On s’habitue à tout, même aux imbécilités qui finissent, sans que nous en prenions conscience, par envahir notre vocabulaire quotidien, au point que l’on en oublie qu’il s’agit d’une imbécilité. Voyez par exemple comment les architectes et tous les acteurs de la construction se sont finalement habitués au label E+C-. Quatre ans déjà…
Aujourd’hui, fin 2020, le bilan environnemental de tous les bâtiments, que les communiqués de presse émanent des promoteurs, des maîtres d’ouvrage ou des architectes, est présenté sous forme d’équation : E+/C-
Pour rappel, le label « Energie Positive & Réduction Carbone E+C- », a été inventé en novembre 2016 par Emmanuelle Cosse, alors ministre du Logement et de l’Habitat durable qui à défaut d’une loi, tenait à laisser son nom à un label. Lequel mesure, depuis, d’une part l’énergie positive d’un bâtiment sur une échelle de 1 à 4 (la chaleur humaine, ça compte ?), le 4 étant le top du top, et d’autre part la réduction carbone du projet sur sa durée de vie (n+1 ? 5 ans ? 10 ans ? 50 ans ? 100 ans ? mystère) sur une échelle de… 1 à 2, le 2 étant le top du top. Pas trop haute l’échelle ?
Ce n’est pas comme si les labels environnementaux manquaient : Acermi, BBCA, BiodiverCity, Biosourcé, Breeam, CSTBat, Eco Artisan, Effinergie, Habitat et environnement (H&E), Leed, Minergie, NF HQE, Passivhaus, Qualitel, Well, WiredScore, BBC, j’en oublie sans doute, et donc, désormais E+C-.
Plus fondamentalement, avant E+C-, pour qualifier un bâtiment à « énergie positive » – le E+ – on disait Bâtiment à Energie POSitive (BEPOS) et tout le monde comprenait du premier coup qu’il s’agissait d’un bâtiment qui produit plus d’énergie qu’il n’en consomme. Un concept parfaitement clair pour le grand nombre. Les architectes n’étaient d’ailleurs généralement pas peu fiers de leur bâtiment BEPOS.
Aujourd’hui les mêmes vous annoncent comme une victoire que leur bâtiment est E3/C1 et personne ne sait à quoi cela correspond, l’architecte lui-même hésitant quand on lui demande ce que cela signifie, par rapport à la RT 2012 par exemple. Une chose est cependant certaine, ce bâtiment est en tout cas à énergie négative, la part « d’énergie positive » d’un bâtiment n’en faisant pas pour autant un bâtiment « à énergie positive ». Ha les subtilités politiciennes…
Maintenant, il faut se mettre à la place du grand public qui découvrait un bâtiment BEPOS dans son quartier. Le voisin, il rentrait à la maison pour expliquer à sa femme :
– « Ils sont quand même forts les architectes, sais-tu que le nouveau bâtiment au coin de la rue est BEPOS ».
– « BEPOS ? », fait madame.
– « Ca veut dire bâtiment à énergie positive, un bâtiment qui produit plus d’énergie qu’il en consomme ».
– « Ha oui ? Mais c’est sensationnel ! Ha ça, on peut compter sur les architectes pour imaginer des solutions pour le futur », de conclure madame, impressionnée.
Mais ça c’était avant.
Aujourd’hui, le même en rentrant chez lui.
– « Dis donc Jeannine, je ne sais pas ce qu’ils ont dans la tête les architectes mais ils sont bien à l’ouest. J’étais à l’inauguration du nouveau bâtiment au coin de la rue et quand quelqu’un a demandé à l’architecte si le bâtiment était à énergie positive, il s’est embarrassé dans de drôles d’explications, E + C quelque chose, un truc improbable auquel personne n’a rien compris jusqu’à ce que le promoteur prenne le micro et nous dise à quel point son bâtiment était environnementalement correct mais lui non plus n’avait pas l’air trop sûr des chiffres. Complètement nazes ces architectes ».
– « Je te l’ai déjà dit, on n’y comprend plus rien à leur charabia », répond madame en changeant de sujet.
Faites l’expérience : demandez à quiconque de votre entourage, y compris les sachants, à quoi correspond E3C1 ! Dans le bâtiment je veux dire, pas l’adjuvant de la nourriture industrielle.
Peut-être un code couleur – vert, orange, rouge – serait-il utile…
Ce ne sont évidemment pas les architectes qui ont inventé un truc pareil E+/C-, parce qu’il faut vraiment en avoir envie, mais, hélas, d’évidence, très vite, ils s’y sont habitués et l’équation incompréhensible est entrée dans le langage courant. Et puisque tout le monde reprend la même ânerie, chacun fait comme si de rien n’était.
D’ailleurs les architectes et maîtres d’ouvrage, une fois qu’ils ont indiqué la bonne note – parce que c’est forcément une bonne note, en général soit E2/C1 ou E3/C1 – s’empressent de préciser que leur bâtiment est aussi … Acermi, BBCA, BiodiverCity, Biosourcé, Breeam, CSTBat, Eco Artisan, Effinergie, Habitat et environnement (H&E), Leed, Minergie, NF HQE, Passivhaus, Qualitel, Well, WiredScore, BBC, etc.
Parce que E2C1, ce n’est pas clair ?
Le CSTB lui-même à l’époque en parlait comme d’une « expérimentation ». Une expérimentation ? Quatre ans plus tard, le E+C- fait désormais partie de la lingua franca. Tout comme ces nombreuses nouvelles façons de concourir pour les projets qui se sont imposées une par une aux agences, subrepticement, au fil des ans, malgré les (rares) protestations. Comme il faut bien vivre, chacun a fini par s’y habituer.
La conception-réalisation par exemple, qui ne devait elle aussi n’être qu’une expérimentation. Au début, les promoteurs n’étaient pas trop fiers et ne la ramenaient pas. Puis un jour la conception-réalisation ne s’est plus cachée dans leurs communiqués, non plus ensuite dans ceux des agences. Elle est aujourd’hui fait-accompli.
Et pour sûr que les bâtiments construits en conception-réalisation-exploitation-maintenance ou à l’issue de n’importe quel autre type de contrat folklorique du même tonneau sont au moins E3C1, sinon ce n’était pas la peine qu’Emmanuelle Cosse se décarcasse !
Et voilà comment, au non-sens, aux inepties, on s’habitue. Et à ce que plus personne n’y comprenne plus rien, on s’habitue aussi.
Christophe Leray