
Ce n’est pas la préservation de la biodiversité qui occupe les discours et qui nous pousse à agir, c’est notre peur de disparaître. Chronique d’EVA.
« L’architecture n’est plus un objet passif considéré dans son achèvement, elle est le lieu et le temps de nos habitats en suspens ». Les Entretiens d’EVA ont analysé une thématique, brûlante d’actualité : une seule terre, que deviennent les projets d’habitat ? Marc-Antoine Durand, coordinateur du cycle, rend compte de ces échanges.*
CHRONIQUE 06_ Écologie : la face B des imaginaires ? (Suite)**
Momoko Seto est réalisatrice et ingénieure de recherche au CRAL / EHESS, diplômée des beaux-arts de Marseille et du Fresnoy, médaille de cristal CNRS 2021, elle présentait cette année à Cannes (prix Fipresci), pour clore la Semaine de la critique son premier long métrage : Planètes – Dandelion’s Odyssey, l’histoire de quatre akènes de pissenlit projetés dans le cosmos suite à une succession d’explosions nucléaires qui détruisent la Terre, et qui, après s’être échoués sur une planète inconnue, partent à la quête d’un sol propice à la survie de leur espèce. Depuis 2008, et son court métrage Planet A, Momoko Seto a exploré d’autres planètes fictives : Planet Z en 2011, Planet Sigma (2014) qui a reçu le prix Audi Short Film Award à la 65ème Berlinale et Planet Infinity (2017).
Le cinéma de Momoko Seto est un manifeste en acte. L’anti-anthropocentrisme est trop souvent une arnaque à l’empathie : ce n’est pas la préservation de la biodiversité qui occupe les discours et qui nous pousse à agir, c’est notre peur de disparaître. Alors elle montre la nature sans nous. Elle nous efface. Grâce à des techniques de captation sophistiquées, elle distord le temps et l’espace, et crée des fictions d’un genre autre. Sans dialogue, sans morale, ses films nous montrent des mondes post-humains accueillants des formes de vies inattendues.
Le 28 novembre 2023, nous avons visionné avec Momoko Seto ses deux films Planet Z et Planet Sigma. Nos invités, Anne Simon, directrice de recherche au CNRS, professeur à l’École normale supérieure, responsable du centre international d’étude de philosophie française contemporaine, et Yves Citton, professeur de littérature et médias à l’université Paris 8, codirecteur de la revue Multitudes, ont ainsi pu prolonger leur réflexion sur les imaginaires.
Momoko Seto :
« Oui sur la question des temporalités. J’utilise plusieurs techniques pour filmer comme vous l’avez noté. J’utilise la technique des time-laps qui accélère le temps. Donc j’accélère le processus de pousse, des racines ou des blobs, dans Planet Z par exemple. Cette technique permet de donner une autre nature à quelque chose que l’on n’a pas forcément l’habitude de voir, par exemple dans Planet Sigma vous avez vu des petites fleurs blanches sur une surface rouge, c’est une sorte de moisissure qui s’appelle le rhizopus que l’on retrouve sur les fraises. Le fait de faire pousser ces moisissures comme si c’était un champ de fleurs, le time-laps, combiné avec la macro, permet cela.
J’utilise aussi une autre forme de temporalité qui est l’hyper ralenti. Avec une caméra qui s’appelle la Phantom, j’arrive à ralentir le mouvement des abeilles qui, en ralentissant prenne comme une autre nature, comme une abeille qui deviendrait faucon. La fumée aussi je l’ai ralentie, ou des cubes de glace qui s’enfoncent dans l’eau, qui explosent à la surface, qui deviennent des sortes d’iceberg qui se décompose à la surface. Ce travail sur les temporalités me permet de créer un espace qui a l’air d’être paisible, possible, mais pour cela il ne faut pas le ressentir quand on regarde le film.
Ensuite sur les imaginaires écologiques. Je suis née en 1980 et j’ai grandi avec des images de catastrophes mais je veux aller plus loin. Au-delà de l’humain, parce que la nature, quand on va disparaître, elle continuera bien sûr à se développer.
Marc-André Selosse dit que la crise de la nature est une arrogance, ce n’est pas une crise de la nature mais une crise de l’humanité. Ce n’est pas la crise de la nature, c’est nous qui sommes dans la merde. Alors mon idée n’est pas de montrer la catastrophe telle qu’on la vit mais de montrer que la nature est une force de vie, qui agit entre les êtres, entre les infras bêtes, entre les environnements, et qui est créatrice d’autres formes de vie. Ce sont là mes imaginaires écologiques ».
Yves Citton :
« Je pense que Momoko doit avoir des gènes de Charles Tiphaigne de la Roche.*** Je reconnais plein d’aspects de l’imaginaire de cet auteur dans son film, dans le second film en particulier, Planet Z. Ces impressions sensibles dans la visuelle, ces émanations de choses que d’habitude on ne voit pas, parce que c’est dans l’air. Ça flotte, on les respire, ça nous traverse et puis ça nous influence, des choses qui entrent en nous et qui nous influencent. Et là d’un coup on voit des spores, on aurait dit des spores. Dans ce film une idée très intéressante est le fait d’avoir des fonds noirs. Parce que les fonds noirs isolent la figure et souligne l’absence de fond : le fond, c’est noir.
