La multinationale née dans la banlieue de Lille il y a une quarantaine d’années propose un concours pompeusement intitulé ‘Architecture Decathlon Ideas – Competition 2017’. Le programme est intrigant et comme c’est Decathlon, on écoute : «A partir de zéro, les candidats sont invités à réfléchir et à nous proposer le meilleur magasin pour 2026. Ils peuvent être professionnels ou étudiants : architectes, designers, urbanistes, etc.» On peut répondre en anglais.
Parmi les quatre règles du concours, «humans to humans» (je n’invente rien), il y a celle-ci : «Inspiration de code graphique / imprégnation des codes». C’est une règle ? Comprenne qui pourra.
En soi, l’idée du concours n’est pas mauvaise, les architectes sont habitués à ce type de joutes intellectuelles et, en soi, l’idée d’une réflexion sur le magasin en 2026 est intéressante. Y aura-t-il d’ailleurs encore des magasins en 2026 ? Ou suffit-il désormais de concevoir un immense hangar destiné à la distribution par drones ? Dessine-moi une boîte pour mettre mes moutons… Ou est-il en effet permis d’imaginer des magasins auxquels des «humans» se rendront encore ?
C’est cette question qui a intéressé Anouk Legendre, de l’agence X-TU, quand, contactée début septembre par Decathlon, sans en savoir beaucoup plus, elle a accepté de participer au jury de ce concours. Sur un jury de dix personnes, une majorité d’architectes mais seulement deux architectes ‘extérieurs’ (en sus d’Anouk Legendre, Bertrand Schippan de MVRDV), tous les autres membres du jury étant des architectes maison et le directeur général international de Decathlon.
Le concours fait bien la distinction entre ‘professionnels’, c’est-à-dire «les candidats exerçant/ayant exercé une activité professionnelle liée à la création industrielle et artistique (les architectes, les graphistes, les designers, etc.)» et ‘Non professionnel’, soit l’ensemble des «candidats n’exerçant/n’ayant pas exercé une activité professionnelle liée à la création artistique ou industrielle (les étudiants, autres professions, etc.)». Cela a le mérite de la clarté.
Très bien. Les étudiants sont friands de concours d’idées, c’est l’occasion quand ils gagnent de se faire connaître, de communiquer, de mettre une ligne sur leur ‘book’. Mais puisqu’ici les ‘professionnels’, et non des moindres, sont également conviés, c’est que c’est du sérieux.
De fait, les informations concernant ce concours ont utilisé d’étranges voies pour arriver à Rome.
En effet, au lieu de prévenir la presse spécialisée, l’invitation fut envoyée à une liste d’environ 250 noms comprenant des architectes tels Francis Soler, Reichen&Robert, Charles-Henri Tachon, Nicolas Michelin, parmi d’autres, mais aussi à des promoteurs, des maîtres d’ouvrages, des constructeurs, même des fonctionnaires de quelque ministère. En plus dans un mail avec les adresses non cachées !
C’est le ou la stagiaire du service communication qui s’occupe du concours d’architecture chez Decathlon ? Il ou elle a trouvé un fichier quelque part sous l’onglet ‘constructeurs’ ?
En plus, annonce le communiqué, ce concours a été lancé le 24 août 1997 !!! Le 24 août ?
Les destinataires du mail l’ont reçu le 5 septembre. Batiactu n’en faisait pas état avant le 8. Date de clôture des inscriptions : le 30 septembre 2017, à «minuit heure française». Le 30 septembre ??? Pour les volontaires, il ne faut pas traîner. Avec un planning si serré, ils craignent d’avoir trop de réponses à Decathlon ?
Mais bon, il ne faut pas en vouloir aux braves gens de leurs bonnes intentions. Ce d’autant plus que le groupe organise chaque année en interne des «Innovations awards» qui offrent à chaque salarié de l’entreprise d’intervenir dans le choix des designs des nouveaux produits. Le groupe a par ailleurs engagé une réflexion pour participer à la redynamisation des centres-villes de villes moyennes, où il s’implante désormais. Ce qui est toujours mieux que faire comme si la création sans fin de centres commerciaux en périphérie n’avait pas d’impact sur le commerce des centres-villes.
