Quelle est la place de l’architecte dans la société et quelles sont les conditions dans lesquelles il est fait appel à lui ? Dernières pistes pour favoriser l’émergence d’une nouvelle culture. Chronique des limites planétaires.
Une question d’argent ? La rémunération des maîtres d’œuvre
Mobiliser l’intelligence des maîtres d’œuvre demande évidemment rémunération, qui doit trouver place dans l’équilibre du projet. Mais avant la question du caractère suffisant (ou pas) de cette rémunération (1), se pose celle de son mode de calcul, en général pourcentage du montant de travaux.
Cette rémunération au volume n’incite pas forcément à injecter plus de réflexion pour proposer le projet le plus juste et réinterroger la question posée, c’est-à-dire que le maître d’œuvre n’y a pas d’intérêt financier – ce qui ne signifie pas qu’il ne le fait pas spontanément (2). Cependant, prendre du recul demande souvent de prendre du temps, et parfois de prendre des risques, deux éléments motivant en général rémunération, pour finalement « changer de matière grise ».
De plus, l’effort nécessaire pour mettre en œuvre des solutions nouvelles, en particulier des solutions qui sortent du champ des catalogues industriels éprouvés, peut s’avérer considérable. Le réemploi l’illustre parfaitement : le travail d’identification des gisements et des bonnes filières de reconditionnement est inexistant si l’on recourt au catalogue.
Le facteur de complexité apporte une première réponse mais pourrait plus explicitement valoriser ces dimensions « pionnières », dont déjà le contexte de réhabilitation, amené à devenir la référence. Les principes de rémunération peuvent également introduire un bonus-malus carbone (3) sur l’exemple de ce qui existe déjà en euros – ce qui suppose un suivi de contrat particulièrement rigoureux. Plus radical, pourrait également être envisagé un principe de rémunération à l’usage, c’est-à-dire calculé en fonction du nombre projeté d’usagers des lieux et de la nature de l’usage permis.
Le commissionnement architectural
Le commissionnement est défini comme « l’ensemble des tâches pour mener à terme une installation neuve afin qu’elle atteigne le niveau des performances contractuelles et créer les conditions pour les maintenir » (4) : c’est un outil de plus en plus mobilisé dans le champ de la performance énergétique.
Reprenant la définition, après tout assez large, nous pouvons proposer un commissionnement architectural, qui aurait pour objectif de garantir qu’un niveau de performance implicitement exigé par les enjeux environnementaux soit bien atteint : à savoir la capacité des lieux à accueillir un usage imaginé. Il consisterait également en un retour d’expérience, plutôt deux à cinq ans après la livraison, horizon de temps pendant lequel une divergence par rapport aux usages décrits dans le programme a pu se manifester. Le bâtiment ou l’aménagement urbain ont-ils su s’adapter à des usages qui changent ? Est-il nécessaire d’augmenter la capacité d’adaptabilité des lieux ?
Ce rapport devrait être rendu public (5) pour les projets publics, de façon à nourrir la formation continue des acteurs de la ville : il serait d’ailleurs probablement attendu par la profession comme la friandise d’après repas pour les projets « emblématiques ».
Faire entrer la critique architecturale dans le débat public
Nous préconisons enfin d’encourager la prise de parole des architectes dans le débat public, parallèle de l’exhortation par Étienne Klein aux ingénieurs (6). L’architecture est l’un des champs où les goûts des sachants sont très différents de ceux des non-initiés (7) : parler d’architecture, c’est donner les clés de l’émotion architecturale et de la passion subtile, c’est aussi faire œuvre de pédagogie pour transmettre la juste traduction des enjeux environnementaux. In fine, l’objectif est de donner au grand public (et par rebond, aux décideurs politiques) envie de dépasser le « coup de façade ».
Écrire un manifeste est une contribution tangible à ce chantier, un très bon exemple étant le « Manifeste de la frugalité heureuse et créative » lancé par Dominique Gauzin-Müller, Alain Bornarel et Philippe Madec, qui compte en décembre 2023 plus de 16 000 signataires (8). Le manifeste a été l’amorce d’un chantier de fond, avec la création de groupes locaux pour diffuser la démarche, et l’occasion d’un rayonnement médiatique large. La contribution des architectes et de l’ensemble des maîtres d’œuvre passe par la participation à différents médias, podcasts, tribunes, interviews, les acteurs de la ville étant souvent les bienvenus même dans des lignes éditoriales grand public. Ils peuvent également prendre directement la parole en créant leur média ou via internet : saluons le travail de quelques pionniers comme Chroniques d’architectures (9), Yann Legouis de Sapiens Architecture (10), ou encore les Suisses 2401 (11).
