Entre deux catastrophes naturelles, plus la société est autoritaire et contrôlée, plus la culture et l’économie s’appauvrissent. Prévalent alors les dogmes de toutes sortes, de plus en plus tranchés, ce qui est sans conteste un signe de radicalisation des esprits et de panique sous-jacente chez les pouvoirs en place. Idem pour ce qui concerne l’architecture.
Il est ainsi étonnant de constater que le sujet des gazettes était ces derniers jours – comme chaque année à la même époque, et plusieurs fois chaque année – celui des vacances ou, plus explicitement, celui de la grève dans les transports – train, bus, métro, avion, choisissez votre galère préférée – et les réactionnaires d’expliquer doctement qu’il faudrait interdire la grève les jours de départ en vacances.
Le sujet n’est pas pour eux ce pourquoi il y a une grève ou les conditions de travail des cheminots, des contrôleurs en l’occurrence, mais celui du désagrément des Français au moment de partir en vacances. Avec un tel sens des priorités, le pays d’évidence peu inquiet, c’est bien diront-ils qu’il n’y pas le feu au lac !
Il y a pourtant, en s’élevant dans la stratosphère, de quoi s’interroger : des vacances en plein mois de février, et une ou deux semaines encore, quand le reste du monde est au taquet ? Heureux sont les Français aux inquiétudes bien légitimes !
Pourtant, à écouter les infos, le monde est plein de promesses désagréables et de lendemains qui chantent faux, et pas seulement pour tous ceux qui ne partent pas en vacances et que la grève des contrôleurs n’affecte pas mais qui leur rappelle dans quelles conditions eux-mêmes travaillent quotidiennement.
À l’heure des infos donc, il y a une dichotomie de la taille du Grand Canyon asséché entre les messages d’insouciance liés aux vacances, malgré la neige qui disparaît, les sports d’hiver bientôt réservés aux plus cyniques d’entre nous, et les alertes continuelles sur l’effondrement spectaculaire en cours des équilibres prévalents. Pas ceux de la planète, qui a le temps de voir venir, mais ceux de la société des loisirs qui continuent d’évidence d’inspirer un pourcentage de plus en plus infime de la population mondiale. Qui plus est, question contrôle, en France jacobine, tous ces gens-là de partir et revenir tous en même temps et, comme la migration pendulaire des zèbres, des gnous et des gazelles dans le Serengeti, de s’organiser selon des zones bien définies afin de faire vivre le commerce pour tous. Les Finlandais ont inventé le père Noël, les Américains ont inventé Halloween et Black Friday, les Français ont inventé les congés payés.
Il n’est pas question ici de remettre en cause les acquis sociaux puisque au contraire je défends ici le droit de grève qui, par définition, est faite pour « emmerder les gens », comme l’explique joliment Vulcain ex-Jupiter. Non, il est question ici dans les débats qui agitent aujourd’hui le pays de la dichotomie entre le discours apocalyptique qui asexue la jeunesse et l’insouciance des vacances des premiers de cordée avec leur lot d’embouteillages et de grève des contrôleurs.
Le même écart schizophrénique vaut pour l’architecture, en France et ailleurs.
Je ne sais pas, par exemple, combien d’autorisations au début des années 2000 a dû demander Francis Kéré, futur Pritzker Pritze, pour construire son premier bâtiment : l’école de Gando, son village natal, livrée en 2004 au Burkina Faso. L’ouvrage – pas le dernier – a été édifié en briques façonnées par les habitants du coin et l’architecte Burkinabé a fait la démonstration de la validité de sa méthode.
Comment se fait-il alors que toute la région ne soit pas aujourd’hui couverte d’écoles en briques façonnées par les gens du coin en circuit court et efficient ? Parce que l’école, l’éducation, la culture, tout ça, sont les soucis benjamins des régimes autoritaires, tous privilégiant l’inculture et un culte idolâtre quelconque, pour les filles surtout, parce qu’il est plus facile, pour résumer, de contrôler des veaux comme dirait De Gaulle que de convaincre des gens avisés. D’où, dans ces pays-là, plutôt qu’une école publique universelle, la prolifération d’écoles confessionnelles et privées pour enrichir les oligarques et charlatans de dieu. Au Texas, des universités enseignent que le monde s’est fait en sept jours et que la terre est plate ! En Russie que Poutine est immortel ! Voyez l’état de l’Education nationale en France aujourd’hui…
Bref – merci Francis Kéré, entré dans l’histoire – le grand débat architectural aujourd’hui en France tourne autour de la frugalité dans la construction neuve, laquelle ne représente qu’un pourcentage infime du parc architecturé, ou autour de la question de savoir s’il faut détruire ou garder les bâtiments existants, ce qui pose la question de reconstruire ou non la ville sur elle-même, le mot-clef étant reconstruire ; autant de problématiques auxquelles s’ajoutent tous les sujets de biodiversité, de réemploi, de réversibilité, de ré-etc.
