Le contexte social de 2019 aura été riche de revendications, d’oppositions, de violences jetant pêle-mêle sur la voie publique les crispations sociales, politiques, religieuses, éthiques, identitaires, technologiques de tous bords. Autant de signes que nos communautés humaines se délitent. Quelles solutions pourraient proposer politiques, architectes et urbanistes pour que la cité retisse des liens entre chaque mécontentement ?
Depuis plus d’un an maintenant, pas un week-end ne se passe sans que ne lui soit associée une manifestation contre quelque chose. Sans compter les grèves de semaine. Contre les inégalités, contre les violences policières, contre la loi pour l’IVG, contre la loi pour les retraites, contre la baisse du pouvoir d’achat.
En ce week-end de 11 novembre rappelant à la fois le 30ème anniversaire de la chute du mur de Berlin et le 101ème anniversaire de l’armistice de la plus meurtrière des guerres de l’ère moderne, une autre manifestation avait lieu, soumise comme toutes à critiques et réflexions, notamment sur la dignité de certains symboles repris à seulement trois jours de la commémoration de la tuerie du Bataclan et de la Belle-équipe. Là encore, la tension était palpable tant, comme à chaque fois, l’événement, la marche, la manifestation soulève les crispations jusque dans les rangs républicains.
Ce week-end, comme ceux qui ont vu la grogne des Gilets Jaunes, la colère des cheminots, la tristesse des lycéens, le parcours avait été annoncé au dernier moment, par crainte sans doute de violence. Pourtant, depuis Haussmann et les jours sanglants de la Commune de Paris, la ville doit se tenir prête. Prête pour accueillir autant que contenir la contestation.
Depuis plus d’un an, le gouvernement est débordé là où, comme un miroir, la ville ne contient plus rien des débordements auxquels elle doit faire face. La colère, la crise identitaire, politique, religieuse, communautaire, écologique assortie des violences les plus inadmissibles ont pris le pas sur les valeurs que chacun doit défendre que sont la liberté de croire, la liberté de disposer de son corps, la tolérance à d’autres comportements ou à d’autres croyances sans pour autant remettre en question les valeurs les plus fondamentales de la République. L’égalité en droit des frontons rappelle que chacun appartient à la communauté des citoyens et rappelle à chacun ses devoirs : entre autres le devoir de mémoire car l’amnésie est mortifère, le devoir de laisser aux générations futures une planète en état de marche car il n’y a pas d’alternative, et évidemment le devoir de vivre ensemble, en paix et en sécurité.
La chute du mur de Berlin, la démolition d’un élément architectural et urbain, fut un signe d’ouverture, de liberté et signa le début de la réunification à la fois de l’Allemagne et l’Ouest et l’Est. Aujourd’hui, sans forcément détruire physiquement – la déliquescence des valeurs est désormais suffisante – quel pourrait être le rôle des villes, des aménageurs, des urbanistes ou des architectes dans la voie de la reconstruction des idées ?
Ceux-là sont les bras armés de la politique publique de la ville. Par leurs propositions, ils participent à la mise ne place de la scène publique. Ils sont quelque part entre le sphinx d’Egypte et les taureaux ailés de Korsabad en ce qui concerne l’organisation de la «polis», qu’elle soit métropolitaine ou rurale. Sauf que les manifestations de l’année écoulée ont eu cette particularité d’atteindre par capillarité des territoires jusque-là très à l’écart des revendications sociales.
A l’heure où presque toutes les pancartes se dressent «contre» et rarement «pour» (sauf la marche ‘pour’ le climat), comment les fabricants de nos villes peuvent-ils remettre du vivre ensemble dans le quotidien ? L’architecture et l’urbanisme peuvent-ils enrayer les phénomènes d’oppositions constantes ?
Le «vivre-ensemble» est devenu au fil des années un topos* de la fabrique du territoire mais force est de constater que les mots ne sont pas à la hauteur des maux. La mixité, quand elle prend, se mue rapidement en gentrification accélérée, reléguant les habitants ancrés depuis plusieurs générations plus loin, trop loin.
En revanche, là où la mixité ne trouve pas de terreau favorable à une éventuelle éclosion, les quartiers conservent leurs travers sociaux et économiques. Il y a pile quatorze ans, entre le 30 octobre et le 17 novembre 2005, les banlieues sentaient le souffre. Certains quartiers ont été depuis réhabilités mais la mixité, l’éducation, l’emploi et la culture n’ont pas trouvé le chemin vers le Chêne Pointu, à Clichy-sous-Bois, depuis son édification par l’architecte Bernard Zehrfuss dans les années 60.
Bien vivre ensemble, ce n’est pas le «vivre-ensemble», concept néo-niaiseux qui ferait croire à la ville des Barbapapa. Quel rôle alors pour les concepteurs afin de ramener en ville et dans la cité un peu «d’ensemble». Parmi les griefs actuels, celui d’un sentiment de déclassement, notamment des classes moyennes, dans des territoires éloignés des métropoles. Autrement dit, le clivage vieux comme le béton qui opposerait les villes, les banlieues et les campagnes.
Puisque la société vit une crise identitaire sous-jacente, comment les chefs d’orchestre de la ville peuvent-ils recréer un sentiment d’appartenance au territoire ? Est-il possible, par la ville telle qu’elle est conçue et non telle qu’elle est vendue au travers de la communication publique, de recréer le sentiment d’une identité territoriale ?
Chaque manifestation soulève également des inquiétudes au regard des libertés. Tandis que des quartiers entiers se replient sur eux-mêmes et que des métropoles se vendent aux plus offrant de la data, il y a peut-être également matière à s’interroger sur les moyens de la cité pour créer des limites claires à ces interrogations.
Cela étant, quelle place aujourd’hui dans nos nouveaux quartiers pour la liberté, la liberté de jouer, de planter, de s’exprimer, de discuter, de s’approprier un lieu ? Il y a bien quelques m² de jardins partagés par-ci, à condition d’habiter l’immeuble, un parc avec une pelouse bien propre par-là, avec des barrières autour pour que tout soit fermé le soir. Quelle place pour la spontanéité des discussions quotidiennes, urbaines, dans une ville si fonctionnelle que les lieux sans réelles destinations n’existent plus ? Quelle place pour la liberté dans la ville quand chaque m² de bitume ou de pelouse est dédié à un usage calibré, déterminé et sans espoir de voir trop changer ?
Parmi les fondamentaux de notre culture pour une vie en communauté, la tolérance mérite aussi d’être remise au centre des débats. Là aussi le rôle des politiques urbaines et des urbanistes n’est pas à prouver. Comment en effet vivre la tolérance au quotidien quand la société est artificiellement sédimentarisée ? Pourquoi cacher et limiter certains édifices religieux quand d’autres ont pignon sur rue ? Comment retrouver de la laïcité au cœur de la ville, dans son organisation et dans ses villes pour enrayer tout communautarisme ? La ville peut-elle orchestrer les identités et accepter les différences sans éteindre les sentiments des uns et entretenir la flamme des autres ?
Si ce ne sont pas là questions pour les édiles, les urbanistes et les architectes …
Alice Delaleu
*Un topos désigne un arsenal de thèmes et d’arguments en rhétorique antique dans lequel puisait l’orateur afin d’emporter l’adhésion de ses auditeurs.