[Résumé des épisodes précédents. Pour l’inspecteur Nutello, dit Dr. Nut, du service des personnes disparues, l’architecte Dubois est à sa connaissance, sinon le seul, l’un des très rares tueurs en série à avoir planifié, patiemment, sa vie de ‘tueur de série’ : « Un Dexter des beaux quartiers, un Arsène Lupin de l’assassinat élégant, un Raspoutine visionnaire, un James Bond de l’égoïsme meurtrier », se dit-il, avec une forme d’admiration malgré lui, tandis que reprend la garde à vue de l’architecte en cours depuis 7h00 du matin. Ethel Hazel, psychanalyste de Dubois depuis quatre ans, prête main-forte aux policiers. « Je crois que vous pouvez jouer sur son orgueil, c’est un point sensible chez lui », indique-t-elle. « Comme pour tous les architectes », se dit Dr. Nut.]
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« La cruauté est le remède de l’orgueil blessé ».
Friedrich Nietzsche
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19h15 : L’architecte (laissé seul pendant plus d’une heure, il a pu manger – le fonctionnaire l’a laissé boire une bière – mais il commence à s’impatienter. Il a lu le journal de long en large et se sachant observé derrière le miroir il résiste à la tentation d’utiliser ou de regarder son téléphone. Il résiste aussi, et c’est plus difficile, à la tentation d’ouvrir le gros dossier à son nom : DUBOIS, souligné de trois gros traits rageurs. Il se lève, fait quelques pas dans la pièce, sentant l’irritation l’envahir. Et le dossier, juste-là. « Qui sait s’il y a quelqu’un derrière le miroir, peut-être sont-ils tous allés dîner et sont en train de bien se marrer en pensant à lui tout seul dans sa boîte », pense-t-il amèrement. Il a aussi la tentation d’appeler son avocate pour en finir mais, c’est plus fort que lui, il veut gagner ce combat contre Dr. Nut. Il sait que le plus dur est à venir. Justement voilà l’inspecteur. Dubois inspire, se détend et se retourne vers l’inspecteur, souriant) – Inspecteur, je comprends que vous êtes occupé.
Dr. Nut (dont l’attitude a changé du tout au tout. Il ouvre son dossier, en pioche une photo, referme le dossier et se plonge dans l’examen de l’image, une grande femme, blonde, aux yeux bleu rieurs, d’apparence dynamique, intelligente. Il pose enfin la photo devant Dubois) – Vous vous en souvenez ou vous avez un nouveau trou de mémoire ?
L’architecte (tristement) – Comment pourrais-je l’oublier ? Géraldine, Géraldine Untersteller (Il sourit). Une chic fille !
Dr. Nut – C’était votre maîtresse.
L’architecte (sincère) – Oui, mais nous en avons déjà parlé ce matin, croyez bien que je la regrette.
Dr. Nut – Comme vous regrettez vos autres maîtresses ?
L’architecte (qui s’offusque) – De quelles autres maîtresses voulez-vous parler ?
Dr. Nut – Selon notre enquête, vous aviez la réputation d’un coureur de jupons, et on vous voyait souvent après le travail prendre un verre ou sortir avec vos collaboratrices.
L’architecte (amusé) – Ha bon, c’est ma réputation ? « Au village sans prétention, j’ai une réputation de coureur », fredonne-t-il. Mais enfin, ce n’est pas parce qu’on me voit prendre un verre avec une collaboratrice qu’il se passe quoi que ce soit. Personne n’en pense rien quand je prends un verre avec un collaborateur et qu’on se torche toute la nuit en se racontant des blagues salaces mais si je me marre avec une copine, c’est louche. On dirait mon ex-femme. Vous êtes décidément vieux jeu Monsieur l’Inspecteur. Alors oui, j’aime prendre un pot avec mes collaborateurs hors du bureau, quel que soit leur genre, et le plus souvent à plusieurs car c’est toujours un bon moyen de discuter des projets et de dénouer des nœuds compliqués ; rien qu’en sortant du contexte du bureau, la convivialité est créatrice. Et puis cela permet de se connaître mieux. Certes je conviens que ce n’est pas le fonctionnement de la plupart des architectes que je connais mais c’est ma méthode et j’ai vraiment l’impression de gagner du temps ainsi. De toute façon, les jeunes architectes d’aujourd’hui, c’est plutôt 9h-17h au bureau comme un fonctionnaire que d’aller boire un verre avec le patron et réfléchir autrement. C’est peut-être ce pourquoi on vous a raconté ces histoires à dormir debout à mon propos mais non, j’étais fidèle à Madeleine, jusqu’à Géraldine en effet.
Dr. Nut – Comment l’avez-vous rencontrée, Géraldine ?
