[Résumé des épisodes précédents. L’architecte Dubois, par ailleurs un redoutable tueur en série de blondes aux yeux bleus, est en garde à vue depuis 7h le matin. Ethel Hazel, qui suit ce patient très spécial en psychanalyse depuis quatre ans, est témoin de l’affaire. L’inspecteur Nutello, dit Dr. Nut, du service des personnes disparues, qui a eu avec Ethel une courte liaison qui s’est mal terminée, traque Dubois sans relâche et désespère de le coincer jamais mais, cette fois, l’architecte ne peut pas échapper à ses questions.]
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« L’architecture étouffe dans les usages. Les styles sont un mensonge. Le style, c’est une unité de principe qui anime toutes les œuvres d’une époque et qui résulte d’un esprit caractérisé ».
Le Corbusier
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L’architecte a juste eu le temps de boire un café, de grignoter quelques biscuits sablais – tiens, pourquoi sablais, se dit-il – puis, accompagné d’un fonctionnaire, de passer aux toilettes, laissant son téléphone éteint sur la table, laquelle fut débarrassée des effets de la collation durant son absence. De retour dans la pièce d’interrogatoire, Dr. Nut reprend sa place et, sans attendre, relance son audience.
10h15 : Dr Nut – Vous habitez rue du Liban à Belleville, et c’est également l’adresse de votre agence, n’est-ce pas ?
L’architecte (un peu surpris) – Vous le savez pertinemment puisque c’est là que vous m’avez cueilli.
Dr Nut – Répondez je vous prie, vous habitez rue du Liban à Belleville.
L’architecte – Oui
Dr Nut – Et c’est aussi l’adresse de votre agence.
L’architecte – Oui
Dr Nut – Pourquoi vous êtes-vous installé là ?
L’architecte (il hausse les épaules) – Après le divorce avec Madeleine, je ne voulais plus d’une grande agence, enfin toute proportion gardée – Dupont & Dubois n’a jamais compté plus de trente personnes – et comme je me retrouvais seul, j’ai trouvé par chance un bel espace en rez-de-chaussée, dont j’ai fait ma nouvelle agence, doté d’un tout aussi bel espace juste au-dessus dont j’ai fait mon appartement. C’était une formidable opportunité et j’aurais eu tort de me priver. D’ailleurs les architectes pullulent à Belleville et contribuent par leur seule présence intelligente à la gentrification du quartier.
Dr. Nut – Je vois ce que vous voulez dire. Cela commence d’ailleurs aussi chez moi, à la Courneuve, même si les architectes ne sont pas encore nombreux à s’y installer. Mon père ne reconnaîtrait plus la ville. (Passant du coq à l’âne) Et à Belleville, il y a les carrières souterraines…
L’architecte (réprimant un sourire) – Ha vous le savez ? En fait, je l’ai découvert lors de l’un de mes tous premiers projets. Lors de la réhabilitation d’un immeuble, j’ai découvert qu’il était bâti au-dessus d’une ancienne carrière et comme je devais consolider l’ouvrage, j’ai dû alors effectuer des recherches pointues, un sujet passionnant. Hélas, je crois bien que l’immeuble a été démoli depuis…
Dr. Nut – Il était rue Piat c’est ça ?
L’architecte – Oui, c’est ça (Il a répondu trop vite, menti sans réfléchir, il ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil au miroir).
Dr. Nut (en hochant la tête) – C’est bien ce qu’il me semblait. Les bâtiments des architectes ne sont-ils pas censés survivre à leurs concepteurs ? Cela vous fait quoi de voir l’un de vos bâtiments déjà démoli, de votre vivant ? C’est triste non ?
L’architecte – Ce le serait peut-être pour d’autres de mes réalisations mais, en l’occurrence, pas pour celui-ci. Le travail qui m’avait été demandé était juste de maquiller le bâtiment, pour le faire durer quelques années de plus, comme un cadavre bien amoché qu’il faut reconstituer avant de le rendre à sa mère. La mère de cet immeuble, si je me souviens bien, était un marchand de sommeil en cheville avec je ne sais plus qui.
Dr. Nut – Que savez-vous des cadavres bien amochés qu’il faut reconstruire ? Vous avez un talent particulier, une passion secrète ?
