Dans les écoles d’architecture et du paysage, (ENSA(P)), la pauvreté des moyens alloués aux étudiants fait peine à voir. Lettre ouverte à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche et à la ministre de la Culture. Cri de détresse ?
Le 21 mars 2023,
Madame la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,
Madame la ministre de la Culture,
Lors de l’annonce du lancement du Palmarès RESEDA, Madame la ministre de la Culture, s’adressant aux directeurs, directrices, enseignant.e.s, et étudiant.e.s des écoles d’architecture, plaçait l’architecture comme « porteuse de promesses de sens face aux grands enjeux de notre temps » et même plus, lui attribuait « la capacité de sauver notre monde ». Nous partageons pleinement cette analyse et singulièrement l’appel à la jeunesse, cette relève que nous formons dans nos écoles, comme « autant de talents pour nous aider à penser le monde de demain ». Mais pour sauver le monde encore faut-il très vite aider nos Écoles nationales supérieures d’architecture (et de paysage).
En effet, la semaine passée, toutes les ENSA(P) de France ont connu des mobilisations importantes.
Initié par les étudiants et parti de l’école de Rouen, ce mouvement a pris une ampleur inégalée. Les Conseils d’administration des vingt écoles, dans leur diversité incluant aussi bien des enseignants-chercheurs, du personnel administratif, des étudiants que de très nombreuses personnalités extérieures ont adopté des motions de soutien à ces mouvements et d’interpellation aux ministères de tutelle.
Les Conseils pédagogiques et scientifiques sont en train de faire de même. Les problématiques abordées rejoignent largement la tribune des vingt directrices et directeurs publiée dans Le Monde daté du 2 décembre 2022. Elles font écho aux revendications portées lors des grèves administratives des établissements de 2019 et 2020.
Face à cette situation inédite, la conférence des présidents des conseils d’administration des ENSA(P), organes délibératifs dont les pouvoirs et les compétences, ont été renforcés à la suite des décrets de 2018 demandent à vous rencontrer dans des délais brefs.
Les sujets sont multiples. Ils concernent à la fois le manque de moyens, la problématique de la gouvernance des écoles et de leur place dans le travail interministériel mais interpellent aussi sur la place de l’architecture dans notre pays face aux défis de l’urgence climatique, de la pénurie de logements et des inégalités territoriales.
La faiblesse permanente et systémique des moyens dédiés à l’enseignement de l’architecture
Les ENSA(P) travaillent sans moyens suffisants depuis des décennies. Les conditions budgétaires dans lesquelles elles exercent leurs missions sont critiques. Elles fonctionnent et pallient leurs manques de moyens en se basant sur le volontariat des agents administratifs et des enseignants-chercheurs. Elles accueillent les communautés étudiantes, enseignantes et administratives dans des bâtiments qui ne sont pas toujours adéquats pour déployer pleinement notre mission d’enseignement de l’Architecture. Elles engagent les établissements dans des démarches de projets, de partenariats alors que les conditions minimales de fonctionnement ne sont pas assurées par nos dotations.
Même si un rattrapage est en cours, le budget alloué par étudiant en architecture reste très faible, notamment au regard du caractère particulièrement professionnalisant de leur formation qui nécessite un encadrement accru, et par comparaison avec les universités, où le budget moyen de 11 500€ par étudiant est déjà considéré comme très insuffisant et très inéquitable par rapport à d’autres établissements du supérieur.
L’engagement en 2017 des deux ministères de tutelle de créer 150 postes équivalents temps plein d’enseignants-chercheurs sur cinq ans, répartis à parts égales entre les deux ministères n’a pas été respecté. Les subventions pour charge de service public doivent être réévaluées comme les plafonds d’emplois des établissements (enseignants-chercheurs comme ATS) à la hauteur des missions de l’enseignement supérieur, ceci afin de permettre un fonctionnement décent à la hauteur des enjeux contemporains de la formation en architecture et de la responsabilité des architectes au regard des attentes de la société.
