Y a-t-il une vie avant l’architecture ? Apparemment oui, si l’on en croit l’architecte Jean-Paul Lubliner. Encore que… Pour ce qui le concerne, l’architecture était au début et elle est encore à la fin. Portrait.
Sur une terrasse près des Champs Elysées
Nous sommes sur le toit d’un bâtiment R+7, la vue à 360° est superbe, on pourrait toucher le toit du grand palais, le regard plonge vers les cœurs d’îlots. Des ouvriers terminent d’installer les garde-corps, les éléments techniques, dans un coin, sont désormais caché, le sol en caillebotis. Tout est neuf. Une agence de com possède tout le dernier étage de l’immeuble. Au fond, une salle de réception avec un bar au centre et un grand écran. De chaque côté, une étroite coursive extérieure.
C’est l’agence de com qui a créé la terrasse sur le toit et il est facile d’imaginer ce qu’il va s’y passer l’été venu. Les travaux ont permis la réfection de l’étanchéité et un escalier remplace désormais la dangereuse l’échelle de service. C’est la levée des réserves. Sont présents l’architecte, le maître d’ouvrage et le patron de l’entreprise qui a réalisé les travaux et installé l’escalier. Ce dernier attend donc que le reliquat de sa facture lui soit payé comme prévu à la levée des réserves.
Les réserves sont effectivement levées, à quelques infimes détails près – deux manchons manquants par exemple – mais le client est soupçonneux et s’inquiète pour ses manchons. L’entrepreneur en est sidéré, le ton monte quand intervient Jean-Paul Lubliner l‘architecte. Patience, pédagogie, cellule d’intervention psychologique, il finit par mettre tout le monde d’accord. Le client garde 10% de la facture, quand ils ont un moment ou qu’ils passent dans le quartier, les gars de l’artisan reviendront avec les manchons et basta. L’artisan repart avec son chèque, le client est ravi de sa terrasse et tout le monde serre la main de l’architecte.
«Quel métier,» se marre Jean-Paul Lubliner. Ce n’est pas souvent simple en effet d’œuvrer en même temps pour le maître d’ouvrage et pour l’entreprise.
Ses entreprises justement, Jean-Paul Lubliner y tient. «Je voulais être architecte,» dit-il. «Mais mon père m’a dit qu’on ne gagnait pas sa vie avec ce métier». Le père était entrepreneur du bâtiment et à 17 ans, Jean-Paul Lubliner écumait déjà les chantiers avec son paternel. Alors aujourd’hui, à 64 ans, il sait le coût d’un escalier et connaît la juste mesure des uns et des autres. D’où une capacité certaine à convaincre.
Né sur la butte, où il vit encore et où il a son agence, à Montmartre, tout le monde le connaît et le salue. Lui montre les bâtiments qu’il a réhabilités, il y en a partout entre Pigalle et Jules Joffrin. Fut un temps, il avait une agence immobilière. C’était le début des radio-libres et Jean-Paul Lubliner avait créé Radio Arlequin. Jean-François Bizot cherchait un local. En 1982, au moment du rapprochement des radios-libres, ils s’associent et créent ensemble Radio Nova. Après avoir revendu ses parts à Europe 2 en 1985, Jean-Paul Lubliner crée un magazine, la revue ‘Sans nom’ qui deviendra Citizen K. Homme de chantier, homme de radio et homme de presse donc ; de fait, des magazines, il y en aura d’autres, dont « Sans nom – mode » et « Sans nom – la revue des moeurs » avec Frédéric Taddeï.
Chez un marchand de sommeil
Rue Jean Robert, dans une petite rue du XVIIIe arrondissement côté Goutte d’or, derrière une façade sans âme, bienvenue chez les marchands de sommeil. Il y a deux immeubles, un sur rue et un sur cour. Partout des fils électriques qui pendent, l’humidité et la tristesse qui suintent. La ville de Paris les a déclarés insalubres et voulait les détruire mais les copropriétaires se sont engagés à faire les travaux. Ce qui fut réalisé dans le bâtiment B, celui du fond.