L’architecte (souriant) – Certes, je n’ai aucune expérience des cadavres sinon que – vous n’avez pas l’air de le savoir – je suis en train de travailler sur le projet de la nouvelle morgue* de l’institut médico-légal de Paris, je travaille pour vos collègues en somme sauf qu’il s’agit pour eux de disséquer des corps retrouvés quel que soit leur état alors que vous, vous en êtes encore à les chercher ces personnes disparues. Mais bon, c’est ainsi que j’en suis venu à m’intéresser aux cadavres, mes futurs résidents en quelque sorte, et à leur bien-être. D’où peut-être cette analogie.
Dr. Nut (piqué au vif) – Comment savez-vous que je travaille au service des personnes disparues ?
L’architecte (qui se raidit imperceptiblement ; « ne fait pas l’intéressant », se dit-il, puis avec naturel) – Parce que c’était écrit dans le journal, je vous l’ai déjà dit tout à l’heure. J’avais d’ailleurs trouvé curieux que l’inspecteur en charge du service des personnes disparues ait lui-même disparu sans laisser de trace. Que dites-vous de ce paradoxe ?
Dr. Nut (troublé) – Justement, les personnes disparues, puisque nous en parlons, elles sont en effet quelques-unes dont je suis à la recherche.
L’architecte (moqueur) – Seulement des quelques-unes ? Vous ne recherchez pas des quelques-uns ? Jamais entendu parler de la parité Inspecteur ?
Dr. Nut (qui a repris ses esprits) – Quelques-unes en effet, des blondes en particulier. Vous-même, vous aimez les blondes ?
L’architecte (qui sent sa nuque se tendre mais s’exprimant avec toujours autant de naturel) – Ne sont-ce pas celles que les hommes préfèrent ? Ou est-ce juste à Hollywood ? Et puis la blonde c’est d’abord une amie, une petite amie le plus souvent. C’est la signification de la chanson Paris est une blonde, ça veut dire que Paris est une bonne copine et, croyez-moi, je n’en pense pas moins. Et vous les blondes, vous les aimez comment ? Gentiment ? Brutalement ?
Dr. Nut (qui a de nouveau du mal à garder son calme) – Vivantes, je les aime vivantes.
L’architecte – C’est bien le moins, a priori.
Dr. Nut (sourit comme à une bonne blague et reprend son air bonhomme) – Vous aimez le sport, n’est-ce pas ? Le tennis il me semble…
L’architecte – Vous êtes décidément bien renseigné.
Dr. Nut (haussant les épaules et souriant à l’architecte) – À chacun son métier. Alors le tennis, vous étiez bon ?
L’architecte (une lueur dans les yeux) – J’ai pratiqué le tennis de haut niveau, ma grande fierté est d’avoir, il y a longtemps, failli participer en invité à Roland-Garros … (En réalité, il a finalement déclaré forfait sous un faux prétexte, de peur surtout de se prendre une raclée, et ce fut la fin de ses velléités de carrière sportive. Il sait à l’instant même qu’il a commis une erreur, son corps se détend et, avec le sourire) … Mais c’est ce que je raconte aux copains, en réalité une blessure m’a empêché de participer au tournoi. (Il constate sa nouvelle erreur et, après un coup d’œil inconscient au miroir, il reprend en riant) Mais ça, c’est que j’ai dit à ma femme Ha ha ha.
Dr. Nut – Oui, oui, je comprends.
L’architecte – Et puis, question compétition, ha ha ha, l’architecture a pris le relais et là, j’ai été servi, en cinq sets. Les concours d’architecture c’est violent vous savez…
Dr. Nut (songeur) – Toute relative la violence, toute relative.
L’architecte – Certes mais mettez-vous à ma place. La première leçon pour un architecte est d’apprendre à perdre mais la violence est de perdre pour d’autres raisons que la qualité du projet, surtout quand on perd face à des nazes, nazes les élus, naze le jury, nazes les confrères. Vous avez parfois l’impression de crier seul dans le désert. Mais vous avez raison, toute violence est relative. De fait, un remontant et c’est reparti pour un autre concours.
Dr. Nut – Je n’ai pas dit toute violence, j’ai dit que la violence dont vous parlez est toute relative.