Débats passionnants certes, et toutes les expériences sont bonnes à prendre, mais qui permettent désormais par l’étanchéité des positions acquises d’éviter le fond des sujets.
Ainsi en est-il de la liberté des architectes. Le pays mesurera un jour, comme l’Angleterre aujourd’hui, à quel point la conception-réalisation et l’irrésolution des élus sont un désastre intellectuel, culturel et financier. À l’heure du constat partagé de la transformation climatique, la liberté de concevoir et construire de telle ou telle façon avec tel ou tels matériau(x) doit être laissée aux architectes. S’il y a plein de paille ici, construire en paille ; pas de paille pour cause de sécheresse, on passe à autre chose. Foin des injonctions d’où qu’elles viennent, si l’isolation de chanvre est efficace, il convient alors de créer une filière – le chanvre pousse tout seul sans entretien et avec peu d’eau, un revenu complémentaire pour agriculteurs de terres pauvres. Etc. Dit autrement, sans les architectes et leur insatiable curiosité, combien de ces nouvelles filières de réemploi et de cycle-court auraient un avenir ? Ce n’est pas comme si les Majors étaient demandeurs !
Pour autant, cela vaut pour le béton. Que son bilan carbone soit évalué, très bien mais sur quels critères ? Quiconque s’est promené dans les nouvelles gares du métro parisien, dont se rengorge le pays à bon droit puisqu’elles seront là dans cent ans, comprend qu’elles n’ont rien à envier aux cathédrales d’antan – au vertige de la hauteur s’est substitué celui de la profondeur – et que les réaliser en bois recyclé, ce n’était vraiment pas possible, comme ce ne l’était déjà pas pour construire Notre-Dame de Paris.
Bref, s’il est impératif de faire la synthèse du contexte, du climat, de l’économie globale et locale, de la disponibilité ou non de ressources et savoir-faire locaux, les architectes sont encore les mieux placés, et la décision doit leur appartenir d’utiliser le ou les meilleurs matériaux au bon moment au bon endroit : c’est leur métier ! D’autant que, au prix de la cotisation à la MAF, rares sont ceux qui peuvent se permettre d’être totalement irresponsables !
Hélas, il suffit d’entendre désormais les mêmes expliquer leur projet en citant les quelques kilos de matières réemployées – dans un bâtiment qui pèse des dizaines de tonnes – pour percevoir à nouveau la dichotomie entre la bonne volonté et l’insouciance qui caractérisent notre société et l’enjeu plus large de l’architecture dans le monde réel de demain.
En effet, alors même que « la planète » est invoquée à tout bout de champs, nous ne semblons ici en France n’envisager son futur qu’à l’aune de notre propre petit bout de lorgnette. À cette échelle, un tel ethnocentrisme est absurde et dangereux. Un seul exemple : selon un rapport de l’ONU, la population africaine est passée de 100 millions en 1900 à 700 millions en 2000. Elle sera de 1,9 milliard en 2050. Pour loger décemment tout ce monde-là, il faudrait pour simplifier construire d’ici-là cent villes nouvelles de neuf millions d’habitants chacune ! Ce n’est pas possible en récupérant la bouse de vache des Masaïs mais peut-être que Francis Kéré a des solutions !
Face à ce défi vertigineux – voir The Line en Arabie saoudite – comment peut-on, confortablement installé à Paris entre deux périodes de vacances, asséner de façon péremptoire aux architectes qu’il leur faut cesser de construire ou leur expliquer comment faire et avec quels matériaux à coups d’oukases bien sentis ? Au-delà de l’Afrique, les défis architecturaux de la France et de l’Europe ne sont pas moindres. Qu’elle paraît alors bien lointaine l’agitation de quelques salons parisiens mal ventilés.
Il est vrai que les défis du monde sont si vastes et anxiogènes que les vacances, et même les grèves qui vont avec, sont un leurre rassénérant, ça fait bon vieux temps de la France d’antan. Même les Réacs en seront bientôt nostalgiques, et des vacances et des grèves. Et les architectes de tout ce qui aurait pu…
Christophe Leray