La multiplication des prestations, des servitudes urbaines, des règlements, des normes, des interdits, des obligations est censée répondre aux attentes contemporaines… Un bouquet garni indigeste ? Seconde partie : aspirations vs inspirations ?
De nouvelles aspirations occupent désormais le devant de la scène architecturale, bien comprises par les aménageurs au vu des solutions qu’ils proposent, des arguments qu’ils développent et les engagent. En ordre dispersé : la proximité des transports publics, les bienfaits de la mobilité tous véhicules individuels compris ; mieux que la ville du quart d’heure à pied – cinq minutes à vélo – des opérations susceptibles d’offrir l’essentiel des services nécessaires à la vie quotidienne ; la mixité, ou les mixités, des générations, des milieux, des activités, des fonctions, à l’échelle du quartier, de l’immeuble, c’est selon, en tout cas préférables aux simplifications du zoning.
S’ajoutent dans l’éventail des attentes des habitants et des offres des aménageurs les paramètres susceptibles d’aboutir à la constitution de quartiers durables grâce entre autres à l’armada des technologies dédiées à la protection de la planète : production d’énergie jusqu’à l’autonomie – utile pour la réduction des factures des particuliers –, recyclage de l’eau, des déchets, leur valorisation, vertus et performances de l’isolation thermique, phonique, et pourquoi pas décarbonation de la construction.
Ce bouquet garni attire, voire intéresse les habitants quand ils y trouvent leur compte mais moins que les aménageurs qui, en multipliant les offres, étendent leurs activités, développent avec leurs partenaires des services dont il devient difficile de se passer (en vrac pilotage, mesures, gestion, amélioration des performances du quartier à l’appartement, aides à géométrie variable, sécurité vidéo, vélos électriques réservés aux résidents, numérique à tous les étages, relais commande web…). Tout un aréopage de possibles qui peu à peu donnent autant de valeur, voire plus, aux usages qu’aux produits et changent l’habitant en client dépendant.
Corollaire, la complexité déjà évoquée. Un auteur la décrit comme un fromage, dont les experts et les élites se nourrissent au détriment de l’initiative individuelle. Vraie ou fausse, l’invention d’une approche globale du fait urbain entraîne le déferlement d’une armée mexicaine de spécialistes en leur domaine, à la peine dès qu’il s’agit de saisir les enjeux finaux dont bon nombre ne se soucient guère.
D’où la nécessité d’une direction générale acquise aux forceps ou sabre au clair par les Majors en oubliant trop souvent les ressources infinies de l’urbanisme et de l’architecture pensés non pas seulement en termes d’investissement, de rentabilité et d’efficacité mais aussi d’équilibre, d’harmonie et d’intelligence sensible, que seuls les urbanistes et les architectes, si tant est qu’ils soient à la hauteur, parviennent à faire éclore. Et à orchestrer.
Qui sont-ils cependant ces urbanistes et architectes capables d’endosser les habits du maestro ? Mille cas de figure bien sûr, mais avec des constantes. Ceux qui n’œuvrent que pour la commande publique voient avec sa raréfaction leur rayon d’action se restreindre peu à peu. Refuser mordicus de se jeter dans l’arène du marché réduit le champ des possibles et conduit insensiblement au désert. Malgré culture et savoir-faire, et même si l’appel au privé par l’État et les collectivités territoriales hybride les situations, le marché brouille les frontières.
Passer le Rubicon très bien mais avec quels atouts ? Sans outrance, il vaut mieux ajouter à son diplôme d’architecte celui d’HEC ou équivalent, de quoi voir clair dans les circuits politiques, économiques, financiers et administratifs pour les mettre au service de l’agence et du projet. L’idéal serait sans doute de boucler le cursus par une école d’ingénieur, voire – mais c’est pousser loin le bouchon – par un passage à Polytechnique et les Ponts et Chaussées. Des évidences ? Bien sûr.
Ensuite, sans être extraverti, déployer assez d’attraits pour être entendu, écouté, puis suivi : chercher l’appui d’officines plus ou moins officielles, dont il faut être membres ou sympathisants pour recevoir le coup de pouce décisif (clans, courants et partis politiques, franc-maçonnerie, réseaux d’acteurs) ; maîtriser discours et dialectique, le maniement souple des éléments de langage pour entraîner son maître d’ouvrage dans une histoire stimulante, le convaincre du bien-fondé de son récit grâce à une communication narrative séduisante et crédible.
