Laissez-moi vous raconter. Un jour, j’étais sur la planète Zorg. Féru d’architecture, c’est mon métier, en guise de reportage, je m’enquis donc de l’enseignement dispensé aux futurs ‘starchitectes’ en leur planète.
Apparemment, sur Zorg, personne n’est content du fonctionnement des écoles nationales mais bon, sur Zorg, personne ne semble content de rien.
«Malheureux, parlez plus bas», m’enjoint un quidam zorguian. «Quoi ?», me dis-je, «il n’est question que d’architecture ; faut-il en ce pays craindre police politique ?».
«Tout à fait», me répondit en chuchotant le Zorguian. «Voyez», me dit-il, «les directeurs des écoles d’architecture sont nommés dans le secret du conseil des ministres».
Mon zorguian étant ce qu’il est, je ne fus pas certain de bien comprendre son propos.
Certes ! Je me souviens en effet que sur Terre, en Biélorustan par exemple, même la madame pipi de la gare centrale était, il y a longtemps, nommée dans le secret des délibérations du Conseil, mais ici, sur Zorg, nommer ainsi des directeurs d’écoles, d’écoles d’architecture qui plus est… Je baissais la voix.
«Et vous ne savez pas tout !», poursuivit le Zorguian bavard. «Il s’en passe de drôles dans ces écoles nationales», dit-il. «Ne lisez-vous donc pas la Gazette de Zorg ?», dit-il encore en me mettant sous le nez la Une du canard du jour.
‘L’Etat condamné pour faute lourde par le tribunal administratif dans une affaire de harcèlement moral au sein de l’école nationale d’architecture d’OberZorg. M. X., directeur de l’établissement, mis en cause‘, criait le gros titre*.
«Comment ?», dis-je, «quel est ce torchon qui ose ainsi laisser penser que la gouvernance d’une école d’architecture, sans doute l’un des arts les plus anciens… Comment imaginer telle ignominie dans tel temple dédié à la créativité, à l’ingénierie et la technique, aux humanités en somme, fussent-elles zorguiennes… ?».
Je dus pourtant me rendre à l’évidence. Le jugement du tribunal faisant foi – sous réserve d’appel -, je me fis donc à l’idée d’un dysfonctionnement localisé.
«Pas du tout», me dit le Zorguian. «Ca fait dix ans que ça dure à OberZorg ! Et vous ne savez pas tout», insistait-il. «M. X. est l’actuel président de l’association des directeurs d’écoles nationales d’architecture», m’annonça-t-il alors. Les bras m’en tombèrent et je dus m’assoir.
«Mais, enfin…», me dis-je, «comment une telle communauté scientifique, intellectuelle, technique et artistique – oui, artistique – que celle des présidents d’écoles d’architecture de la planète Zorg peut-elle élire pour président quelqu’un dont les méthodes valent condamnation ? Sur Zorg, la compétence avérée n’est-elle donc pas le premier et le dernier des critères pour être directeur d’école ? Les Zorguians sont-ils donc sourds, aveugles et muets ?».
«Pas les Zorguians, le Conseil», m’indiqua celui-là. «Et vous ne savez toujours pas tout».
«Encore ?», pensais-je avec colère, n’étant pas loin de remettre cet insolent Zorguian à sa place tant était grand le dépit de trouver sur Zorg de telles moeurs. En effet, chacun sait que l’architecture est, comme le mot, aux sources des civilisations et donc de la plus haute importance.
«Justement !», m’asséna le Zorguian. Je vis sur son visage, pour la première fois, un sourire que j’interprétais mal. Il m’apprit alors, qu’en effet, le ministre zorguian de tutelle avait pris, en due célérité, une sage décision et exfiltré le directeur indélicat d’OberZorg pour le nommer… directeur de l’école d’architecture d’UnderZorg. Une promotion sans doute !
«Allons, il ne suffit pas que l’on souffrit ici pour que l’on souffrit encore là ?», me dis-je, scandalisé.
J’avais en effet en mémoire ces légendes terriennes quand des institutions reconnues, voire vénérées, ne faisaient que transférer d’une école à l’autre les professeurs et tuteurs indélicats, au grand dam des uns et des autres. Des méthodes révolues sur Terre mais visiblement encore en cours sur Zorg. Imaginez ma surprise !
