Contrairement aux apparences, le film Les Misérables de Ladj Ly ne se passe pas dans une cité HLM mais dans un quartier composé de deux copropriétés : le Chêne Pointu et l’Etoile du Chêne Pointu, 1 520 logements construits à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) dans les années 60 par Bernard Zehrfuss, architecte grand prix de Rome. L’œuvre est sélectionnée pour les Oscars dans la catégorie Films étrangers. Bienvenue dans le 9-3 en Mondiovision et visite guidée par l’architecte Hélène Reinhard.
Lors des dix années à venir, le quartier du Chêne Pointu, celui-là même qui sert de cadre au film, va subir de grands bouleversements. Ce n’est rien de l’écrire. Des bouleversements assez négatifs dans un premier temps, au regard de leur impact sur la vie quotidienne : départ des habitants, immeubles vides, nuisances sonores des chantiers, terrains en friche, espaces délaissés.
Cette tendance va s’inverser à partir de 2025, quand apparaîtront les prémices du nouveau quartier, une opération portée par l’EPFIF (Etablissement Public Foncier d’Ile-de-France) et confiée pour moitié* à SOL Architecture et Urbanisme, l’agence fondée en 2008 par Hélène Reinhard. Le cahier des charges inclut évidemment la réhabilitation des bâtiments conservés mais aussi des travaux de «gestion de l’attente» des bâtiments voués à la démolition.
Gestion de l’attente ?
Dans le cadre de l’opération de l’EPIF – la première en France de requalification des copropriétés dégradées d’intérêt national (ORCOD-IN), un dispositif juridique élaboré en 2015 – les immeubles que l’on voit dans le film ne seront en effet démolis que d’ici trois ou cinq ans, voire dix ans pour certains. Que faire en attendant ? «Dix ans, c’est le temps d’une enfance, d’une retraite», souligne Hélène Reinhard. La situation ne pouvait perdurer telle quelle, d’où la commande d’une «gestion de l’attente»,
Etonnamment, ce n’est pas elle ou un autre architecte qui a inventé ce concept de «gestion de l’attente» mais la maîtrise d’ouvrage qui a d’ailleurs prévu d’y consacrer un budget conséquent. La commande était cependant hyper technique : sécuriser les garde-corps, réparer les trous, etc. Une approche de gestionnaire en somme.
«Dans notre offre, nous avons souligné qu’aborder un tel chantier sous le seul l’angle sécuritaire pouvait se révéler contre-productif, voire incendiaire, qu’il y avait d’autres façons de faire, qu’il fallait redonner de la poésie à cette ‘gestion de l’attente’. Evidemment que nous allons nous occuper de la sécurité et de la sécurisation des immeubles, qu’ils ne s’écroulent pas, mais nous n’allons pas faire que ça», explique Hélène Reinhard.
Pour autant la gestion de l’attente n’est pas une science exacte et, au demeurant l’agence propose surtout, au-delà d’un projet (à découvrir ici en détail), une méthode s’appuyant sur «les outils de l’architecte».
Chacun se doute qu’une jeune agence ne gagne pas ce type de consultation par hasard.
De fait, SOL Architecture et Urbanisme travaillait déjà sur un plan de sauvegarde d’une copropriété dégradée à Villiers-le-Bel (Val d’Oise) avec l’association SOLIHA, Solidaires pour l’habitat. Sa méthode de concertation au plus près des habitants – «nous les avons tous ou presque rencontrés chez eux, nous essayons de les rendre acteurs de leur cadre de vie», indique Hélène Reinhard – a porté des fruits inattendus puisqu’elle a permis la création de jardins d’hiver dans les logements.
«Nous faisons du Lacaton-Vassal», s’amuse l’architecte. Sauf que du Lacaton-Vassal dans une copropriété, c’est beaucoup plus compliqué à réaliser que dans le logement social. «Nous avons réussi à faire voter ces travaux», se félicite la femme de l’art.
Plus précisément ? «Nous avons fait un concours à nous tout seul afin de proposer aux habitants trois scénarii très différents, dont ils comprennent tous les tenants et les aboutissants. Ensuite ils choisissent», explique-t-elle. Evidemment, dit comme ça…
Le plus étonnant est que l’agence ne fait pas que de la réhabilitation lourde et de la gestion d’attente. Elle réalise une extension-réhabilitation d’école à Trappes, des logements mais, souligne Hélène Reinhard, «dans ce contexte, nous apportons une fraîcheur et une écoute avec les habitants qui ne sont pas banales».
Après avoir quitté le petit village du Vaucluse où elle a grandi, elle poursuit ses études dans l’Ain, dans un lycée en zone prioritaire. La banlieue ne lui fait pas peur ! Son projet pour les espaces extérieurs de la cité République à Aubervilliers est présenté à la biennale d’architecture de Venise 2016, pavillon français, dans le cadre de l’exposition Nouvelles Richesses.