Convaincre, car convaincu soi-même de la gravité des enjeux – la vie future des habitants au premier chef –, s’avère décisif, non par le truchement d’un ego surdimensionné mais grâce à une profonde compréhension des attentes de son commanditaire, y compris celles inexprimées, à débusquer, cerner, comprendre pour l’emmener plus loin, le métamorphoser en meilleur qu’il ne l’est. Soit un mélange subtil de sérieux et d’inventivité, de pas de côté, d’analyses transversales, d’arguments non pas livrés tout à trac mais à propos, à doses mesurées, réactives aux écueils et chausse-trappes, en sachant tenir avec souplesse, lâcher la bride sur le subsidiaire pour garder l’essentiel qui peu à peu se dégage et fini par emporter l’adhésion.
Malgré tout, se tisse toujours des relations humaines. Le croisement des cultures maîtres d’ouvrage et d’œuvre ouvre des perspectives insoupçonnées. Tendre au respect mutuel et au dialogue d’égal à égal vaut mieux qu’un mépris réciproque, une relation dominant dominé, donneur d’ordre et larbin.
Faut-il encore rassurer. Pourquoi le nier, la bouteille que donne une longue pratique et une série sentie de réalisations amadouent et tranquillisent. Cela ne suffit pas toujours. Certes une agence solide, aux services intégrés efficaces et multipliés apaise mais petite ou grande, jeune ou ancienne, faut-il qu’elle attire par “la“ compétence nécessaire et cruciale entre toutes, basée sur l’écoute, l’analyse, l’autorité et l’intelligence : sa capacité de synthèse !
En effet la multiplication des prestations, des servitudes urbaines, des règlements, des normes, des interdits, des obligations, des acteurs, des techniciens accrochés à leurs tableaux Excel, la pulvérisation des intentions appellent une vue d’ensemble, l’accord des partitions, la symphonie mieux que la cacophonie. Sans irénisme, avec la synthèse, l’urbaniste et l’architecte retrouvent un rôle clé perdu depuis des lustres que très peu réussissent à endosser, il est vrai. Pourtant elle seule préserve les intentions initiales, met en ordre, hiérarchise l’essentiel et le subsidiaire, déplace les enjeux et les logiques, fédère les ambitions et permet de viser et d’atteindre en fin de course les buts fixés en amont.
Pour construire la ville, la rentabilité, nécessaire tant qu’elle n’est pas éhontée, devrait se soumettre aux aspirations de beauté – ce mot que plus personne n’ose prononcer – de qualité esthétique à la fois du tissu urbain et de l’architecture, le parent pauvre d’à peu près toutes les nouvelles Zac de France condamnées à des assemblages de lego plus ou moins fardés de produits industrialisés.
Qui sait métamorphoser la densité nécessaire en atout ? Qui sait relier le nouveau et l’ancien, la mémoire et le présent, l’invention d’hier à celle d’aujourd’hui ? Qui sait l’art des perspectives, des proportions, des échelles, des accords subtils, le jeu savant des volumes dans la lumière ? Qui sait entremêler nature et civilisation ?
Pour ne prendre qu’un exemple, le logement, que chacun souhaiterait désirable, plus spacieux, généreux en longueur, largeur, hauteur, volume, bien éclairé, étendu vers l’extérieur, paisible, aéré, est soumis à des impératifs économiques et financiers qui dictent sa construction, son prix, son plan, modèlent son visage, ses surfaces, ses dimensions très économes (entre autres la chambre à 9 m², son plafond à portée de doigt en levant les bras…) et formatent ses caractéristiques avant même d’être conçu. L’idéal pour qui ? Le promoteur aménageur, l’architecte, l’habitant ?
La énième crise de l’immobilier amorcée en 2022, bien installée en 2023, après celles de 1991-1995, 2000, 2009, 2012 permet aux acteurs de pousser des cris d’orfraie et de regretter l’âge d’or des dernières années, soudain sectateurs de l’éternel « ça eut payé, mais ça ne paye plus ».
Crises à répétition ? Pour les éviter, faut-il s’inspirer de ce qui se fait de mieux et de plus abouti dans d’autres pays d’Europe, faut-il inventer de nouveaux modèles économiques qui réconcilient tous les acteurs de la constitution de la ville et les mettent au service de ceux qui l’habitent ? Un rêve éveillé ?
Jean-François Pousse
*Lire la première partie : De l’aménageur et de l’architecte : un pour tous ?