L’architecte – Décidément, elle vous intrigue cette femme-là. En seriez-vous tombé amoureux inspecteur à force de la chercher ? Ou peut-être que les blondes, ce n’est pas votre genre… Vous savez, Géraldine mène peut-être la grande vie au Brésil ou en Argentine, elle voulait changer de vie…
Dr. Nut (sèchement) – Répondez : comment l’avez-vous rencontrée ?
L’architecte (qui soupire comme s’il s’ennuyait) – Sur un chantier à Grenoble. Elle est ingénieure de façades, excellente dans son métier d’ailleurs. Vive, intelligente, apparemment sans attache, c’était une belle rencontre. Puis nous avons de nouveau travaillé ensemble sur un autre chantier à Villeurbanne, pour lequel j’avais réussi à retenir son entreprise à nouveau, ce qui s’est révélé très pratique car je pouvais justifier de mes déplacements constants à Grenoble puis à Villeurbanne.
Dr. Nut (ricanant) – C’est la pratique chez les architectes de faire bosser leurs maîtresses ?
L’architecte (sans se démonter) – seulement si elles sont architectes elles aussi, ou au pire, ingénieure comme Géraldine, ha ha ha. En réalité, au-delà de Géraldine, la boîte pour laquelle elle bosse est vraiment excellente et j’étais content de travailler à nouveau avec eux, c’est rare vous savez.
Dr. Nut – Ha bon ? Pourtant j’imagine que quand il trouve une entreprise capable, qui fournit les belles ingénieures en prime, l’architecte va vouloir poursuivre la collaboration.
L’architecte – Ha, travailler avec une bonne entreprise, renouveler une belle expérience humaine de la construction, avec des gens qualifiés, qui s’intéressent, qui sont sympas et compétents, est le fantasme de tout architecte. Des entreprises comme ça, il y en a mais on ne les revoit que rarement : d’autres chantiers ailleurs, le patron a pris sa retraite, les compagnons ont changé, la boîte a été rachetée et d’une année sur l’autre vous ne pouvez plus recommander telle ou telle boîte.… C’est cela la réalité. Et puis, vouloir réchauffer une bonne expérience, c’est comme essayer de retrouver une ancienne petite amie, ça ne marche jamais vraiment, ou rarement.
Dr. Nut – Donc c’est délibéré de votre part de ne plus revoir les entreprises, mêmes excellentes, sauf pour votre maîtresse si je comprends bien…
L’architecte – Ce n’est pas si simple. Mettons que nous venons de réaliser un très beau chantier en parfaite intelligence avec une ou des entreprises ; je ne vais pas vous expliquer la différence entre entreprise générale et lots séparés. Bref, au moment de se quitter, après un chaleureux pot de fin de chantier, on jure tous de se revoir, de retravailler ensemble mais c’est le plus souvent un vœu pieux et on ne se revoit plus jamais. Ne demeure qu’un bon souvenir. C’est comme un voyage à l’étranger : vous vous créez de nouveaux amis, peut-être un début d’idylle et, au moment de se quitter, vous êtes sûrs de vous revoir. C’est pourtant la dernière fois que vous voyez ces gens-là, comme ces villes qui vous séduisent dès la première visite et que vous vous promettez en les quittant d’y revenir, sans y parvenir jamais. C’est ce qui s’est passé avec Géraldine, une belle rencontre mais je savais dès le début qu’elle est une femme libre, je ne me faisais donc aucune illusion, puis elle a disparu.
Dr. Nut – Oui, elle a disparu justement.
L’architecte – Je sais. Vos collègues m’ont déjà interrogé à ce sujet, il y a quelques années. Mais ce n’est pas à vous que j’ai eu à faire. Je dois pourtant vous avoir croisé à cette occasion dans les couloirs car, en vous voyant ce matin, j’ai eu le sentiment de vous avoir déjà rencontré. En tout cas, je vous invite à relire mes dépositions. Pour moi, il s’agit d’une vieille affaire et je crains de ne pouvoir vous être utile.
Dr. Nut (coupant) – Qu’importent vos dépositions, je les ai lues et relues. Mais vous avez vu suffisamment de films et de séries à la télé pour comprendre que, parfois, un détail oublié quelque part peut nous mettre sur la piste d’une personne disparue. Alors quand l’avez-vous pour la dernière fois ?
L’architecte (une petite tension dans le cou) – Elle devait me rejoindre à Paris – nous avions l’habitude quand nous le pouvions de nous offrir un week-end à Paris, à l’hôtel comme des touristes – et j’ai attendu son appel qui n’est jamais venu. J’ai tenté de la joindre, elle n’a jamais décroché. Nous nous étions disputés et j’ai pensé qu’elle avait ainsi trouvé le moyen de mettre un terme à notre relation. Pour tout vous dire, j’étais moi-même tout à fait prêt à y mettre un terme, les choses devenant compliquées avec Madeleine et avec l’agence, toutes les embrouilles que justement je voulais éviter.
Dr. Nut – Quel était le sujet de la dispute ?