Le gros propriétaire du bâtiment A, un marchand de sommeil qui fait payer le lit 500 euros, n’a rien fait, sinon jouer la montre. Pensez bien, des travaux en site occupé ! Au dernier étage, sous les toits un deux-pièces misérable, l’eau fuit dans une cuisine immonde. Dans la chambre six lits superposés, un matelas au sol, un autre dans la cuisine, huit personnes. Un homme, pakistanais ou bangladais peut-être, ouvre la porte. Il est seul et est en train de mettre de la crème Nivea sur son visage. Il parle à peine français, ne comprend pas ce que lui dit l’architecte. Dans tout l’immeuble il y a des étais. Pas de lumière dans le couloir au fil d’un escalier moisi.
A l’étage en dessous, une famille sans doute française d’origine tunisienne. Le père, la mère et quatre enfants, l’aînée a peut-être 15 ans. Le chef de famille est désemparé, il explique qu’il travaille, dans le bâtiment justement. L’appart est nickel, tout a été aménagé avec goût, il y a même des corniches au plafond. L’architecte, missionné par un administrateur judiciaire pour remettre l’immeuble en état, doit expliquer avec l’autorité de sa fonction que les utilités seront coupées, qu’il ne peut pas laisser l’immeuble dans cet état, que le lendemain les représentants de la mairie allaient arriver, qu’il allait falloir partir. Les travaux sont impérieux et chacun comprend l’alternative : c’est pour ce monsieur et sa famille soit l’hôtel pourri soit un logement loin du XVIIIe où il travaille, où ses enfants vont à l’école. Il en a les larmes aux yeux, sa fille s’agrippe à sa tablette mais ils savent au fond que les voisins du dessus risquent un jour de tomber sur eux à travers le plafond, que plus rien ne fonctionne. Si au final l’immeuble est vendu par adjudication publique, ils ne pourront de toute façon jamais revenir.
Mais comment donc cet architecte se retrouve à s’occuper d’un tel chantier, dans tous les sens du terme d’ailleurs ? Et pourquoi accepter ? Ce n’est certainement pas là qu’il va faire fortune. «L’architecte a un rôle social», soupire Jean-Paul Lubliner en souriant. En plus, il sait comment sauver l’immeuble.
A la fin du siècle précédent, il était photographe. Son grand œuvre, intitulé ‘TOUR EIFFEL UN VOYAGE IMMOBILE 1999-2000’, consiste en une série de photos prises tous les jours de 1999 avec en toile de fond la Tour Eiffel et son horloge qui décomptait les jours avant l’an 2000. Au final, c’est devenu un ouvrage captivant et une exposition qui a voyagé dans le monde entier. Au fil de ces images, toute la faune de la tour Eiffel s’anime, des blondes en fourrure qui se la jouent mode aux vendeurs de pacotille qui se battent pour le bout de trottoir. Le photographe n’est ni juge ni flic et ce travail témoigne sans jamais porter de jugement. En 2000, il est d’ailleurs récompensé du Fuji Award du meilleur photographe.
Aujourd’hui, l’architecte se révèle beaucoup moins généreux pour le marchand de sommeil : «celui-là, il n’est pas prêt de revoir ses loyers», se marre l’homme de l’art.
En 2006, Jean-Paul Lubliner crée Atelier 18, dont il devient directeur général, avec Hery Ravelomanantsoa, architecte DPLG et spécialiste du droit des sols et des questions foncières. Retour au chantier donc. «La réhab, c’est un métier d’expérience, c’est comme pour un médecin, si tu n’as jamais opéré, il faut bien commencer,» dit-il.
Sur les toits de Montmartre côté Abbesses
Du taudis à la maison ‘Stairway to heaven’, il n’y a que quelques rues mais le contraste est saisissant. Une fois de plus, dans ces ruelles, rien n’est visible de la rue que la façade sans grâce apparente de cet immeuble du XIXe. Derrière la porte d’entrée pourtant, aux quatre premiers étages, des appartements remis à neuf. Surtout, avec un accès direct et particulier de l’ascenseur, une surélévation aménagée en triplex sur les trois derniers étages ; vue à 360° sur Paris, le Sacré cœur illuminé à portée de main, de voix sûrement.
