
Ce n’est un mystère pour personne que le temps de réalisation d’un bâtiment a quasiment doublé en une ou deux générations d’architectes au fur et à mesure que diminuait le temps des études.
Ce que je veux dire est que le jeune diplômé d’une école d’architecture, en sortant de l’école aujourd’hui, a déjà intégré qu’il faut huit ans pour bâtir 400 logements et n’a aucun souvenir du temps où il en fallait la moitié. Je ne parle pas ici du chemin de grue, quand les immeubles étaient construits à la chaîne en six mois, mais d’une opération assez basique circa 2020 dans un pays en manque endémique de logements, sociaux notamment.
Pour autant, cela vaut pour une bibliothèque devenue médiathèque, pour une piscine devenue centre nautique, pour un hôpital devenu centre de soins ou pour un tribunal de grande instance devenu immeuble de bureaux : la durée de réalisation de n’importe quel projet semble s’étirer comme le temps dans une nouvelle de Kafka, incompressible et indéfinissable. Il est vrai cependant que Kafka n’aurait jamais imaginé qu’un recours aussi excessif qu’imbécile au copié-collé* vaille au XXIe siècle réflexion stratégique.
Les architectes se plaignent abondamment du temps de décision politique et administratif qui s’allonge en proportion de la réduction du temps des études. Ce qui est nouveau est que des maîtres d’ouvrage eux-mêmes commencent à mesurer l’étendue des dégâts. Certes, nombreux sont parmi ceux-là les adeptes du règlement de concours « tout compris », avec tant de missions gentiment imposées qu’au prix de l’heure syndicale, les honoraires des architectes devraient être doublés, la marge cadeau !
Il n’empêche. Le moindre projet, quelle que soit l’ambition du maître d’ouvrage, surtout s’il est exigeant d’un point de vue architectural, n’est aujourd’hui réalisé qu’à l’issue de négociations très longues et donc très coûteuses puisque le temps c’est de l’argent pour les maîtres d’ouvrage aussi.
Il leur faut en effet concilier des intérêts divergents : négocier avec les architectes qui pleurnichent tout le temps, négocier avec les promoteurs qui pleurnichent tout le temps, avec l’aménageur qui n’en finit pas de pleurnicher, avec les constructeurs qui n’en finissent pas de mégoter sur les matériaux, avec la collectivité qui n’en finit pas de revoir la programmation et de pleurnicher sur le coût des honoraires, avec les contraintes sociales, énergétiques et environnementales qui n’en finissent pas d’évoluer au fil du temps. Il suffit même que, dans ce délai, une fois tout le monde enfin d’accord sur un programme, il y ait un changement d’exécutif local ou une bonne guerre mondiale en Ukraine ou la grippe aviaire et c’est reparti pour plein de nouveaux tours de manège.
Sans parler de la technologie, les jeunes diplômés n’ayant par exemple aucun souvenir de la vie, professionnelle et personnelle, sans Internet ni téléphone. Et les vieux schnocks de s’étonner de la surprise des impétrants découvrant que l’humanité a survécu tant bien que mal pendant dix millions d’années sans le ‘smartphone’, le mot lui-même un oxymore.
Bref, à part les maquignons, les architectes, et désormais de rares maîtres d’ouvrage, qui a encore envie d’exercer un métier pareil ?
En vrai, à partir d’un niveau minimal de compétences, chacun est normalement heureux de faire son métier le mieux possible et de contribuer au développement harmonieux du pays. Le frein donc est le temps, surtout celui des autres quand il ne vous coûte rien. Dit autrement, la perte de temps, de toute sorte, partout, est en France devenue une industrie parce que le temps n’est pas ou peu monétisé. Une industrie néfaste ! Si les architectes étaient payés à l’heure comme les avocats, aucun ne pleurerait misère et ils jouiraient encore de la considération due à ceux qui gagnent bien leur vie pour vous la sauver. Et si l’Etat devait rembourser aux citoyens leurs heures perdues dans les dédales de son administration, il n’y aura plus de problème de précarité.
Ainsi, en conséquence d’une impéritie politique qui par son ampleur confine au génie, imaginons qu’un maître d’ouvrage vertueux propriétaire d’une libre parcelle et son architecte talentueux se serrent aujourd’hui la main pour un projet d’intérêt général qui les excite l’un et l’autre, le budget calé sans tricher ; il y a pourtant de grandes chances qu’ils ne se revoient plus avant que ne se passent trois ans, si tout se passe bien. Enquête quatre saisons, enquête publique, nouveaux machins qui s’empilent au fil des faits divers, étude d’impact tous azimuts et puis encore l’étude machin chose, etc. Cela tombe bien, il n’y a pas d’urgence !
