Selon l’architecte Philippe Madec, la Frugalité Heureuse est « créative » car elle requiert de l’inventivité pour « sortir de la prison de l’actuel » et de l’intoxication technologique. Il poursuit le débat lancé dans nos colonnes par Alice Delaleu. Tribune.
« Si l’architecte doit jouer un rôle au XXIe siècle, dans un monde complexe et plus conscient des contraintes environnementales et des différences culturelles, un monde où la technique continuera néanmoins de s’étendre à l’échelle de la planète, il doit méditer sur des stratégies propres à révéler la capacité de sa discipline à concrétiser une intentionnalité éthique »*. Alberto Perez-Gomez (1992)
Le 18 janvier 2018, avec Dominique Gauzin-Müller et Alain Bornarel, nous lançons le Manifeste pour une Frugalité Heureuse en architecture et aménagement des territoires urbains et ruraux. Il exprime une colère (on nous mène en bateau depuis trop longtemps), une responsabilité (40% des émissions de gaz à effet de serre et 36% de la consommation totale d’énergie viennent du bâtiment), un savoir-faire (nous avons déjà mis en œuvre les solutions architecturales et techniques de demain) et un engagement à servir au sauvetage planétaire (trente années pour chacun de nous).
Deux jours plus tard, Chroniques d’architecture**, Le Moniteur, Batiactu, AMC le relaient, puis Reporterre, Le Monde, Libération, Socialter, We demain, topophile, etc. Le Manifeste devient Mouvement. Chaque jour apporte ses soutiens, bientôt 10.000, plus d’un tiers d’architectes, de France, DOM et TOM inclus, de 76 pays, soutenu par la Green Cross, l’Académie d’Architecture, les représentations ordinales et les syndicats professionnels, mais aussi Edgar Morin, Cyril Dion, Patrick Viveret, Serge Latouche, Augustin Berque, Thierry Paquot notamment etc.
Nous lisons l’article d’Alice Delaleu : De l’impossible geste architectural sobre et frugal, avec la sympathie dont elle fait preuve à notre égard, citant notre mouvement comme alternative à la Smart City***. Nous lui savons gré de la mise en perspective historique, de la pertinence des questions soulevées, même si nous ne sommes pas d’accord avec tous ses propos.
Elle interroge le mot frugalité. Nous l’avons choisi parce qu’il vient de frux-frugis, fruit en latin, et frugalitas, selon l’acception d’Apulée, signifie « la récolte de fruits ».
Pour nous la Frugalité est « heureuse », quand la récolte est mesurée, pour la terre alors indemne et les êtres qui la font, justement rassasiés. Elle devient une ambition des concepteurs et réalisateurs de l’établissement humain pour qui la ressource (sa protection, son bon usage, sa bonne récolte) s’avère essentielle. Elle est fructueuse (même racine) et se nourrit de richesse, au sens du rapport Facteur 4 du Club de Rome : « 2 fois plus de bien-être en consommant 2 fois moins de ressources »****.
La Frugalité Heureuse est « créative », car après deux siècles de gabegie, elle requiert de l’inventivité pour se départir des désastreuses habitudes de nos aînés, « sortir de la prison de l’actuel », de la monoculture du béton, de l’intoxication technologique.
La frugalité apparaît en 2008 dans nos textes, enseignements et interviews ; la première formation au bâtiment frugal à l’Iceb par Alain Bornarel et Sophie Brindel Beth se tient en 2015. Cette alternative pour les bâtisseurs émerge aussi du champ de l’économie, surtout par le Jugaad de Navi Radjou, d’abord comme « signal faible » dans les études de consommation jusqu’à devenir un « signal faible majeur » en 2020, et mener le groupe international de conseil en communication HAVAS à dédier son Bilan & Perspective 2020, au « marketing frugal ».
Nous sommes sortis du Modernisme et du Postmodernisme. Nous sommes entrés dans une ère que nous ne savons pas nommer. L’histoire y remédiera. L’ensemble des références culturelles sera modifié, et entraînera une évolution de la part culturelle des émotions humaines. La Frugalité Heureuse et Créative y tiendra son rôle en participant à la sortie de l’architecture et l’urbanisme du modernisme mondialisé et de la raison instrumentale, en renouant les liens entre nature et culture, et soulignant l’absolue nécessité de réhabiliter le monde déjà là. L’acier a transformé l’architecture au XIXe siècle, le béton armé au XXe ; le XXIe siècle sera biosourcé.