Il est également nécessaire de poursuivre la revalorisation du traitement des enseignants contractuels, associés ou vacataires, d’agir contre les situations de précarité de la communauté étudiante. Il convient de soutenir la recherche en revalorisant la rémunération les contrats doctoraux et en proposant davantage de contrats à temps plein, en augmentant le nombre de postes pour compenser les décharges d’enseignement pour activités de recherche, en instaurant un véritable statut d’enseignant-chercheur à 192hTD, en permettant le développement de fonctions supports par l’ouverture de postes d’ingénieurs de recherche, d’ingénieurs d’études affectés aux équipes et pas seulement aux projets ou aux chaires.
Il est important de renforcer les effectifs administratifs des écoles afin d’assurer notamment les nouvelles charges liées à la réforme avec la déconcentration du recrutement, aux réponses à appels à projets, aux appels à manifestation d’intérêt, partenariats, aux nouvelles stratégies pédagogiques. Il faut de même veiller à accélérer les procédures de recrutement en cas de vacances de postes de personnels ATS, améliorer l’attractivité de ces postes essentiels à la bonne marche de nos établissements.
Il est enfin nécessaire d’engager une évaluation de l’impact du temps pour responsabilités collectives des enseignants du fait des nouveaux dispositifs et des instances issus de la réforme (Instances, CDS, CNECEA). Leur répercussion en charge horaire est considérable sans que des moyens complémentaires aient été déployés : ce travail qui s’est ajouté à périmètre constant épuise les ressources humaines de nos établissements.
Dès lors les chiffres contenus dans le très long courrier daté du 10 mars 2023 adressé à l’ensemble des communautés accueillies dans nos établissements par le ministère de la Culture pour justifier les efforts faits depuis 2018 méritent d’être objectivés et confrontés à la réalité des écoles, tant il est clair qu’ils ne sont pas partagés et restent à mettre en débat.
Plusieurs Conseils d’administration ont d’ores et déjà envoyés des réponses extrêmement argumentées. Plus généralement, ces données sont à reconsidérer et à mettre en discussion à l’aune des déficits de dotations accumulés au sein des écoles depuis leur création alors que leurs missions ou activités se sont démultipliées.
Un triple problème de gouvernance
Par-delà la question fondamentale des moyens, il existe un triple problème de gouvernance. D’une part, le rôle et le pouvoir des différentes instances créés ou modifiés par les décrets de 2018 ne semblent pas avoir été pris en compte par l’ensemble des interlocuteurs. Cela concerne aussi les directions centrales du ministère de la Culture qui semblent ne connaître que les directeurs et directrices.
Ce sont pourtant ces mêmes directions centrales qui ont rédigé lesdits décrets. D’autre part, alors que nous fêtons cette année le 10ème anniversaire de la mise en place d’une double tutelle qui permettait aux ENSA(P) de se rapprocher du modèle universitaire, le rôle du ministère de l’Enseignement supérieur nous semble encore bien timoré et formel. La présence de représentants du rectorat aux côtés de ceux de la Direction régionale des affaires culturelles dans les Conseils d’administration ou la participation des ENSA(P) dans les groupements d’établissements au sein des COMUE et plus récemment dans des établissements expérimentaux ne saurait ainsi suffire.
Les ENSA(P) sont un modèle hybride entre le modèle des grandes écoles et celui de l’Université. Pour que celui-ci puisse fonctionner, voire être exemplaire, il eut fallu que chaque interlocuteur joue bien son rôle. C’est le rôle de la tutelle que l’on peut interroger. Celle-ci doit assumer un rôle stratégique et d’accompagnement et pas seulement un rôle budgétaire.
Enfin, il faut se poser la question de l’interaction entre les ENSA(P) et les ministères en charge de la transition écologique, de l’aménagement du territoire ou du logement. Le métier d’architecte est à l’intersection de nombreuses problématiques. Il doit en être de même pour la prise en compte par les divers ministères.