Certes les procédures d’aménagement se sont alourdies pour des causes tout à fait légitimes, la protection de l’environnement est l’une d’elles. Mais comme tout se fait de façon itérative plutôt qu’en parallèle, le temps de production devient de plus en plus long au fil des nouvelles initiatives de fonctionnaires zélés sous la houlette d’élus apeurés et velléitaires avec un court niveau de concentration. Le temps qui coûte cher aux architectes et à la collectivité serait-il de leur fait ?
N’est-il pas étonnant par exemple que les études environnementales doivent souvent être réalisées par le maître d’ouvrage ou le promoteur arrivant sur une parcelle ? Il serait pourtant possible d’envisager des approches un peu plus globales, engagées par la collectivité et par l’aménageur, et livrées aux acteurs de l’acte de bâtir dans un kit de données factuelles : maîtres d’ouvrage, architectes, bureaux d’études sauraient exactement à quoi s’en tenir et dans quel cadre plus large que celui de la parcelle s’inscrire. Mais dans un pays ou l’homo politicus a du mal à marcher et mâcher du ‘chewing gum’ « en même temps », l’urgence est toujours de reporter en aval une problématique devant être traitée en amont.
Bref, s’il fallait hier quatre ans pour livrer un bâtiment et qu’il en faut huit aujourd’hui pour le même ouvrage, en espérant tous les recours purgés, pendant ce temps-là, quel est le coût de la différence ? La non-monétisation du temps, un fait culturel français ? Ce qui expliquerait chez nous l’inénarrable littérature en dix volumes et 48 tomes désormais dédiée au code de la construction, sans compter les annexes pour l’Outre-mer. À Nashville, Tennessee, le PLU fait six pages A4. Qui s’enrichit du temps perdu des autres ?
De fait, les entreprises elles-mêmes commencent à s’inquiéter. La logique est la même que pour le maître d’ouvrage : une entreprise de construction gagne plus d’argent quand elle passe sur le chantier le moins de temps possible avec le moins possible de mauvaises surprises. Aujourd’hui pourtant, le déficit de compétences ajouté au déficit de main d’œuvre, sans parler des coûts de construction, de la guerre en Ukraine et des catastrophes environnementales annoncées, fait que même les Majors n’ont plus que le souvenir du temps quand il leur fallait seulement quatre ans pour construire un lycée, et avec un architecte maître d’œuvre en plus. Les Majors vont finir par regretter la loi MOP !
Cela va sans doute dans le sens des nouveaux préceptes scandés sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux par Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA) : il faut arrêter de construire… au nom de l’écologie !
Comme ce n’est pas possible de cesser de construire, rallonger le temps d’exécution est une façon de ralentir le rythme des créations. C’est mathématique : s’il faut huit ans au lieu de quatre pour construire une école, dans vingt ans, moitié moins auront été construites. D’ailleurs les budgets de dingue destinés à l’éducation des populations sont toujours les premiers sabrés à l’aune de l’efficacité économique et, vingt ans plus tard, vous avez logiquement une génération qui croit que la terre est plate. C’est un peu comme si l’ordre des pharmaciens parcourait les médias pour expliquer à qui veut l’entendre qu’il faut arrêter de se soigner avec des médicaments et que lorsqu’on est malade il suffit d’attendre que ça passe ! Puis revenez dans vingt ans vérifier l’état de santé du pays !
Qui a le temps et les moyens d’attendre ? À court terme, pas les nombreuses petites et moyennes agences d’architecture.
Si le temps c’est de l’argent comme s’en inquiètent à juste titre maîtres d’ouvrage et entreprises, et que le temps des architectes est justement celui qui est le moins monétisé au fur et à mesure qu’augmente le nombre de missions qui lui sont demandées tandis que baissent les honoraires, faut-il s’étonner de la paupérisation de la profession ? Un sujet pour l’Ordre ?
En l’état, que dire au maire qui voit sa population augmenter et ses écoles exsangues ? Que dire au directeur d’hôpital qui doit développer sa capacité de prise en charge ?
À ce jour si vous êtes, entreprise et architecte, sincères vis-à-vis du maître d’ouvrage, la réponse n’est pas difficile : « Vous êtes pressés ? Deux modules préfabriqués RE 2020 dans la cour, posés sur plots pour ne pas imperméabiliser les sols, deux plantes vertes et ce sera parfait dans 18 mois ! Et il n’y aura aucun recours. Maintenant, si vous voulez un vrai projet durable et pérenne, une fois chaque alinéa paraphé par principe de précaution, on se revoit dans trois ou quatre ans pour en reparler ».
Christophe Leray
*Lire la chronique Control C / Control V au bonheur de l’administration