Il est étonnant que même dans une ville jeune, c’est l’histoire qui au final en fait sa vitalité. Et ce n’est pas par hasard que Nashville, dans le Tennessee, est devenue la capitale mondiale de la musique country. Et que cela nous dit-il de notre façon de faire la ville désormais ?
Longtemps Nashville fut une petite bourgade lovée dans une anse de la rivière Cumberland, un affluent du Mississippi. Là fut établi un port sur la rive sud. Comme toutes les marchandises, légales ou non, circulaient sur les voies d’eau, ces ports fluviaux sont devenus des repères de mauvais garçons et de mauvaises filles : alcool, jeu, drogue, prostitution s’y disputaient la vedette. A Nashville, les cafés louches se sont installés des deux côtés de Broadway ; à Memphis, la capitale du Tennessee et capitale du blues, c’est autour de Bayle street qu’était le quartier mal famé.
A Nashville, le Row (que l’on pourrait traduire par Le Rang car les bars sont tous en rang d’oignions, à ne pas confondre avec le Music Row, ensemble de bureaux où les contrats sont signés et la musique produite) est ainsi resté jusqu’à la fin des années 80 un quartier extrêmement mal famé, la ville se développant partout autour sauf là ! Sauf que c’est là justement qu’est née en 1925 le Grand Ole Opry, une émission de radio hebdomadaire consacrée à la musique Country bientôt diffusée partout dans tout le pays en direct de Nashville. Le succès fut phénoménal et les producteurs de l’émission, au fil des déménagements, se sont installés depuis 1943 dans le Ryman Auditorium, la salle de musique country, et pas seulement d’ailleurs, la plus prestigieuse du pays, au cœur du Row.
Bref un vivier de musiciens hors pair et un quartier sans loi. Dans les années 60 Elvis Presley décide d’y créer un studio d’enregistrement. Suivront Jimi Hendrix, Johnny Cash et Bob Dylan, pour citer les plus connus des musiciens à y avoir enregistré des albums, tous avec les services de musiciens locaux. C’est à Nashville que Jimi Hendrix a révolutionné l’enregistrement en studio. Quand on se souvient comment a fini il est aisé de se faire une idée du quartier.
Le Row était devenu un tel chancre que la municipalité a fini par décider de nettoyer la zone et a construit un commissariat et une prison à deux pas de Broadway. Puis, au détour des années 90, à l’instar de Memphis qui a montré la voie – Bayle street est aujourd’hui la rue la plus touristique de la ville – Nashville a décidé de s’appuyer sur la musique et le patrimoine pour renouveler le Row.
Les bâtiments ont été gardés dans leur jus mais l’ensemble a été peu ou prou rénové pour offrir un visage moins dépravé et plus compatible avec le tourisme de masse. Surtout, les troquets et les restaurants ont conservé la possibilité d’avoir des orchestres jouer jusqu’à pas d’heure et tous, absolument tous, disposent d’une scène. Sauf qu’aujourd’hui comme hier, pour y accéder et avoir une chance de jouer, il faut être déterminé et très très bon !
Au pays de la compétition féroce, voici comment ça se passe. Dans le Music Row, tous les concerts sont gratuits, aucun droit d’entrée. Au Honky Tonk par exemple, du super country au rez-de-chaussée, du country plus énervé au second et du rock au troisième. Tous les bars appliquent le même principe : les horaires sont organisés en tranches de deux heures, de 10h à midi, de midi à 14h, de 14 à 16 h, etc. La rémunération est au pourboire. Alors pour celui qui a enfin obtenu sa chance le lundi matin de 10h à midi, ou un mardi après-midi pluvieux entre 2 et 4, c’est difficile de jouer devant deux ou trois pékins qui ne vous regardent même pas. Mais il faut convaincre et il est étonnant de voir ces musiciens, les meilleurs en leur domaine venus de tous les Etats-Unis, se tirer une bourre d’enfer pour grapiller de meilleurs horaires aux meilleurs endroits. Du coup Ils sont toujours à fond quand ils jouent et le niveau musical est positivement incroyable. Alors quand la salle est pleine… A la fin, seuls les meilleurs groupes, qui jouent aux meilleurs horaires, les jeudi, vendredi et samedi soirs, sont rémunérés.