Dans l’autre film au contraire, il y a beaucoup de plans dans lesquels on ne sait pas distinguer figures et fond. À des moments, le fond prend forme et se déforme, et j’ai trouvé cela très beaux. Par rapport à la problématique qui, moi, m’obsède avec ces histoires de fond, on voit là quelque chose qui, d’habitude, est ignoré. Le fond qui prend une forme, qui ne prend pas figure. Des plantes poussent, donc on voit la plante mais sous forme de choses qui ruissellent et l’on se demande si c’est une racine, ou si c’est quelque chose qui coule, on se demande si ça tient ensemble et si c’est en vie.
Dans cette espèce d’incertitude là, j’ai vraiment reconnu ce qui me plaît dans l’imaginaire de Charles Tiphaigne, pour qui la question des échelles était centrale. Et là de nous faire plonger dans des échelles de temps ou d’espaces complètement différentes, c’est l’enjeu aujourd’hui, c’était remarquable, merci ».
Anne Simon :
« Ce sont vraiment des films que je fréquente, que j’adore. D’abord parce qu’on a une pulsion herméneutique. On a toujours envie d’interpréter, on croit voir quelque chose, et Momoko nous prouve à la fin qu’on voit autre chose. On se croirait dans le cosmique et on est dans l’infiniment petit. Elle joue entre les deux infinis de Pascal et sème le trouble dans cette problématique scalaire dont Yves vient de rappeler à quel point aujourd’hui c’est un des enjeux de notre modernité.
Ce qui me frappe, c’est cette capacité qu’elle a à restituer l’intense et à nous fournir une nouvelle sensibilité grâce à la technologie justement, pour nous parler de l’écologie. Et cette nouvelle sensibilité passe par une texture visuelle paradoxale : on n’est pas dans de la 3D, ce qu’elle filme est réel mais on ne peut pas le voir, encore moins le toucher. Pourtant elle nous donne à voir cet invisible, et à ressentir sa texture, et puis bien sûr il y a toute la bande-son, ses films ne seraient pas les mêmes sans un véritable travail aussi sur le son ».
Cette résistance à l’interprétation est la preuve même de la réussite de son projet. Momoko Seto n’est pas ventriloque, elle ne parle pas à la place d’un autre qu’humain, mais elle crée, par les outils technologiques qui sont les siens, les conditions de son accueil, de sa réception. Pour que l’inattendu advienne, devienne, s’exprime, et que l’invisible du réel devenu paysage fiction ouvre un monde nouveau dont nous ne sommes pas les destinataires. Un cinéma pour non-humain, donc. Un voyeurisme presque (ses films porno-crustacés sont plus explicites à ce sujet), ou du moins l’exploration d’une autre intimité. Jean Douchet dans un commentaire célèbre sur le cinéma de Yasujiro Ozu, disait que le maître japonais donnait à la caméra la place du chien de la famille. Regard adapté à l’altitude domestique japonaise, et se mouvant dans l’espace à la rencontre des personnages et de leur intrigue : devenir chien pour dire les liens. Momoko Seto descend plus bas pour adopter le point de vue de l’infra animalité : du cristallin, du vaporeux, de l’indistinct. Et devenir spores pour dire les fonds.
Yves Citton :
« Les esprits élémentaires chez Tiphaigne de La Roche, ce sont des fonds qu’on ne voit pas, des choses qui sont autour de nous, qui sont un peu aériennes, invisibles, mais qui conditionnent nos milieux de vie. Toutes ses fictions nous racontent des choses qui sont là, qu’on ne voit pas, mais qui constituent le fond de notre agentivité.**** Par ces textes, il ne nous apprend qu’à les envisager : on ne peut pas les regarder car elles n’ont pas de figure ».
Marc-Antoine Durand
Coordinateur du cycle
**Lire Écologie : la face B des imaginaires (les mots)
*** Charles-François Tiphaigne de La Roche (1722 – 1774) est un écrivain français, auteur de romans utopistes et contre-utopistes, écrits anonymement pour la plupart, qui s’inscrivent dans les deux grands courants de pensée du XVIIIe siècle que sont le rationalisme et l’illuminisme.
**** L’agentivité est un néologisme forgé à partir de l’anglais « agency » qui désigne la capacité des individus (plus rarement des groupes sociaux) à être maîtres, ou en tout cas agents, de leur existence.
Momoko Seto, réalisatrice diplômée de l’École supérieure des beaux-arts de Marseille, puis Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains. Elle travaille au CNRS où elle réalise des documentaires scientifiques. En 2021, elle reçoit le Cristal du CNRS, la plus haute distinction en tant que cinéaste scientifique. Elle réalise en parallèle des films plus personnels, expérimentaux. Site web : https://setomomoko.org/
Anne Simon, normalienne, chercheuse en études littéraires et philosophiques, directrice de recherches CNRS, spécialiste de Proust, elle participe à la vitalité des humanités environnementale et de l’écopoétique en Europe.
Yves Citton, professeur de littérature et media à l’Université Paris 8, dans le département de littératures française et francophones. Il est co-directeur de la revue Multitudes.
*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.