Partager les clés de lecture de la construction de la ville peut passer par de multiples canaux (12). Comme le rappelle l’Ordre des architectes, les actions de médiation architecturale peuvent être multipliées avec l’appui des Maisons de l’Architecture : il en existe 35, réparties sur le territoire (13). La discussion citoyenne est également un canal particulièrement appréciable, surtout à un échelon local. De nombreuses collectivités comme Bordeaux, Lyon, Strasbourg ou Montreuil, ont mis en œuvre des « chartes locales de qualité urbaine ». Ces chartes sont un outil précieux pour les projets à venir mais leur élaboration même revêt un intérêt en soi dès lors qu’elle ouvre lieu à débat sur le territoire. Les communautés d’agglomération pourraient d’ailleurs enrichir la discussion avec la création de leur palmarès local : autant d’accroches concrètes pour embarquer les citoyens.
Renverser la question : de l’esthétique de la transition énergétique
En conclusion, nous souhaitons renverser la question : en quoi l’architecture doit-elle influer sur la transition énergétique ?
Les énergies renouvelables, appelées à se déployer massivement sur le territoire français (14), auront une empreinte spatiale conséquente, car il s’agit d’énergie beaucoup plus distribuée que les énergies fossiles et fissiles, à l’inverse très concentrées. Ainsi, comme le précise RTE, « le développement des énergies renouvelables soulève un enjeu d’occupation de l’espace et de limitation des usages ». Cette présence dans les paysages urbains autant que ruraux est un enjeu pour la bonne intégration et l’acceptation de la transition énergétique.
Dans le catalogue de l’exposition « Énergies légères » au Pavillon de l’Arsenal (15), Raphaël Ménard propose ainsi : « Près de cinquante ans après la loi sur l’architecture du 3 janvier 1977 – qui définit l’architecture comme une expression de la culture – cette législation pourrait évoluer afin que les architectes, paysagistes et designers, aux côtés des ingénieurs, soient consultés dès lors qu’une quantité minimale d’énergie est en jeu ». Voici un élargissement intéressant du champ d’action de l’architecte, qui achève de démontrer qu’en matière de transition, l’architecture est solution.
Pour le groupe RBR-T
Emilie Hergott, architecte-Ingénieur, Directrice environnement & numérique au sein d’Arep.
Cédric Borel, Directeur, Action pour la Transformation des marchés (A4MT)
* Retrouvez toutes les Chroniques des limites planétaires
Les « Chroniques des limites planétaires » sont issues d’une note du groupe prospectif du Plan Bâtiment Durable, RBR-T, co-présidé par Christian Cléret et Jean-Christophe Visier.
(1) L’architecte, payé son pesant d’or, vaut-il tripette ? – Chroniques d‘architecture
(2) Comme l’ont fait magistralement Lacaton & Vassal pour « l’embellissement » de places à Bordeaux lacaton & vassal (lacatonvassal.com) ou encore Simon Teyssou
(3) Comme mis en œuvre par exemple dans le contrat cadre liant AREP à la SNCF « La ville post-carbone, mode d’emploi » – Re-création Magazine
(4) Commissionnement – Costic
(5) Les commissions publiques, comme celles de la démarche « Batiment durable », ouvrent la voie
(6) « Les ingénieurs, on ne les entend pas beaucoup » – YouTube
(7) On pourrait même croire, non sans malice, qu’un sachant se sent reconnu dans sa science précisément lorsqu’il se forge une appréciation différente du quidam.
(8) Manifeste pour une Frugalité heureuse et créative – (frugalite.org)
(9) Chroniques d‘architecture | Actualité de l’architecture
(10) Yann Legouis, » Construire peut attendre. Réflexions pour un aménagement durable du territoire « – YouTube
(11) 2401 – Ce bâtiment est-il bon pour l’environnement ?
(12) Voire même le spot TV comme pour la dernière campagne de l’ADEME ? Nouvelle campagne de communication – ADEME (epargnonsnosressources.gouv.fr)
(13) Les Maisons de l’Architecture | Réseau des Maisons de l’Architecture
(14) Selon le rapport «Futurs énergétiques 2050 » par RTE, les énergies renouvelables solaires et éoliennes doivent être multipliées respectivement au moins par 7 et 3 par rapport à leur capacité actuelle, comme prévu dans le scenarii y faisant le moins appel Futurs-Energetiques-2050-principaux-resultats.pdf (rte-france.com)
(15) Energies Légères, usages, architectures, paysages, Raphaël Ménard, Editions du Pavillon de l’Arsenal, 2023