Un débat plus large sur la place des architectes, et de leur formation, à l’heure de l’urgence climatique et de la crise du logement
Il faut anticiper et contribuer à satisfaire autour de l’architecture les besoins en emplois ou en compétences, que ceux-ci soient sanctionnés par des titres, des certifications ou des diplômes, engager les écoles dans des dispositifs de formation continue, d’apprentissage, et doter les écoles comme la tutelle de ressources humaines, financières et spatiales afin de développer ces nouvelles formations.
Notre société a besoin de plus d’architecture et de plus d’architectes pour construire la société de demain. Le numerus clausus implicite de 20 000 étudiants en architecture devrait être dépassé, au regard de la bonne insertion professionnelle dans le secteur des 2 450 jeunes diplômés annuels et du nombre élevé de demandes formulées sur Parcoursup.
Ce rattrapage en nombre d’étudiants formés comme en répartition géographique doit permettre à la France de combler le retard qu’elle connaît en nombre d’architectes, au regard du reste de l’Europe. En 2020, selon le rapport du Conseil des Architectes d’Europe, la France comptait 44 architectes pour 100 000 habitants, alors que l’Allemagne dénombrait en moyenne 141 architectes pour 100 000 habitants.
Face aux enjeux de lutte contre le réchauffement climatique et de sauvegarde de la biodiversité, le retour et le développement des pratiques pluridisciplinaires des métiers de la construction et de l’aménagement sont fondamentaux pour développer les nouveaux modèles à faible impact. Nous devons défendre ensemble l’Architecture comme culture commune, défendre l’Architecture comme solution à la crise actuelle. Il faut répondre aujourd’hui aux enjeux de l’enseignement de l’architecture, au travers d’un investissement massif dans les écoles d’architecture afin de former les futurs acteurs de la transition.
Les transformations nécessaires de nos modèles d’aménagement urbains et péri-urbains, de construction, de rénovation, de vivre ensemble ne peuvent pas se faire sans architectes légitimes et compétents. Il faut confirmer la stratégie nationale pour l’architecture, énoncer comme trajectoire les thématiques développées par le Nouveau Bauhaus initié par la commission européenne. Il faut conforter la reconnaissance professionnelle des architectes dans un écosystème qui tend jour après jour à se libéraliser. Il faut proposer un horizon à une profession qui se trouve au cœur des enjeux contemporains de la transition énergétique et écologique et, au-delà, des enjeux sociétaux liés à notre habitat, nos villes, nos territoires, notre espace. Notre espace est un bien précieux, et nous devons former avec engagement, exigence et moyens la “relève” afin qu’elle en prenne soin.
Madame la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, madame la Ministre de la Culture, comme vous le voyez nos revendications sont nombreuses. Nos propositions constructives le sont encore plus.
Aussi avons-nous l’honneur de solliciter dans les plus brefs délais une audience.
Nous vous prions d’agréer, Mesdames les ministres, l’expression de notre haute considération.
Les président.e.s des Conseils d’administration d’ENSA(P), regroupés en Conférence des président.e.s d’ENSA(P) ; les président.e.s et vice-président.e.s des Conseils Pédagogique et Scientifique d’ENSA(P) ; le président et les vice-président.e.s du CNECEA.
