Il est difficile pour quiconque d’échapper à la communication de masse qui vaut désormais politique. Sauf que celle-ci semble avoir aujourd’hui atteint ses limites quand des gens bien intentionnés en viennent à considérer comme vérité révélée qu’il faut construire en bois place des Victoires à Paris.
C’est la problématique des concepts à la mode formant ensemble une nouvelle doxa derrière laquelle il est si facile de se réfugier et qui permet de faire l’économie de toute profondeur de réflexion. Pour ce qu’il en est de l’architecture, force est de constater la difficulté pour les étudiants et jeunes professionnels d’inventer ou de développer une démarche qui leur soit propre hors de ce qu’il est bienséant de penser à l’instant T. Il leur faut pourtant se défier, c’est l’essence de leur métier.
Un exemple pour illustrer mon propos. Quand Patrick Blanc « invente » en 1986 le mur végétal, c’est un biologiste et un botaniste qui fait œuvre d’artiste et en tant que tel développe les idées souvent poétiques qui sous-tendent ses créations. C’est beau, c’est nouveau et, au début de la prise de conscience des enjeux environnementaux, « mur végétal » sonne comme une martingale pour des élus en mal d’imagination. Apothéose en 2004 avec le « tableau végétal » du musée du quai Branly à Paris (tableau qui devra d’ailleurs être renaturé dès 2017). Le succès est mondial.
Bref le mur végétal est soudain devenu une solution tip top pour l’environnement – ça aspire le CO² et produit de l’oxygène, rendez-vous compte ! Sans parler de l’Amazonie… – et nombre d’architectes curieux et de bonne volonté de se lancer par eux-mêmes pour en éprouver les contraintes. Ils sont bientôt suivis par les industriels qui vont vite exploiter le filon depuis que les politiques, sans y penser plus, se mirent à imposer des murs végétaux un peu partout. Les images des perspectives étaient alors incomparables.
Pendant dix ans, ce fut la foire à l’innovation : plus un bâtiment sans son mur végétal, les experts praticiens se tirant la bourre – qui aurait le plus beau, le plus grand, le plus vivant – et Edouard François, qui n’était pas encore de la Maison, imaginait même un « immeuble qui pousse ». Lors de cette première décade des années 2000, les étudiants en architecture s’employaient de bonne foi et avec enthousiasme à reproduire à l’infini sans s’en apercevoir un thème que Vincent Callebaut décline depuis trente ans déjà sans construire jamais !
Aujourd’hui, dix ou quinze ans plus tard, l’immeuble d’Edouard François n’a toujours pas poussé et plus un maître d’ouvrage ne veut d’un mur végétal : ils sont compliqués à entretenir et d’une horreur absolue dès que crèvent les plantes. Ces tristes murs végétaux, dont il ne reste souvent qu’un obscène appareillage métallique, sont désormais visibles partout dans le pays et plus un étudiant d’architecture ne l’évoque dans son PPE, au risque du ridicule.
Finalement, quand d’aucuns s’aperçurent que les plantes avaient du mal à pousser à flan de falaises urbaines, oubliant le lierre et la vigne vierge séculaires, la bonne idée fut le toit partagé ET végétalisé. C’est désormais là que se trouvait la solution pour sauver la planète : la forêt urbaine perchée. Il est hélas à Paris interdit d’y faire un barbecue…
Le temps que les politiques, ayant constaté le désastre, oublient ce qu’ils disaient hier et se défaussent sur les architectes – phénoménale perte de temps et d’argent quand on y pense – une nouvelle Bonanza voit le jour. Nombreux par exemple sont les étudiants et jeunes professionnels se réclamant désormais d’une démarche de « frugalité », ça sonne bien et ça fait plaisir à tout le monde. Certes, mais encore ?
Quand Philippe Madec « invente » le concept de frugalité, cela fait déjà vingt ou trente ans qu’il a identifié les enjeux du climat et prône avec son bâton de pèlerin une autre façon d’aborder l’architecture. Il faudra encore vingt ans pour que le style international, pour faire court, ne commence à être enfin décrié en raison de son anachronisme environnemental. Il aura en revanche fallu beaucoup moins de temps pour les politiques et les industriels, face à la catastrophe environnementale à venir, pour se saisir du concept de frugalité et faire tourner à plein la machine à communication pour les premiers, la machine à cash pour les seconds. Regardez comme on s’active pour le climat !
Au point pour les maîtres d’ouvrage d’imposer bientôt la frugalité dans leurs appels d’offres sans avoir le début du début d’une idée de ce que cela signifie – ils n’ont pas le temps de lire Madec – sinon que cela va, selon les cas, leur coûter plus ou moins cher. Il y aurait pourtant beaucoup à redire sur le concept – la frugalité, c’est pauvre quand même – * et ce serait justement normalement le rôle des étudiants et des jeunes archis de remettre en cause ce qui apparaît désormais comme un dogme. Or, c’est souvent l’inverse qui se passe : la frugalité finit par justifier la paresse intellectuelle.
Logiquement, nous sommes en France passés rapidement de la frugalité, via la construction bois à tous crins, au réemploi. C’est le dernier bonbon à la mode que presque tous les étudiants et jeunes professionnels ont pour l’heure à la bouche et qu’ils savourent doctement comme leurs prédécesseurs s’étaient entichés du moelleux et odorant mur végétal.