L’architecte – Je ne m’en souviens plus très bien. Elle parlait de changer de vie, d’aller en Amérique du Sud et moi j’ai fait une crise de jalousie à la con. C’est idiot mais il est plus facile de quitter quelqu’un que d’être quitté. Se barrer d’un chantier parce que le maître d’ouvrage est un vrai con et veux vous imposer sa merde, c’est onéreux mais courageux et élégant, il n’y a en revanche rien de courageux ou d’élégant à se faire mettre dehors et cela coûte aussi cher. C’est d’autant plus idiot que j’envisageais moi-même de mettre un terme à notre relation.
Dr. Nut – Mais ce n’est pas à cette occasion que vous l’avez vue pour la dernière fois ? Donc la dernière fois que vous l’avez vue ?
L’architecte (qui réfléchit, tout en se massant le cou sans s’en rendre compte) – Ce doit être chez elle, à Grenoble, maintenant que j’y pense.
Dr. Nut (la police a trouvé ses empreintes partout dans l’appartement de Géraldine et l’architecte ne s’est jamais caché à la police de sa liaison) – Vous pensez ?
L’architecte (se grattant la nuque) – Non, j’en suis sûr. C’est fut l’une de ces nuits où sa vigueur me laissait épuisé : elle était bien plus curieuse et aventureuse que moi, bien moins inhibée et ce fut au début une bénédiction pour moi mais à la fin, j’avais le sentiment confus d’être incapable de la satisfaire. Le matin au petit-déjeuner j’étais énervé, frustré, malheureux, et je lui ai fait je ne sais plus quels reproches. Je suis parti, ce jour-là elle n’est pas venue sur le chantier et c’est la dernière fois que je l’ai vue.
Dr. Nut – Bref, elle finissait par vous énerver Géraldine, surtout au moment où elle voulait vous fiche à la porte ?
L’architecte (pincé) – Elle ne me mettait pas à la porte, elle parlait d’une nouvelle vie.
Dr. Nut – Avez-vous retravaillé avec cette entreprise ?
L’architecte – Non. Ce n’est même pas moi qui ai terminé le chantier puisque c’est l’agence de mon ex, Madeleine, qui l’a récupéré au moment du divorce.
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (jetant un coup d’œil à sa montre puis au miroir) – Il se fait tard. Faisons une pause. Je vais prendre un café. Vous en voulez un ?
L’architecte (sarcastique) – Oui, merci. Avec un verre d’eau. Dois-je laisser un pourboire ?
21H04 : Derrière le miroir
Dr. Nut rejoint le chef et Ethel, désormais assise, son visage reflétant une grande fatigue. « Vous pouvez rentrer si vous le souhaitez, nous continuerons sans vous », dit-il en se servant un café froid qu’il réchauffe au micro-ondes.
« Non, non, ça va », dit-elle, « mais je veux bien un café, avec beaucoup de sucre. Merci ».
« Tout se passe comme vous voulez ? », demande le chef à Dr. Nut.
« Oui, on va bientôt entrer dans le dur. Vous avez demandé au proc la prolongation de la garde à vue ? ».
« Oui, aucun souci, tu sais bien qu’elles sont quasi automatiques mais les proc sont chatouilleux et veulent être prévenus. Ce que j’ai fait », répond le chef.
« Mais vous n’avez pas d’aveux », s’étonne la psychanalyste.
« Désormais les aveux sont la cerise sur le gâteau, pas une preuve même si c’est mieux dans les dossiers complexes ou particulièrement atroces. Mais le procureur a compris que si nous n’avons pas encore de preuves matérielles, nous disposons d’un large faisceau d’indices. C’est l’objet de cette garde à vue. Nous nous doutons que Dubois ne va rien avouer et qu’il s’est préparé pour cette épreuve, dont il se sort bien jusque-là, mais Nut était sincère plus tôt, il suffit d’un détail parfois, d’une erreur de l’architecte, d’un lapsus pour faire avancer les choses. Si votre hypothèse est bonne sur le modus operandi des assassinats, il nous reste à déterminer s’il agit toujours de la même façon. Si seulement nous avions un corps… », soupire-t-il.
« Il ment ! », s’écrit Ethel, soudain fébrile devant son ordinateur. « Je me souviens qu’il m’avait parlé de cette séparation avec Géraldine. Je viens de retrouver mes notes de ce jour-là, voici exactement ce qu’il m’avait dit à ce propos : ‘’… , une fois que ma décision était prise, ce fut net et sans bavure. Je me suis aperçu que c’est le genre de femme qui envoie des mails aux rock stars ou aux chanteurs de rap. Et je ne suis qu’architecte’’. Et je crois même me souvenir maintenant qu’il avait utilisé l’expression ‘’casser net comme un cep de vigne’’ », explique-t-elle fièrement, comme si elle venait de gagner un prix de quelque chose.
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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