Signataires
Les président.e.s des Conseils d’administration des ENSA, regroupés en Conférence des président.e.s des CA d’ENSA(P) :
Francine AUBRY-BEGIN, présidente du conseil d’administration de l’ENSA de Nancy
Jean-Marc AYRAULT, président du conseil d’administration de l’ENSA de Nantes ;
Frédéric BONNET, président du conseil d’administration de l’ENSA de Saint-Étienne ;
Christophe BOYADJIAN, président du conseil d’administration de l’ENSA de Lyon ;
Frédéric BREYSSE, président du conseil d’administration de l’ENSA de Marseille ;
Gilles CUSY, président du conseil d’administration de l’ENSA de Montpellier ;
Thomas ELEFTERIOU, président du conseil d’administration de l’ENSA de Paris-La Villette ;
Vincent FELTESSE, président du conseil d’administration de l’ENSA et de paysage de Bordeaux ;
Dominique JEZEQUELLOU, président du conseil d’administration de l’ENSA de Bretagne ;
Anne-Sophie KEHR, présidente du conseil d’administration de l’ENSA de Strasbourg ;
Alexandre LABASSE, président du conseil d’administration de l’ENSA de Versailles ;
André MARCON, président du conseil d’administration de l’ENSA de Clermont-Ferrand ;
Jean Baptiste MARIE, président du conseil d’administration de l’ENSA de Normandie ;
Hélène MARCOZ, présidente du conseil d’administration de l’ENSA et de paysage de Lille ;
Frank MINNAËRT, président du conseil d’administration de l’ENSA de Paris-Malaquais ;
Alessandro MOSCA, président du conseil d’administration de l’ENSA de Paris-Val de Seine :
Gérard ONESTA, président du conseil d’administration de l’ENSA de Toulouse ;
Jean-François RENAUD, président du conseil d’administration de l’ENSA de Paris-Belleville ;
Christine ROYER, présidente du conseil d’administration de l’ENSA de Grenoble ;
Pierre Alain TREVELO, président du conseil d’administration de l’ENSA Paris-Est.
Les président.e.s et vice-président.e.s des Conseils Pédagogique et Scientifique d’ENSA(P) :
Angelo BERTONI, vice-président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Strasbourg ;
Gauthier BOLLE, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Strasbourg ;
Franck BESANÇON, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Nancy ;
Julien MEYER, vice-président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Nancy ;
Camille BIDAUD, présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Normandie ;
Anna Maria BORDAS, présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Paris-Val de Seine ;
Philippe CHAVANES, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Paris-La Villette ;
Frédérique DELFANNE, représentante élue du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSAP de Lille ;
Thierry EYRAUD, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Saint-Étienne ;
Kristell FILOTICO, présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA et de paysage de Bordeaux ;
Amélie FLAMAND, vice-présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Clermont-Ferrand ;
Matthieu GERMOND, président du conseil pédagogique et scientifique Formation de l’ENSA de Nantes ;
Solenn GUÉVEL, présidente sortante du CPS et de la CFVE de l’ENSA de Paris-Belleville ;
Valentine GUICHARDAZ, co-présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Paris-Malaquais ;
Emeric LAMBERT, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Versailles ;
Guy LAMBERT, vice-président sortant du CPS et président sortant de la CR de l’ENSA de Paris-Belleville ;
Léonard LASSAGNE, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA Paris-Est ;
Nicolas LEDUC, co-président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Paris-Malaquais ;
Laurent LESCOP, président du conseil pédagogique et scientifique Recherche de l’ENSA de Nantes, ;
Fabrice POITEAUX, représentant élu du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSAP de Lille ;
Béatrice MARIOLLE, représentante élue du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSAP de Lille ;
Amélie NICOLAS, Vice-présidente conseil pédagogique et scientifique Formation ENSA Nantes ;
Jean-Dominique PRIEUR, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Clermont-Ferrand ;
Boris ROUEFF, président du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Lyon ;
Véronique ZAMANT, présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Bretagne ;
Marie ZAWISTOWSKI, présidente du conseil pédagogique et scientifique de l’ENSA de Grenoble.
Le président et les vice-président.e.s du CNECEA :
François GRUSON – Président du Conseil du CNECEA ;
Jodelle ZETLAOUI-LEGER – vice-présidente du collège des professeurs du CNECEA ;
François NOWAKOWSKI – vice-président du collège des maîtres de conférences du CNECEA.