Comme il faut bien un avocat pour défendre les pires ordures, pourquoi tel autocrate fortuné n’aurait-il pas d’architecte dévoué ? Que les architectes eux-mêmes soient plus ou moins dénués de morale est une chose mais l’architecture, en elle-même, se doit-elle d’être morale ?
Tiens, l’Arabie saoudite a exécuté en un seul jour 81 personnes pour des crimes liés au « terrorisme » (Le Monde 12/03/2022). Le maître de ce pays a fait découper à la scie l’un de ses opposants et bombarde le Yémen sans relâche. Nul n’entend les architectes internationaux s’offusquer. Citons par exemple, parmi ceux que l’on n’entend pas, les agences néerlandaises MVRDV, OMA, UNStudio, les Suisses Herzog et de Meuron, les Britanniques de Foster + Partners, David Chipperfield, Zaha Hadid, les Norvégiens de Snohetta qui, à partir du 4 mars, nous apprend Le Monde (09/03/2022), ont pourtant annoncé à grand renfort de communiqués de presse leur intention pure et simple de… cesser leurs activités en Russie.
Dans l’article, c’est tout juste si les architectes français, ces cloches, n’ont pas un temps de retard dans l’indignation. Pourtant, en l’occurrence, la plus grande discrétion n’est-elle pas de mise ? Toutes ces agences internationales découvrent-elles soudain que Vladimir Poutine maître d’ouvrage est un type brutal et corrompu ? Sans doute, à les entendre aujourd’hui hurler avec les loups, voire plus forts que les loups, et faire la morale au monde entier. De l’art de retourner sa veste et, « en même temps », son pantalon dans un grand numéro de transformisme pour paraphraser un Jacques Dutronc ricanant. Quelle indécence, quelle ignominie, quel exercice cynique de communication « de crise » alors que même François Fillon en a fait autant ! Et la presse mondiale, béate, de leur tirer le chapeau ?
Si encore, d’un coup d’un seul, chacune de ces agences avait expliqué, contrite, que tout l’argent amassé au cours de ces années, décades, serait intégralement reversé à l’Ukraine, ses réfugiés, ses morts, sa reconstruction, et que tiens, pour commencer, chaque agence s’engageait à embaucher dix architectes ukrainiens et à loger leur famille. Et que tiens, pour continuer, elles cesseraient également tout commerce avec la Chine, les États du Golf et les petites dictatures périphériques, du Venezuela à la Hongrie en passant par l’Indonésie. Pour le coup, voilà qui vaudrait un article dans Le Monde.
D’autant que ce serait l’occasion de parler de la France. Les villas des oligarques sur la Riviera, elles se sont construites toutes seules ? Quand l’argent coule à flots, il est aisé de se faire plein d’amis peu regardants. Plus largement, quand un architecte travaille pour les capitaines d’industries françaises – la banque par exemple dont l’empathie pour le peuple qui souffre est légendaire ou encore l’industrie du luxe, copine comme cochonne avec la riche autocratie de toute race et de toute religion – doit-il se flageller et demander pardon ? À quel moment, doit-il cesser de collaborer avec son maître d’ouvrage ? Quand ce dernier envoie des bombes dans le jardin de son voisin ? Quand il exécute 81 personnes en une journée devant chez lui ? Quand dans sa ville il licencie et dégrade ses employés au profit d’actionnaires toujours plus gourmands ? Quand il pollue les sols ou la mer sans vergogne ? Quand partout l’appât du gain et le cynisme produisent une architecture et un monde invivables ?
Pourtant, même un abattoir, un architecte doit le construire, ne serait-ce que pour le minimum de confort dû aux humains et aux bêtes. Les EPR d’Emmanuel Macron, il va bien falloir des architectes pour les concevoir car c’est toujours mieux, pour notre sécurité à tous, que de laisser Bouygues se débrouiller tout seul.
La réalité est que l’architecte est dépendant de son client et si son client est le chef d’un fief local comme nos campagnes et villes françaises en regorgent, ainsi soit-il. Et si c’est un milliardaire doré sur tranche qui veut un musée dans le désert en forme de rose des sables, il aura son musée en forme de rose des sables. Ou sa fondation dans le jardin d’acclimatation à Paris ou son campus en Californie en forme de doigt d’honneur.
Tout architecte, par définition, fait avec le maître d’ouvrage qu’il peut. Faut-il blâmer l’architecte des pyramides, même si le Pharaon n’était pas un tendre ? Les architectes ne sont ni juges ni policiers et leurs choix les regardent, au moins, apparemment, jusqu’à l’opprobre populaire. Ils ne sont certes pas non plus inspecteur des impôts mais, comme ils ont généralement oublié d’être sots, ils se gardent à l’occasion de poser des questions impolies. Très bien mais en ce cas, de grâce, que les associé(e)s de ces agences multinationales ne viennent pas jouer les vierges effarouchées quand soudain l’un de leurs bons vieux « clients devenus amis » révèle au monde une sauvagerie qu’ils ont eu, eux, tout loisir de discerner depuis longtemps sans s’émouvoir.
En l’occurrence, la décence demande surtout qu’ils et elles se taisent et en profitent pour cultiver leur jardin. Afin de définitivement nettoyer leur casier, ils peuvent encore espérer pour Poutine un destin à la Eva Braun.
Nous faut-il pour autant cesser tout contact et prendre le risque de jeter dans un même geste tous les architectes russes avec l’eau du bain de sang ? Ceux-là sont plus que jamais face au paradoxe des architectes du monde entier : peuvent-ils mordre la main qui les nourrit ? Faut-il imaginer Franck Gehry donner des leçons de morale à ses riches clients ? D’autant que, pour citer Léo Ferré, « le problème dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres ».
Il est en effet entendu que, de toute façon, la perspective est différente que l’on ait fait ses études d’architecture à Chicago, Paris ou Moscou et que, selon que l’on travaille à Monaco, Dubaï, Reykjavik ou à Sainte-Gemmes chez Martine, les valeurs de l’architecture et celles des hommes et femmes de l’art ne coïncident pas toujours.
Accepter ou non la commande est un choix qui renvoie l’architecte à sa propre conscience et à l’idée qu’il se fait de son métier. Au-delà, il lui appartient, comme tout un chacun, de décider quel type d’être humain il a envie d’être sur cette planète.
Christophe Leray
*En tout état de cause, pourquoi attendre une guerre pour se poser la question de l’âme et du diable et en discuter au comptoir ? Chroniques a abordé ce sujet en 2019, avant le Covid et avant la guerre, lors d’une séance de la Psychanalyse de l’architecte. Titre de l’épisode : Vendre son âme au diable, une alternative pour l’architecte ?