[Résumé des épisodes précédents. Depuis le début, la veille, de sa garde à vue, l’inspecteur Nutello – du service des personnes disparues, dit Dr. Nut – tente de prendre en défaut Dubois, architecte et redoutable tueur en série de blondes aux yeux bleus. Après une brève aventure avec le policier, Ethel Hazel a survécu à Dubois, qu’elle suit pourtant depuis quatre ans en psychanalyse, ce pourquoi elle assiste discrètement à l’interrogatoire. Au fil de l’évocation de nouveaux meurtres, le faisceau d’indices se resserre sur l’architecte.]
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« Il y a des pouvoirs collectifs qui sont aussi dangereux que le pouvoir personnel ».
François Mitterrand
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Mardi matin, 10h15 – Dr. Nut, le chef et Ethel Hazel, derrière le miroir sans tain ont décidé de reprendre le fil en regard de l’âge des victimes. Dr. Nut prépare deux cafés et retourne dans la salle d’interrogatoire. Il en offre un à Dubois et boit une gorgée du sien. Au moment où Dubois porte le sien à ses lèvres, après avoir poliment dit merci…
Dr. Nut (de but en blanc) – Vous êtes raciste ?
L’architecte (sidéré par l’attaque, s’étouffe dans son café dont quelques gouttes tombent sur sa chemise, ce qui a le don de l’énerver encore plus. S’offusquant) – Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
Dr. Nut – Vous avez apparemment un problème avec les minorités visibles puisque vous ne tuez que des femmes blanches, blondes aux yeux bleus.
L’architecte (avec mépris) – Qu’en savez-vous ? (Il se reprend immédiatement, affiche enfin un grand sourire.) Encore faudrait-il que je tue la première ce dont, si cela est arrivé, je n’ai aucun souvenir.
Dr. Nut (sans rire) – Il n’y a que des blancs dans votre agence n’est-ce pas ?
L’architecte (dont le sourire se crispe) – c’est une toute petite agence vous savez, et très internationale, et la parité y est peu ou prou respectée. Je dois les compter et les énumérer ou vous avez déjà tous les noms dans votre dossier ?
Dr. Nut – Et à Dupont & Dubois, toutes ces années, ces décades, il n’y avait que des blancs. Pas de rebeu, pas de black…
L’architecte (qui s’écrie) – Pas du tout, je me souviens très bien, on a eu un Japonais… Junji… Junji quelque chose. Et une Sud-Coréenne, Hyojin elle s’appelait, et quelques chinois… (il hésite) et puis il y a eu un black, je ne me souviens pas de son nom mais il était Angolais. Un bon d’ailleurs si je me souviens bien. J’ai en mémoire encore au moins une Tunisienne, une Laotienne, un Argentin à l’accent chantant – Marco – mais un Argentin je ne sais pas si ça compte dans vos comptes. Et puis il y eut Samir, il est resté un an avec nous, mais bon il est français et je ne sais si ça compte non plus. Vous savez, les architectes sont souvent ouverts sur le monde…
Dr. Nut – Ha oui ? Et vos amis, ils sont visibles parmi les minorités ?
L’architecte (qui prend une longue inspiration et le temps de réfléchir) – Je pourrais sans doute vous citer un black ou un arabe de circonstance si vous insistez mais la vérité est que j’ai peu d’amis hors de mon cadre de travail et, concernant ces amis-là, peu m’importe leur genre, leur couleur de peau, leur sexe, leur culture, leur âge, leur religion ou leur planète. Plus largement, un type bien ou une femme bien me conviennent parfaitement sans autre forme de questionnement. Je connais d’ailleurs quelques blancs, et blanches, que je ne recommanderais à personne. Savez-vous par exemple qu’un blanc à généralement beaucoup moins à craindre dans un quartier noir qu’un noir dans un quartier blanc ? Pourtant la peur est inversement proportionnelle, comme quoi… Pour autant, j’évolue moi-même dans un environnement et une culture qui se prêtent plus facilement à ce que je rencontre des blancs et blanches comme moi plus souvent que tous les autres, visibles ou invisibles, c’est la loi des grands nombres. Je serais architecte au Nigéria, et croyez-moi l’Afrique commence à sortir des architectes de très grande classe, bref, si j’étais architecte au Nigéria, je serais black et entouré de blacks avec un blanc de service au bureau : cela ferait-il de moi un raciste anti-blanc ?
Dr Nut (impassible) – Vos clients, ils sont tous blancs aussi ?