Les concepteurs frugaux ne privilégient pas la production de gestes architecturaux au sens des siècles passés, pour les pouvoirs religieux et politiques, économiques et financiers. Même si : « parfaitement contextuels, en accord avec le climat, construits avec les ressources locales, mis en oeuvre avec des techniques simples, les grands monuments antiques sont une des illustrations les plus abouties de la frugalité en architecture » au sens du Manifeste (A. Delaleu).
En écho à l’injonction d’Alberto Perez-Gomez, ils sont à l’œuvre urgente de métamorphose en mille chantiers du grand projet séculaire : porter, avec la société civile, l’établissement humain vers un autre destin.
Leurs bâtiments-phares sont des signaux de l’aspiration des femmes et des hommes à vivre mieux. Ils produisent de très touchantes émotions par leurs présences enchâssées dans le lieu, la beauté de leurs matérialités sensuelles, leurs spatialités lumineuses, aériennes et confortables, c’est-à-dire par leurs bienveillances attentives aux êtres et aux sociétés remis au centre du projet d’établissement humain.
Ils sont riches de la topographie, du contexte, du climat, de la lumière, de la tectonique et du tactile, autant de valeurs aux fondements du Régionalisme Critique et de l’Architecture de Résistance, auxquelles dès 1983, Kenneth Frampton, à la charnière du modernisme et de l’écoresponsabilité, attribuait la capacité de « s’interposer entre l’impact de la civilisation universelle et les éléments qui dérivent directement des particularités d’un lieu donné »*****. Il proposait de « renvoyer l’architecture (et au-delà tous les arts plastiques) à une poétique plus concrète et tactile » et ajoutait un avis que nous faisons toujours nôtre : « à cet égard, les oppositions actuelles entre figuratif et abstrait, décoratif et structurel, et surtout postmoderne et moderne, me semblent de bien peu d’intérêt face à tout ce qui nous attend »******.
Pour nous, pas d’opposition entre esthétique et éthique, au contraire de ce que Massimiliano Fuksas laissait croire pour la Biennale d’architecture de Venise 1998 : « Città : less aesthetics, more ethics ». L’esthétique en architecture est une revendication éthique, l’architecture doit être belle, pas que « les gestes grandioses ». Pour une architecture installation de la vie par une matière disposée avec bienveillance, la qualité esthétique relève de la bienveillance.
Nous héritons de toute l’histoire de l’architecture tant monumentale que vernaculaire, sans honte ni retenue d’émotion, parce qu’au cœur de l’architecture et de son projet, existe une chose unique, qui nous est en commun : l’unique et indescriptible capacité à concevoir et construire l’espace habité.
Toutes les réalisations nous apprennent quelque chose : une ferme quercynoise et l’hôtel Hallwyl de Ledoux, le centre Jean-Marie Djibaou à Nouméa de Renzo Piano et le centre Georges Pompidou à Paris de Renzo Piano et Richard Rogers, la chapelle à l’Unesco de Tadao Ando à Paris et la chapelle du fermier à Wachendorf de Peter Zumthor, les tulous du Fujian en Chine et Habitat 67 de Moshe Safdie à Montréal, le pavillon de Barcelone de Mies van der Rohe et celui d’Arles de Simon Velez, la « maison du fada » de Le Corbusier à Marseille et la casa Batlló d’Antoni Gaudi à Barcelone, une maison de Victor Horta à Bruxelles et les maisons dispersées de Wang Shu et Lu Wenyu en Chine, les murs en pierre massives de Gilles Perraudin et les voiles de titane de Frank Gehry, et ce à l’infini …
Le projet d’avenir est la réparation du monde déjà-là. De nouvelles esthétiques et émotions architecturales en naîtront que nous ne connaissons pas encore.
Philippe Madec
* PEREZ-GOMEZ Alberto, in PELLETIER L. et PEREZ-GOMEZ A. (dir.), Architecture, Ethics and Technology, Mac Gill-Queen’s Press, Montréal, 1992.
** https://chroniques-architecture.com/manifeste-frugalite-heureuse/
*** https://chroniques-architecture.com/smart-city-ondijon-ville-intelligente/
**** VON WEIZSÄCKER E.., LONVINS A.B., LOVINS L.H., Facteur 4, éd. Terre Vivante, Mens, 1997.
***** FRAMPTON Kenneth, Toward a critical regionalism: six points for an architecture of resistance, Graduate School of Architecture and planning, Columbia University in the City of New-York, Avanced Theory Seminar, Fall 1983.
****** – FRAMPTON Kenneth, « Réflexions sur l’état de la modernité : fragments polémiques », in ALLAIN-DUPRE Elisabeth, La modernité, un projet inachevé, 40 architectes (catalogue de l’exposition éponyme), Paris, Moniteur, 1982, p 15.