Cette fois, le Zorguian était en confiance et sans doute pensait-il que ma patience à l’écouter valait quitus de ses allégations pernicieuses car, à ma grande surprise, il poursuivit ses sarcasmes.
«Savez-vous par exemple qu’un député zorguian vient de remettre à la ministre de tutelle un volumineux rapport intitulé ‘Rapport de la concertation sur l’enseignement et la recherche en architecture’ ?»**.
Oui, je le savais et j’étais heureux de le signifier à l’impudent. En effet, un député zorguian, mandaté par son gouvernement, venait de remettre pas moins de dix propositions (version abrégée – en fait il y en a plus de trente, allez comprendre -) pour ‘soutenir l’enseignement supérieur et la recherche en architecture’ parmi lesquelles :
> L’établissement d’une co-tutelle du ministère de l’Enseignement Supérieur sur les écoles d’architecture, qui relèvent actuellement du seul ministère de la Culture ;
> L’évolution du statut des écoles vers un statut proche des Etablissements publics à caractère scientifique culturel et professionnel (EPSCP) ;
> L’accès progressif des enseignants des écoles d’architecture au statut d’enseignant-chercheur ;
> La définition d’un programme national interministériel de formation et de recherche en architecture.
Et aussi, proposition 23, ‘Modifier les règles relatives à l’élection des présidents et à la désignation des directeurs des Ecoles nationales supérieures d’architecture’.
«Alors quoi ?», dis-je, impatient.
Pour le coup, le Zorguian partit d’un franc éclat de rire. «Oui, pourquoi pas deux mille propositions tant qu’il y était», ricana-t-il.
«Ecoute», me dit-il – et je n’étais pas sûr d’apprécier sa familiarité – «cela fait plus d’un an que le nouveau président zorguian est élu, tu le sais n’est-ce pas ?».
«Evidemment», répondis-je, vexé.
«Bien», poursuivit le Zorguian, «donc, plus d’un an après, il faut au moins les deux milles propositions d’un notable pour que la ministre de tutelle des architectes commence à se faire une idée de ce qu’il faut faire en matière d’architecture, à commencer par faire le tri des propositions de son propre émissaire».
Nous avons tous deux marqué une pause.
«Sur Zorg, la politique de l’architecture, c’est ne rien prévoir», conclut-il d’un air entendu.
Encore une fois, je dus me rendre à l’évidence. Voilà en effet, me dis-je, une politique étonnante – se faire élire d’abord, réfléchir ensuite -, surtout dans un domaine, l’architecture, qui touche absolument à la vie de toutes et tous absolument tous les jours.
«Et pour faire son rapport, le notable, il a consulté qui d’après toi, parmi d’autres ?». L’oeil malicieux du Zorguian m’invitait à réfléchir et je ne faisais désormais plus cas de son tutoiement.
– Non ?, devinais-je.
– Si !
– M. X., le président de l’association des directeurs des écoles d’architecture de Zorg ?
– Evidemment !
«L’Etat serait donc conseillé par celui-là même qui le fait condamner», me dis-je, incrédule.
«Bienvenu sur Zorg !», dit le Zorguian.
Qui s’esclaffât à nouveau de telle façon que, pour le coup, je me surpris à rire à gorge déployée avec lui. «Chut, chut», me dit-il enfin, inquiet, entre deux hoquets. Un Zorguian qui rit aux larmes, appris-je à cette occasion, dégage un air d’une infinie tristesse.
Mais il était déjà temps de partir et de prendre la navette qui me ramenait vers la planète éternelle.
Durant le voyage, je repensais à ma conversation avec cet étrange Zorguian. J’étais heureux, et fier, de rentrer chez moi où de telles pratiques étaient inconcevables et où l’architecture, en tant que science et technique à la source des civilisations, était enseignée dans les écoles selon les règles de l’art à fin d’édification de l’esprit et sécurité des êtres vivants.
Pour le coup, je m’endormis et trouvais le trajet bien court.
Christophe Leray
* Dépêche de l’AFP datée du 10 mai 2013
** Vincent Feltesse a remis le 8 avril 2013 à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, le rapport de la concertation sur l’enseignement et la recherche en architecture qu’il a présidée, en présence des 39 membres du comité d’orientation de cette concertation.
Cet article est paru en première publication sur Le Courrier de l’Architecte le 15 mai 2013