L’architecte (énervé, pourtant son cou ne lui fait pas mal) – Mais vous n’écoutez pas ! Qu’est-ce que je viens de vous dire ? Mes maîtres d’ouvrage sont comme la société. Il y a trente ans, il s’agissait en effet d’un cercle tout blanc. Mais revenez sur terre inspecteur, en trente ans, en quarante ans même vu mon âge, je vois bien que la société évolue, même si moins vite que l’équipe de France de foot. Et c’est tant mieux. Le problème plus général est celui de la compétence. Sans compter l’envie de bosser. N’importe quel patron, et j’ai tendance à penser n’importe quel architecte, se fout de l’origine ou du genre de ses stagiaires, de ses employés et collaborateurs mais ne se fout pas du talent et de l’intelligence et des bosseurs. Sauf les patrons tarés – hélas encore trop nombreux je vous l’accorde – confits en religion et/ou réactionnaires par exemple. Je vous le concède, il fut un temps où le recrutement se faisait à la cuisse, mais aussi bien dans les grandes entreprises propres sur elles que dans les bureaux des autoentrepreneurs. Mais c’était il y a trente ans. D’ailleurs, je vous rassure, parmi les géants de l’immobilier, souvent les vrais marionnettistes des architectes, les requins demeurent. Blancs les requins ! Mais les mêmes requins au Nigéria sont noirs, jaunes à Shanghai et verts sur la planète Zorg.
Dr. Nut (toujours impassible) – Donc il y a trente ans, vous agissiez différemment. Vous êtes juste un peu moins raciste aujourd’hui.
L’architecte (qui sort de ses gonds) – Mais non, je viens de vous expliquer le contraire ! Et chez vous, dans la police, ce n’est pas l’équipe de France, des champions de la fraternité la police, ça on peut le dire…
Dr. Nut (qui fronce les sourcils et asserte, comme une évidence) – Pourtant, à ma connaissance, vous ne tuez que des femmes blanches.
L’architecte (Il hurle) – Mais qui dit que je les tue ? Quelle que soit votre théorie, elle ne tient pas inspecteur !
Dr. Nut (sort calmement une série de photos de son dossier et en pose une devant Dubois, gardant les autres en main…) – vous la reconnaissez ?
L’architecte (sa douleur persistante dans le cou, de retour, l’enjoint de se calmer, il fait mine alors d’observer attentivement la photo sépia d’une jeune femme blonde au détour des années 2000 à en juger par ses vêtements. Sans lever la tête) – Ce visage me dit quelque chose mais je serais bien en peine de vous en dire plus. Qui est-ce ?
Dr. Nut – Amélie, Amélie Chevreau, née le 12 octobre 1976, à Guéret, dans la Creuse. La première photo, c’est quand elle vous rencontre, elle a fait plusieurs stages chez vous à partir de 1997. (Puis, posant en éventail les autres photos), là c’est ce que l’on a retrouvé d’elle après vous avoir rencontré.*
L’architecte (qui ne relève pas l’affront) – Tout à fait, l’histoire me revient. Elle est venue en stage plusieurs fois à l’agence, elle avait la sympathie de Madeleine. Elle a eu son diplôme puis elle est repartie chez elle et, en effet, maintenant que vous en parlez, il me semble me souvenir d’une histoire horrible à son sujet. Son petit copain a été condamné si ma mémoire est bonne, n’est-ce pas ? C’est elle là sur ces photos ?
Dr. Nut – Oui, c’est elle. Vous connaissez Guéret ?
L’architecte (qui tente d’assouplir son cou raide) – Non pourquoi ?
Dr. Nut (qui sort un petit carnet de notes de sa poche) – Parce qu’hier après-midi, vous m’avez dit, je cite : « N’avez-vous donc pas remarqué que les nouveaux immeubles de logements, de Paris à Amiens à Guéret à Triffoullis-les-deux-Oies, sont partout le clone d’un moule unique répondant à des normes imbéciles et à l’avidité financière des promoteurs ? ». Vous avez également évoqué la Creuse comme, je cite, « un voyage exotique ». Vos voyages, ce ne sont que des pays où il fait blanc vivre. Pourquoi parlez-vous de Guéret si vous ne connaissez pas la ville, ou de la Creuse si vous n’y êtes jamais allé ?
L’architecte (irrité)– Je ne connais pas non plus Triffoullis-les-deux-Oies.
Dr. Nut (d’un grand calme en sirotant son café) – Et un « voyage exotique » dans la Creuse comme à Pétaouchnok ?
L’architecte (ne répond pas, tentant de détendre sa nuque douloureuse) – …
Dr. Nut – Quand vous rencontrez Amélie Chevreau, vous avez 32 ans et une jeune agence. Et avec Madeleine, comment ça se passait, au lit je veux dire ?
L’architecte (surpris. Il réfléchit longuement) – Vraiment ça vous intéresse ? Je dois répondre ?
Dr. Nut – Vous pouvez…
L’architecte (il soupire) – Comment dire ? C’était comme mon architecture finalement. J’ai commencé plein d’entrain et d’imagination, puis la routine a pris le dessus, quand vous en êtes à votre 2 000ème logement, le frisson a disparu. Paradoxalement, l’expérience a rendu les choses prévisibles et dès lors, pour un architecte, forcément inabouties.
Dr. Nut – Ce n’est pas Madeleine qui se serait fatiguée de vos « routines » ? C’est quoi d’ailleurs votre routine ?