Cela n’est cependant pas toute l’explication pour qu’à l’issue d’une consultation restreinte, SOL Architecture et Urbanisme – ils sont cinq – se retrouve à Clichy, au Chêne pointu, pour un ambitieux chantier à 17M€ dont la moitié, peu ou prou, consacrée à la gestion de l’attente.
Il n’y a pas de hasard.
Hélène Reinhard a 22 ans quand elle décroche, sur la suggestion de l’un de ses professeurs, un poste à l’Office public de l’habitat (OPH) d’Aubervilliers en tant que chargée de mission rénovation urbaine. Ce sont les débuts de l’ANRU, les institutions ont besoin de savoir-faire qui ne coûte pas trop cher. Côté maîtrise d’ouvrage, elle travaille sur cinq projets de rénovation urbaine. «Une chance inouïe», dit-elle. Elle quitte le poste de caissière chez Habitat qui finançait ses études.
Une carrière toute tracée s’ouvre bientôt à elle à l’OPH. Sauf que, depuis ses 17 ans, Hélène Reinhard, peu intéressée par les stages en agences d’architecture qui la barbent, passe ses étés en bénévole sur des chantiers de construction divers, en Tunisie, au Maroc, en Turquie, «en prise avec les populations». Ayant effectué son Erasmus au Portugal, la langue n’était pas un souci lorsqu’elle s’était engagée avec la Fondation Bento Rubião, une ONG brésilienne, dans un programme d’accompagnement pour l’auto-construction à Rocinha, la plus grande favela de Rio de Janeiro.
Pendant un an, elle travaille à la régulation foncière du quartier. «Il s’agissait de cadastrer les maisons pour que les habitants puissent établir des titres de propriétés, prendre en compte l’assainissement, les routes, etc. C’était passionnant». A tel point que quand le directeur de l’ONG a l’idée de construire une usine de briques en terre crue, elle en fait le sujet de son diplôme. Son idée emporte le premier prix de la fondation Besnard de Quelen dont la bourse de 6 000€ lui permet d’aller étudier partout en Amérique latine, de rencontrer des ONG très diverses et… de financer son diplôme.
«J’ai adoré le modèle des ONG sud-américaines car elles proposent des services complets, de l’architecture au juridique en passant par le social et permettent un véritable mélange des rencontres et des compétences», dit-elle. C’est à Sorbonne nouvelle qu’elle fera son master de coopération internationale.
Si elle se dit déçue par les ONG françaises et internationales – «je n’avais pas envie de faire de la distribution alimentaire», dit-elle – elle entend surtout éviter tout mélange des genres. Certes, au Chêne pointu, de ses visites elle a compris qu’au-delà des façades «il faut redonner du courage aux gens», comme le lui déclara une habitante. Certes, «au-delà d’un projet d’architecture, les habitants ont un besoin d’écoute colossal», note Hélène Reinhard.
Mais les 17M€ sont devenus 20M€, la moitié pour la gestion de l’attente, l’autre pour une réhabilitation durable des petites barres, et Hélène Reinhard reprend immédiatement sa casquette d’architecte.
«Nous ne sommes pas des travailleurs sociaux, notre compétence, c’est l’architecture, nous voulons intégrer les gens dans un cadre de vie et leur donner des possibilités d’action avec nos outils d’architecte, on peut donner aux gens la capacité de se sentir capable, leur donner une capacité à agir collectivement, à prendre en charge leur destin», dit-elle. Le Brésil, une bonne école apparemment.
La femme de l’art rend grâce à Olivier Klein, maire de Clichy et président de l’ANRU, à l’équipe de l’EPFIF et à l’opérateur OZONE Conseils d’avoir développé «des outils un peu fins». «Pour pacifier et simplifier, il faut recomplexifier la ville. Les gens aiment les quartiers anciens enchevêtrés, un peu anarchiques», note-elle. Qui pour la démentir ? Et pourtant…
Ici, au Chêne Pointu, dans ce quarter voué à disparaître tel qu’il est et a été, SOL Architecture et urbanisme collabore avec MIRA paysagiste pour une redéfinition de ‘l’espace public’, les copropriétés disposant en réalité de beaucoup d’espace privé résiduel. «Il faut s’occuper également de tout cet espace mis en commun. Il permet, au travers du végétal notamment, de retrouver des traces, de faire surgir ce qui reste de l’histoire, de créer le lien avec le territoire plus lointain. On essaye de faire émerger cela dans le projet», conclut Hélène Reinhard.
L’APD est rendu, le projet entre en phase pro. Reste, pour dépasser le côté technique, à continuer de nourrir de poésie architecturale la gestion de l’attente. Dix ans, c’est une enfance.
Christophe Leray
*Lire notre article Au Chêne Pointu à Clichy, le projet d’Hélène Reinhard en mode gestion de l’attente
*Deux équipes ont été sélectionnées à l’issue de la consultation, Sol-Architecture et ArchiEthic (Thomas Huguen), les deux agences se partageant à peu près également les 20 bâtiments du site.