Et dans la rue, il y a encore ceux qui n’ont pas trouvé de toit et qui jouent pour se faire entendre ou repérer et ceux qui, devenus vieux et n’ayant jamais percé, jouent encore avec deux cuillères à soupe histoire d’accéder au lendemain. Du coup tous ces musiciens essaiment à travers la ville. Pas un bar ne veut être le seul à Nashville a ne pas avoir de musique et les musiciens ont intérêt à être bons car il n’y a que des connaisseurs parmi les clients. Une foule entière est capable de chanter Bob Dylan et l’on comprend soudain que ce dernier se soit vu attribuer un prix Nobel de littérature. Dolly Parton et Johnny Cash sont sur la liste.
Surtout, la ville de Nashville a su résister à la tentation du karcher. Le Row a gardé une part de son histoire sans foi ni loi. Ce doit être l’un des seuls endroits dans le Tennessee avec Bayle street où il n’y a pas de prêcheurs évangéliques, lesquels ne doivent pas trop s’y sentir les bienvenus. C’est encore un lieu de beuverie et de toute sorte de petits trafics, une ville où l’on peut encore fumer dans les bars, lesquels sont interdits aux mineurs de moins de 21 ans !
Dans ce Far West musical, chacun peut tenter sa chance et il est impressionnant de voir comment des conducteurs de calèche ou de pousse-pousse se taillent une part du marché. Cette tolérance est source de créativité. Le ‘pedal bar’ est une espèce de transport en commun où chacun, jusqu’à 16 personnes, doit pédaler jusqu’au prochain bar et faire ainsi le tour du centre. Les gros bras à chapeau de cow boy ont du boulot mais sont peu susceptibles de paranoïa.
Qui plus est, miracle, les environs immédiats du Row sont constitués de tours de bureaux, vides le soir quand la foule envahit le quartier, les parkings connaissant alors une seconde affluence. Pour le coup les studios n’ont jamais été aussi nombreux, la musique fait vivre 19 000 personnes et la ville est devenue le second centre de production de musique après New York. Les artistes du monde entier y viennent en pèlerinage et les touristes adorent. Le port est devenu un lieu couru où les Nashvillais vont pique-niquer en famille lors des belles journées d’octobre quand la chaleur n’est enfin plus une punition. De fait, à l’instar de Memphis encore, la ville envisage désormais de fermer Broadway à la circulation.
Bref, dans un sens, bien qu’issue de l’histoire, le Row de Nashville est une création contemporaine. Qu’est-ce que cela nous raconte de l’architecture ? Certes nos villes sont construites différemment mais peut-être y a-t-il une leçon à retenir de l’expérience de Nashville qui a su concilier business et culture. Où à Paris écouter un bon groupe de musiciens le lundi de 14h à 16h ? Il y a plus de concerts par jour sur les 300 m du Row à Nashville que dans toute la ville de Paris en une semaine ! En France, la musique, comme la ville, est devenue si codifiée qu’elle ne permet plus une expression dynamique de sa culture propre. Aujourd’hui, Edith Piaf devrait donner un chèque de caution de 500€ pour pouvoir chanter en terrasse.
Peut-être que la notion de ‘Row’, comme le ‘Strip’ de Las Vegas, doit aussi être comprise comme un outil culturel autant que financier. Paris possède (possédait) ces endroits caractéristiques, la place du Tertre, la rue St Denis ou les champs Elysées par exemple mais à force d’édulcorant, ces lieux ont perdu l’aspect canaille qui faisait leur caractéristique et leur dynamisme. A Nashville, son côté canaille est devenu sa marque de fabrique, une grosse part de son économie et une identité culturelle mondialement reconnue.
Christophe Leray