L’architecte (avec ironie)– Mais c’est comme pour un maître d’ouvrage, pour un seul bâtiment qui le préoccupe et pour lequel il pense que l’architecture c’est important, il va en construire 100 auxquels je n’associerais pas le mot architecture, même pas de loin. Mais même un requin blanc est capable de gentillesse de temps en temps, comme pour l’anniversaire de sa fille par exemple. Si vous tenez à le savoir, le sexe avec Madeleine était comme une façade bien rythmée mais sans surprise, sauf peut-être les soirs de lune bleue.
Dr. Nut – La petite Amélie Chevreau, c’était la surprise du chef ?
L’architecte – Puisque vous m’avez annoncé que Madeleine et Marie-France avaient une liaison, pourquoi n’allez-vous pas enquêter de ce côté-là ? Comme vous l’avez dit, à l’époque, Madeleine et moi étions jeunes, avec une jeune agence, avec bientôt deux enfants – on ne devait pas s’y prendre trop mal – et ni l’un ni l’autre n’avions le temps de baiser les stagiaires étudiantes, je croyais vous l’avoir dit. Maintenant, si son petit copain a appris qu’elle avait eu une aventure avec Madeleine, à l’époque, il y a des hommes qui peuvent le prendre mal.
Dr. Nut (qui poursuit son fil sans se laisser distraire) – Mais Amélie est revenue souvent à l’agence, vous devez bien vous en souvenir ?
L’architecte – Evidemment que je me souviens d’elle maintenant que vous en parlez, mais vous savez, en 25 ans de carrière et d’agences, des stagiaires, nous en avons vu passer de toutes les couleurs et de tous les genres je vous le disais tout à l’heure.
Dr. Nut – Et avec Amélie, il ne s’est rien passé entre vous ? Vous étiez jeune disiez-vous et déjà apparemment dans une routine avec Madeleine.
L’architecte (très énervé) – Puisque je vous dis que les stagiaires, je ne les saute pas ! (il sent alors sa nuque se raidir à nouveau et se demande si ce n’est pas en train de devenir un tic et si quelqu’un peut s’en apercevoir. Il ne peut s’empêcher de jeter un rapide coup d’œil au miroir et regrette immédiatement son geste. Il prend une profonde inspiration. Plus calme). Les stagiaires, les collaboratrices, je ne les baise pas. Pas parce qu’elles ne sont pas désirables, pas parce que je ne les désire pas, mais parce que c’est trop compliqué avec le travail, trop d’embrouilles…
Dr. Nut – Parce que vous avez eu des embrouilles …
L’architecte – Non justement, c’est ce que je viens de vous dire. Et croyez-moi, j’avais bien assez de Madeleine, de deux enfants et d’une agence qui pétait le feu !
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (sent la vibration de son téléphone dans sa poche, il jette ostensiblement un coup d’œil au dossier ouvert et aux photos étalées sur la table) – Les stagiaires, nous allons y revenir. Vous allez pouvoir manger. C’est exactement le même menu qu’hier et pour les toilettes, vous connaissez la routine maintenant.
L’architecte – Je peux avoir le journal ?
Dr. Nut – Je vais voir.
12h04 – Derrière le Miroir
Ethel Hazel et le chef attendent que Dr. Nut soit arrivé avant d’entamer la pizza que vient d’apporter un fonctionnaire. Eau pétillante et café complètent le déjeuner. Ethel Hazel, touchant à peine à la pizza, pourtant végétarienne à sa demande, prend la parole : « Nous savons que Dubois ne choisit pas ses victimes complètement au hasard, elles ont toutes un lien avec son métier, sauf les victimes collatérales (la comtesse, et encore, elle s’en prenait à sa vocation même d’architecte…), et elles sont généralement brillantes dans leur métier, du moins selon ses dires. Les blondes aux yeux bleus qu’il croise dans la rue n’ont rien à craindre de lui. Mais quand cela a-t-il vraiment commencé ? Vous pensez qu’Amélie était la première ? ».
« Je ne crois pas qu’Amélie soit la première. Je suis remonté à ses années d’études à UP8, à Belleville comme par hasard, et j’ai peut-être trouvé quelque chose », répond l’inspecteur.
« Vous avez des témoins ? », s’enquiert Ethel, qui sent l’excitation monter en elle tant elle est immergée dans l’enquête.
« Oui et non et les quelques-uns que nous trouvons ne nous sont guère utiles, surtout après plusieurs années, voire décades en l’occurrence », répond Dr. Nut.
Devant le regard interrogatif d’Ethel, c’est le chef qui reprend. « La vérité est que les gens sont incapables de porter des jugements exacts sur la vérité et la tromperie en général, ce pourquoi la police doit s’appuyer sur des ‘’preuves’’, des indices plutôt, lesquelles ne sont pas non plus gages de vérité. En l’occurrence, avec un tel client, comment distinguer de manière fiable les vraies dénégations de culpabilité des fausses et comment faire pour que, au contraire, ce ne soit pas nous qui portions en toute confiance des jugements erronés ? »
« Vous voulez dire que… ? », s’alarme Ethel.
« Nous devons l’envisager, c’est la procédure », confirme Dr. Nut.
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
*Lire l’épisode L’architecte, pour espérer exister, l’art plutôt que l’adresse ? L’inverse ?
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