Le réemploi est certes une idée, un outil, un moyen, une possibilité sans doute utiles et pertinents à l’occasion mais ne peut en aucun cas être l’alpha et l’oméga d’une « démarche » pourtant désormais à son tour devenue incontournable. Avis aux hérétiques ! Qu’est-ce qu’une « démarche de réemploi » ? Réemployer au mieux les matériaux disponibles ? à quels coûts ? dans quelles conditions ? avec quelles normes ? avec quelle certification ? Etc. Bonnes questions mais tout cela depuis le Colisée n’est pas bien nouveau et ne fait sûrement pas en soi « une démarche de réemploi ». Ne parlons-nous pas d’architecture ? Ce ne sont jamais les matériaux qui font l’architecture.
Cette notion qui fait frissonner les jeunes architectes contemporains pourrait pourtant dans ce pays revêtir un caractère excitant. Souvenons-nous de Wang Shu. Quand il récupère les briques et tuiles cassées des villages détruits de Ningbo, dans l’est de la Chine, pour en faire le matériau du nouveau musée de la ville, il ne s’agit pas d’une « démarche de réemploi » mais d’une démarche politique. Laquelle aura un retentissement planétaire et lui vaudra plus tard le Pritzker. Croyez-moi, ce n’est pas de ce réemploi-là dont nous (grandes) bassinent les bonnes âmes, nouvelles converties aux vertus prônées par l’Abbé Pierre.
Un bâtiment carré en parpaing de récup avec une seule porte et deux petites fenêtres en PVC trouvées dans la poubelle est tout à fait frugal. Pour autant, qui souhaite un tel ouvrage pour soi-même ?
De nombreux jeunes architectes ayant tous ou presque sans ambiguïté les qualités techniques nécessaires semblent ainsi tenir pour acquis qu’une ferme urbaine, une serre, une microbrasserie, etc., en bois et en réemploi avec une grande attention portée au bien-être des artisans et sans qu’aucun animal ne soit maltraité, sont en soi des programmes innovants et que leur seule évocation permet de se passer d’une vraie réflexion quant au sens même de ces programmes à cet endroit. Comme si la tour Vivante de l’agence SOA n’avait pas été publiée depuis déjà presque trente ans !
Logiquement, nous en arrivons au concept contemporain de la transformation des bâtiments, devenu à son tour un nouvel enjeu important. Parce qu’en effet, à l’arrivée de l’automobile, les hommes n’ont jamais su quoi faire des anciennes écuries ! Mais bon, la nouvelle doxa est qu’il ne faut plus construire mais réemployer l’existant, c’est une évidence et la discussion est close.
Pourquoi ne pas pourtant questionner le caractère éphémère de certaines architectures de notre époque ayant un cycle de vie très court. Des architectes construisent des bâtiments qui, espèrent-ils, leur survivront, d’autres voient leurs bâtiments mourir avant eux et fabriquent des « ruines instantanées ». Le bâtiment mal construit il y a vingt ans, faut-il lui permettre d’emmerder ses habitants ou usagers pendant encore 20 ou 40 ans, surtout à coups de charges à la fin impossibles à assumer ? Les bâtiments en question, sous les radars des magazines spécialisés, c’est tous les jours qu’ils sortent de terre avec oh de si bonnes intentions, et pas qu’en Chine. Il suffit de consulter les pages immobiliers des quotidiens régionaux.
Enfin, au bout de la logique, le pays se retrouve avec de jeunes architectes qui défendent le concept pour le coup innovant de ne plus construire du tout puisque « tout est déjà là en quantité suffisante », ce qui reste à démontrer. Mais s’il n’y a pas de volonté de construire, pourquoi vouloir être architecte ? Il y a plein de métiers au service du développement durable, dont ces jeunes gens seront étonnés de découvrir que le concept est né avant même leur propre naissance et, au fond, dès la nuit des temps : forestier, avocat, chercheur, philosophe, paysan, militant dans une ONG, artiste, etc.
Dans un esprit normalement constitué, être architecte c’est vouloir construire pour l’intérêt général. C’est d’ailleurs la définition du dictionnaire et une ambition légale. Que dirait-on d’un médecin qui décide de ne soigner qu’avec des médicaments de réemploi, issus de plantes récupérées en circuits courts dans un bout de la forêt polluée du coin ? Certes décoctions, simples et infusions d’herbes ont sans doute leurs vertus mais…
D’où la question : à les écouter et les entendre, la vision de nombre de ces futurs architectes n’est-elle déjà aussi éculée que celle d’élus apeurés et à bout d’idées recyclant toujours plus vite, sans vergogne et sans y comprendre rien, les inventions des autres ? Plutôt qu’un consensus mou et résiduel puisqu’à moitié compris, un peu de fantaisie et d’audace ne seraient-elles pas de mise ? Le réemploi d’une centrale nucléaire par exemple ?
Doxa et architecture sont des mots qui ne vont pas bien ensemble ! Quitte à faire face aux enjeux du monde contemporain, l’imagination et la souplesse intellectuelle seront pour les architectes de meilleurs atouts de conception que de s’en remettre à l’intelligence artificielle.
Christophe Leray
* Ecouter notre Podcast – Philippe Madec, de la frugalité heureuse, dit-il