, aussi bancale qu’elle puisse paraître dans l’espace urbain, peut-être qu’éduquer à celle-ci, apprendre à apprivoiser les temps et les espaces de la ville pourraient éviter aux citoyens de regarder l’architecture à travers la simple dichotomie « c’est beau », « c’est moche ».
Enfin, se souvenir de ce que disait le conservateur du patrimoine et historien Bernard Toulier : l’architecture a besoin d’un décalage d’une à deux générations pour que le regard l’apprivoise*****. Dans ce cas, l’architecture des années 70 devrait être bientôt réhabilitée. En revanche, pour l’architecture iconique, il va falloir patienter une cinquantaine d’années… Au moins !
Julie Arnault
*https://www.20minutes.fr/dossier/architecture
** Jean-Louis Violeau, Prince Jean I & II, éditions b2, Paris, 2015
*** https://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php
**** https://chroniques-architecture.com/insee-a-malakoff-butte-rouge-a-chatenay-malabry-tabula-rasa/
***** https://www.lexpress.fr/informations/patrimoine-n-oublions-pas-le-xxe-siecle_639598.html