Encore que… partout où s’installe Decathlon, les clients sont certes heureux de la baisse des prix des produits liés au sport, stratégie de la marque, tandis que les marchands locaux d’articles de sports font grise mine. Mais, comme écrit plus haut, il est difficile de faire reproche aux gens bien intentionnés car la politique sociale de l’entreprise est plutôt vertueuse.
Decathlon est désormais une multinationale puissante et organisée, dont le chiffre d’affaires a dépassé les 10 milliards d’euros en 2016, avec en 2015 un bénéfice net supérieur à 300 M€. La chaîne a ouvert 164 points de vente en un an, elle en compte plus de 1000 dans 28 pays. Les architectes comprennent donc aisément qu’une réflexion quant au futur de ces magasins s’impose. «A vous de jouer», conclut gaiement le communiqué.
Bref, une question intéressante, des ‘professionnels’ sollicités ‘personnellement’ : le ‘jeu’ doit en valoir la chandelle.
Conditions de rendu : 9 pages A3 en couleur et au format paysage (300dpi). En français ou en anglais. Deadline : 15 novembre (minuit heure française). Six semaines, ok.
A la rubrique récompense, texto : «Le Lauréat de la Catégorie “Professionnel” recevra un prix de 10 000 (dix mille) euros». Dix mille en toutes lettres pour ceux qui n’auraient pas compris. «Le Lauréat de la Catégorie “Non-professionnel” recevra un prix de 10 000 (dix mille) euros». Royal !
Ha bon, chez Reichen et Robert (c’est facile à gouguéliser), toutes affaires cessantes, ils mettent une équipe sur le concours Decathlon ? Pour 10 000 boules ???
Qu’ont donc à l’esprit ces gens bien intentionnés – l’enseigne Decathlon a été créée par Michel Leclerq, un des cousins germains de Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan, laquelle enseigne construit EuropaCity – pour considérer que le temps et les idées des architectes ‘professionnels’ ne valent rien ou si peu ?
Six semaines d’un médecin ou d’un avocat, à temps plein, ça va chercher dans les combien ? Par contre six semaines de travail gratos des architectes, en voilà une bonne idée ! Et si Anne Hidalgo à Paris peut se le permettre, pourquoi pas les marchands ?
Pourtant, ce n’est pas comme si ce gigantesque ‘think tank’ – combien de réponses espérées ? – était convié pour des abris de jardin ou la niche du chien. Non. Noter que «l’acceptation individuelle du contrat de cession des droits de propriété intellectuelle est obligatoire pour pouvoir participer en Candidat unique ou en équipe». Il s’agit donc bien pour l’enseigne de parvenir à un concept, au risque du pot-pourri, qui portera l’installation de ses points de vente et sera décliné dans ses nouveaux magasins partout dans le monde, par centaines, sans royalties, pour les dix prochaines années. Jusqu’au prochain concours ? Parce qu’en attendant, ils ont du mal les architectes maison ? C’est vrai quoi, comment faire après le 51ème magasin ouvert en Chine en douze mois ? Quelqu’un a une idée ?
Alors peut-être que le ou la stagiaire s’est embrouillé(e) dans ses fichiers mais l’intention originelle est manifeste. Un «braquage de masse organisé», selon les mots d’un architecte récipiendaire du mail passablement irrité. A quoi pensent-ils donc ces gens bien intentionnés quand ils pensent aux architectes ?
Certes, pardonner aux incompétents leurs bonnes intentions dont l’enfer est pavé, pourquoi pas. Mais là, c’est de l’inélégance.
Surtout, qu’est-ce que cela raconte d’une société française de la dimension de Decathlon qui construit autant de par le monde entier ?
Christophe Leray