Faire la queue parce que le musée est signé untel ? S’extasier de la pénétration de la lumière dans le projet d’un autre ou de la poussée de tel édifice dans le port d’Amsterdam ? Bientôt, les anti-spams ne permettront plus de l’écrire. En ce siècle, le XXIe, quand les papes démissionnent en latin, qu’en est-il du langage de l’architecture dont il ne reste que quelques mots, pour le bien de tous ?
L’écrit circule aujourd’hui via des ‘réseaux sociaux’ et des boîtes mails – comme s’il pouvait en être autrement soit dit en passant – et se voit donc désormais soumis au filtre des anti-spams, dont chacun possède maintenant licence. Vraiment, chacun ne reçoit plus, ou si peu, d’offres pour des pilules magiques.
De fait, les anti-spams sont de plus en plus perfectionnés. Ainsi, Le Monde*, se fiant à «plusieurs sites spécialisés», découvre que «[Apple,] la firme de Cupertino contrôlerait le contenu des courriels avant de laisser entrer ou sortir ceux-ci de son service iCloud»*. En clair, feu Steve Jobs décide encore de ce qui est bon ou pas pour votre tendre vocabulaire.
La firme n’est pas la première à se préoccuper d’humanité mais elle a ajouté un filtre au filtre, inconnu de l’utilisateur, afin que ce dernier ne soit pas brutalisé par le poids des mots et le choc des photos. La censure pour votre bien ? Les anti-spams en sont les garants.
Voyons la liste des mots à risque susceptibles d’être interdits. Mycose par exemple, parce qu’un spammer peut en profiter pour fourguer son médoc’. Contre la mycose ? Le Viagra ? Ainsi en serait-il pour tous les mots de ce champ lexical : grippe, rhume, éternuement, scoliose, poliomyélite, acné, etc.
Imaginez, par exemple, le titre d’un article du Monde ainsi libellé : ‘Réforme 2013, poussée d’urticaire chez les architectes’. De la poussée ou de l’urticaire, le coeur de l’anti-spam balance.
Le mot usuel ‘Casino’ ? Jeux d’argent, jeux de vilains : interdit ! Même si un architecte a signé le nouveau temple du jeu de Super-les-Bains. Le nom commun ‘frustration’ ? Interdit ! Même si un architecte s’insurge des choix d’un maître d’ouvrage. Maître d’ailleurs, au féminin, c’est maîtresse. A éviter donc. Bientôt maître d’oeuvre idem ?
Le nom de lieu ‘Bois de Boulogne’ passera les anti-spams anglo-saxons. Va pour le ciel aussi longtemps qu’il n’est pas septième.
Parmi les mots tabous : ‘love’, ‘kill’, ‘botox’, ‘castratrice’, ‘hystérie’, ‘bonbon’, ‘3615’, ‘amour’, ‘pied’, ‘poil’… liste non exhaustive.
C’est pourquoi d’aucuns auront remarqué que les titres des articles publiés sur une newsletter diffèrent parfois des titres de l’édition originale en ligne. La news doit en effet passer l’algorithme des garants des bonnes moeurs.
Si Le Monde ne peut plus titrer dans sa newsletter ‘Diagonale libérale : le laboratoire ‘Viagra’ publie des résultats trimestriels en hausse’, alors les autres…
Du coup, puisqu’ils n’auront plus badge de vertu, voici quelques titres auxquels vous échapperez désormais :
> L’érection d’une bitte d’amarrage dans un cul-de-sac, donc ;
> Casino anorexique ? L’architecte a tout perdu sur tapis vert ;
> Conception d’un hôtel organique à Bangkok signé l’architecte ;
> Aux Halles, la Canopée comme au trou ? (champ lexical ‘trou’, ce n’est même pas la peine) ;
> De cet architecte, ce qu’il vit, ce qu’il fit ;
> Artères fluides, l’architecte a du coeur ;
> A coup de parpaings, un bâtiment insolent en banlieue chaude (champ lexical ‘chaude’ = alerte rouge) ;
> A Agen, le soleil de l’agence d’archi Râ les brise (soleil) menues ;
> Fondement ou fondation : première oeuvre ! ;
> Etc.
Bref, les algorithmes ne savent rien du Robert.
De fait, les spammeurs ne s’inquiètent pas trop. Ils envoient désormais leur promotion de pilules magiques avec pour ‘objet’ des titres comme ‘Stimulez le travail d’équipe’, ‘Le bonheur est pour demain’.
Les anti-spams n’y voient pas malice. D’autant qu’ils agissent en amont, sans rien dire, pour votre bien.
Le mail 3.0. ou l’architecture en trois mots, pour les nuls.
Christophe Leray
* ‘Apple iCloud bloquerait des courriels par erreur’, LeMonde.fr, 1er mars 2013
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 6 mars 2013