Le monde tremble devant un avenir incertain. L’écologie, au sens large, et les dérèglements climatiques sont au cœur de presque tous les sujets d’actualité. Les seuls qui depuis longtemps déjà se préoccupent concrètement de la catastrophe annoncée, et souvent proposent des solutions utiles et pérennes, sont les seuls que l’on n’entend pas. Jamais ! Sur les ondes longues ou courtes, où est la voix des architectes ?
Dans le débat public, la voix des corps constitués, surtout quand ils sont réglementés, est généralement audible à défaut d’être toujours entendue. Quels que soient les grands titres des nouvelles, les experts de tous ordres, chacun dans sa spécialité, se bousculent sur tous les plateaux de télévision et les écrans des réseaux si peu sociaux.
Une épidémie quelconque et les médecins, de l’urgentiste au mandarin, se disputent la prise de parole, chacun sa chaîne, mais aussi les experts avocats, surtout du droit des affaires, qui ont évidemment un avis sur le sujet, qu’ils expriment bruyamment d’un plateau l’autre, et les experts de la logistique qui expliquent que la livraison de masques est difficile à cause d’une grève dans les transports, etc. Un aléa quelconque, ici ou ailleurs, et les mêmes experts repartent pour un tour. Ad nauseam. Même les journalistes se font entendre ! Toute la France connaît les avis divers de ces volées d’experts.
Chacun sait que l’architecture est politique par essence et au cœur de la société tant elle concerne tout un chacun. Pourtant, à l’heure d’une transformation nécessaire et radicale de nos modes de vie, alors même qu’ils sont les plus au fait des enjeux de l’architecture, de la construction et de l’écologie, où est la voix des architectes ?
Mise en quarantaine ? Confinement sanitaire ?
Ce n’est pourtant pas comme s’ils n’avaient rien à dire. Ils ont fait de longues études, étudié longuement moult situations tangibles, les architectes sont des intellectuels, parfois de haut vol. Alors pourquoi ne vient-il à l’idée d’aucun journaliste ou commentateur des shows en vogue d’inviter un architecte pour débattre des grands enjeux ou de l’actualité du jour ? Ce ne sont pas les chaînes d’infos et les talk-shows qui manquent. Pourtant, les architectes, on ne les voit que dans les documentaires sur Notre-Dame où ils parlent doctement de choses tout à fait mystérieuses pour le profane.
Dans le domaine de la construction, y compris dans celui de l’architecture, les Majors, on les entend ; les promoteurs, on les entend ; les industriels, on les entend ; les artisans, on les entend… Mais ce sont justement les plus sachants – intellectuellement, techniquement, poétiquement – et justement ceux tenus par obligation de défendre l’intérêt général, local et global, qui ne sont entendus nulle part et semblent n’intéresser personne.
Il n’y a d’évidence pas de réponse simple à ce paradoxe mais au moins deux raisons.
La première est sans doute que les architectes ne savent pas parler d’eux-mêmes et de leur métier hors de leur milieu et si même leurs maîtres d’ouvrage ont parfois du mal à les suivre, pas étonnant que leur charabia ne passe nulle part à la télé ou la radio. Madame Michu, entre deux tunnels de pub, il ne s’agit pas de lui faire peur avec des descentes de charges !
La seconde, plus importante, est qu’il est difficile aux femmes et hommes de l’art de dire publiquement ce qu’ils pensent. Si les architectes devaient se mettre à raconter en direct tout ce qu’ils savent de maîtrises d’ouvrage publiques et privées incompétentes et cruelles, cela horrifierait sans doute le bon peuple pendant trente secondes mais l’architecte qui aura dit la vérité n’aura plus de travail pendant trente ans ! Dit autrement, pour les architectes, plus ils auraient de choses à dire plus ils sont isolés.
Bavarder alors d’autre chose que d’architecture ? Discourir au fil de l’actualité du pays des valeurs universelles qu’elle porte, de son impact tous les jours dans la vie de chacun ? Cela signifie encore avoir une opinion et, pour l’exprimer trop bruyamment, le risque est grand pour les téméraires de ne plus travailler pour les prochains trente ans. Ce pourquoi l’architecte pose rarement des questions embarrassantes à son maître d’ouvrage et se montre toujours d’une grande discrétion sans pour autant en penser moins.
D’où cette problématique particulière de la représentation des architectes : qui pour parler en leur nom ?
Il n’y a pas de député architecte à part l’éternel et bien seul Daniel Boisserie. Compter quatre sénateurs architectes, dont une sénatrice. Qui sont les maires architectes ? Il y a bien nombre de maires constructeurs mais aucun n’est architecte. Dit autrement, sans relais politique, les architectes, et à travers eux l’architecture, n’existent pour ainsi dire pas.
De plus, un/une architecte qui s’engage et choisit de représenter la profession dans une instance officielle, quel qu’en soit le titre, sacrifie sûrement le développement de son agence, au moins le temps de son mandat. La représentation prend du temps et requiert des compétences ad hoc, ce pourquoi elle tend à devenir un métier en soi, forcément bientôt de plus en plus loin des préoccupations des actifs. Des non-praticiens peuvent-ils représenter efficacement la profession d’architecte ?