Difficile de résumer toutes les trouvailles de cette ‘maison communicante’ ainsi qu’il la nomme : citons pour la technique trois sondes qui permettent d’ajuster en permanence le taux d’humidité, la vitesse de l’air et la température, un puits canadien qui permet de se passer de climatisation, un ingénieux système de pare-soleil qui permit d’installer d’immenses baies vitrées plein sud avec la vue sur la tour Eiffel et sans vis-à-vis, des murs végétaux alimentés par l’eau de pluie absorbent l’éthanol tandis qu’un filtre à particules retient le pollen et les particules lourdes. On en oublie certainement.
Mais ce dont il aime parler, c’est du sol peint en hommage à Jackson Pollock, de l’aquarium numérique dans une bouche pop art géante, de la baignoire en céramiques, de l’interprétation sensible et hallucinée de l’origine du monde de Gustave Courbet, de cet escalier de verre invraisemblable qui est aussi une horloge, des espaces, des pleins et des transparences. «Je suis un art concepteur», s’amuse Jean-Paul Lubliner. «J’ai voulu construire la maison du troisième millénaire, dite bio-communicante parce qu’elle offre une qualité de vie incomparable au cœur de Paris», dit-il. «A cause de la photo peut-être, ça ne peut pas s’expliquer, mais les volumes et les espaces, je les sens, j’ai besoin de sentir», offre-t-il en guise d’explication. Une œuvre d’art dans laquelle d’aucuns respirent !
C’est à cause de cette création qu’un ami lui dit un jour : «tu devrais être architecte». Finalement convaincu, alors qu’il approchait de la soixantaine, avec en mémoire les mots de son père, Jean-Paul Lubliner est donc retourné à l’école, à La Villette plus précisément. Pris en compte toutes les équivalences, il a pu boucler sa formation en un an. Sa HMO, il l’a faite à Atelier 18, sous la responsabilité d’un DPLG. Félicitations du jury, 16 de moyenne. Bref, un jeune architecte de 61 ans. C’est en partie à cause de ce statut que l’immeuble du marchand de sommeil lui est tombé dessus. Sauf que lui, l’immeuble, il sait comment le sauver.
La plage et les cocotiers
Retour à l’agence, dans une ruelle près d’Abbesses. Après une solide porte en acier, un espace jardin extérieur avec quelques tables et chaises, des plantes. Puis l’agence elle-même, enfin ‘l’agence’ c’est peu dire et ne pas rendre grâce à l’esprit du lieu. A droite de l’entrée en effet, les bureaux typiques d’une agence d’architecture, d’une densité propre à l’échange constant. Au mur, des pers, des plans, quelques photos, des post-it. Après l’entrée, derrière un lourd dais noir, une immense salle d’accueil dotée d’une décoration minimaliste mais chaleureuse tandis qu’un balcon donne en surplomb sur le square des Abbesses et y fait entrer l’automne. Sur la gauche, une salle de danse – sa femme est danseuse au Bolchoï -, ailleurs une cuisine, ailleurs encore d’autres espaces intimes. De nouveau un lieu unique, serein, hospitalier.
Jean-Paul Lubliner a réhabilité nombres d’immeubles, dessiné et conçu des boutiques dans les beaux quartiers et sait parfaitement gérer les aspects techniques et psychiques du chantier. Mais le nouveau diplôme lui a ouvert d’autres portes, outre celle des marchands de tristesse. Entres autres projets, un maître d’ouvrage a en effet fait appel à lui pour construire un complexe hôtelier à Madagascar : villas, chambres, équipements, restaurants et bars, tout le tintouin. Loin enfin de cette urbanité parisienne qui lui est pourtant si chère, l’homme de l’art a conçu un projet contemporain et sensible qui s’insère parfaitement et poétiquement dans un paysage d’exception.
«Je plaide pour une architecture qui réinvente la qualité de vie, dans le respect de l’environnement et de l’art contemporain. Je considère cela comme une véritable démarche citoyenne», conclut Jean-Paul Lubliner.
Il était architecte de fait, il l’est désormais à juste titre.
Christophe Leray