L’architecte – J’ai bien compris mais pour ce qui me concerne je n’ai jamais levé la main sur quiconque, pas même sur mon chien si j’en avais un. Alors j’entends ce que vous dites, je lis les journaux, mais cela ne peut guère me concerner.
Dr. Nut – Où étiez-vous la nuit de vendredi à samedi dernier ?
L’architecte (surpris du changement de fil dans la conversation) – En voilà une question précise. Voyons, après avoir fermé l’agence, j’ai rejoint une amie qui m’est chère et avec laquelle j’ai passé une excellente soirée, et une bonne nuit, vraiment.
Dr. Nut (qui tente de se montrer indifférent) – Il ne s’est rien passé de spécial selon vous ?
L’architecte (haussant les sourcils) – Que voulez-vous dire ?
Dr. Nut – Vous n’avez rien vécu d’inhabituel ?
L’architecte – Ma foi, non, sinon peut-être l’intensité de l’étreinte. Mais ces moments-là, aussi chaleureux soient-ils, sont fugaces et puis, dès le lendemain matin, j’étais à l’agence.
Dr. Nut – Vous pouvez nous indiquer qui est cette « chaleureuse » personne qui pourra confirmer votre propos ?
L’architecte (souriant) – Inspecteur, je ne crois pas à ce stade y être tenu et ce serait vraiment de ma part faire montre de goujaterie.
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (sent la vibration de son téléphone dans sa poche, il regarde sa montre) – Bien, c’est l’heure de déjeuner. Un fonctionnaire va vous apporter un plateau-repas. Pas d’alcool hélas. Si vous voulez sortir pour aller aux toilettes, frappez à la porte et quelqu’un vous accompagnera.
L’architecte – Vous auriez un journal par hasard, que je puisse lire pendant que je mange ?
Dr. Nut – Je vais voir. Bon appétit.
12h06 : Derrière le miroir
Ethel et le chef voient l’inspecteur Nutello se lever et sortir, laissant son épais dossier sur le bureau.
« Je pensais qu’un interrogatoire se déroulait autrement, plus stressant en fait, comme on voit à la télé », dit Ethel rougissant encore de la mention par Dubois de leur nuit ensemble. « Mais là, je ne comprends pas bien le fil des questions ».
Le chef, souriant et accueillant Dr. Nut d’un regard : « nous en sommes encore à la séance de questions-réponses non accusatoires, comme son adresse, ses goûts, l’objectif étant de déterminer son comportement quand il dit la vérité – et que nous savons qu’il dit la vérité – par rapport à quand il ment – et que nous savons qu’il ment. Dit autrement, ces questions sont destinées à vérifier sa capacité à mentir ou non. Ce n’est pas infaillible mais il est encore tôt dans la garde à vue ».
« Je vois », dit Ethel, réfléchissant. « Je dirais que le mensonge intervient lors d’un impossible à dire pour le sujet. Un motif inavouable s’efface par un refus de savoir. Par le mensonge, le sujet renonce à se confronter à ce motif inconscient, et cela en effet se traduit souvent par un comportement corporel selon que l’on mente ou dise la vérité mais ce n’est vraiment pas infaillible ».
« Vous voulez dire qu’il ‘oublierait’ ses crimes ? »
« Pas lui, non, toute sa vie est organisée autour de ce mensonge initial. Mais je ne sais pas ce qui a bien pu le provoquer chez lui ; quel est l’impensé qui le pousse à l’acte ? Si nous parvenons à déterminer son mobile profond, nous pourrons avancer car le mensonge est finalement d’un maigre secours quand c’est l’inconscient qui s’exprime, surtout chez un architecte ».
Le Boss (décidément content d’avoir fait venir la psy – « encore une bonne idée de Nutello », se dit-il – il apprécie son enthousiasme et sa vivacité d’esprit. Comment expliquer sa présence au procureur ? il ne veut pas encore y penser. Avec le sourire) – « C’est à vous justement de nous aider à interpréter ses symptômes comportementaux de vérité ou de tromperie ».
« Vous savez, depuis quatre ans qu’il est mon patient, je suis encore bien incapable de vous dire quand il ment ou non, je sais en revanche qu’il parvient à abuser son entourage, dont moi en l’occurrence ».
« Je sais », répond le chef en soupirant. « Mais vous, vous avez survécu ».
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
*Lire l’épisode La morgue de l’architecte est pleine d’étoiles
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