Alors qui ? L’ordre des architectes ? C’est sûr qu’ils tremblent au ministère de la Culture dès qu’il publie un communiqué !
Le ministère de la Culture ? C’est sûr qu’ils tremblent les membres du gouvernement dès que la ministre, quand elle a retrouvé son discours, leur parle d’architecture !
Les syndicats ? Vous imaginez le président de l’UNSFA ou du Syndicat de l’architecture défendre ardemment son métier face aux méchants chroniqueurs des médias, face à Cyril Hanouna ? Pourtant, avec un peu de peps, ils pourraient toucher des millions de jeunes qui ont bien besoin d’entendre de temps en temps un discours intelligent, même si pour les imbéciles réfléchir est une souffrance ! Personne en tout cas pour inviter ces syndicats inoffensifs, lire leurs communiqués, et bien peu pour savoir même qu’ils existent. Des porte-parole inaudibles sont-ils encore des porte-parole ?
L’équerre d’argent peut-être, qui fut en son temps un prix prestigieux du magazine de référence depuis plus de cent ans de la construction en France ? Sans préjuger du vainqueur de l’édition 2022, quel est aujourd’hui l’impact de ce prix ? A en juger par la plupart des nommés et des membres du jury, il s’agit sans doute à ce jour d’un tribut à la nouvelle génération d’architectes français. C’est très bien et tout à fait légitime mais ce prix n’intéressera personne hors l’entre-soi de ceux ayant payé pour s’inscrire. L’annonce du lauréat ne fera en tout cas pas une brève dans les journaux du soir.
Quant au Grand Prix national d’Architecture 2022, pourtant haute récompense de l’Etat, il est carrément passé sous les radars de l’actualité nationale, régionale et locale, l’invisible discours de la ministre de la Culture, ministère de tutelle des architectes, n’étant pas, logiquement, cité par quiconque, même pas pour se moquer ! Un Grand Prix furtif en somme.
Que faire ?
Partir du principe que les architectes, avec leurs projets, ont quelque chose à dire à la société tout entière. Aussi, plutôt que d’inonder les magazines spécialisés – noter que Chroniques demeure gratuit pour diffuser le plus largement possible une culture architecturale – inonder les médias généralistes, nationaux et locaux, de réflexions, de tribunes, de billets d’humeur, de lettres de protestation, de droits de réponse, de doctes explications, etc. Sur tous les sujets ! Tout le temps.
Une inondation à la mesure des dérèglements climatiques et de l’urgence à écouter ceux qui ont l’intérêt public à cœur. Quelques milliers d’architectes qui décident de faire savoir leur savoir-faire plutôt que servir comme toujours de faire-valoir aux maires, aux députés, aux journalistes… Les architectes, citoyens ordinaires, ont le droit et le devoir de s’indigner, de résister aux mirages fallacieux du ‘soft power’ de tyrans nouveaux riches.
La COP 27 ? Le réchauffement ? La situation à l’hôpital, dans les gendarmeries ? dans les écoles ? Les architectes savent et chaque diffuseur du pays devrait être noyé sous un flot d’éléments de langage architectural que chaque être humain un peu sensé doit pouvoir comprendre. Inonder les radios et talk-show locaux, les magazines et émissions pour enfants, les hebdos, les gazettes gratuites dans les boulangeries… Que chaque architecte soit partout, de manière proactive, le porte-parole de tous les autres pour parler d’écologie, d’un futur à imaginer et construire. L’occasion sans doute de rappeler au plus grand nombre que les architectes souvent proposent des solutions d’économie, d’énergie, d’eau, d’espace auxquelles même les maîtres d’ouvrage n’avaient pas pensé !
Avec une telle inondation, quelqu’un finira bien par prendre note !
Pour se faire entendre, il faut certes s’oublier un peu et s’impliquer dans la défense de valeurs universelles : pour ou contre les méga bassines ? pour ou contre l’agriculture intensive ? pour ou contre les fermes à dix mille cochons ? Les militants écologiques : des écoterroristes ou pas ? Quatorze nouveaux EPR, une bonne idée ou pas ?
Ces questions concernent tout un chacun mais les architectes et urbanistes sont en première ligne car ce sont eux qui devront concevoir sinon construire ces ouvrages induits par des décisions politiques sur lesquelles ils se doivent de peser. Et pour peser sur les politiques, il faut s’adresser au grand public.
Et puisqu’il n’y a semble-t-il personne pour parler en leur nom, qu’ils s’expriment bruyamment en leur nom propre, qu’ils forment des collectifs, qu’ils contestent les décisions et réglementations imbéciles, qu’ils abreuvent les rédactions généralistes de leurs réquisitoires et de leurs idées. Ils ont des choses à dire ? Qu’ils le disent et qu’on les entende enfin.
Sinon, au rythme des bouleversements qui nous attendent, sans agir maintenant au nom de valeurs qui vont au-delà de nous-mêmes et de notre confort, le temps des regrets sera vite venu.
Christophe Leray