L’an dernier, à la même date, nous écrivions à propos des gilets jaunes et c’était déjà la pagaille. Bis repetita ! Cette année avec la grève générale, c’est à nouveau la pagaille ! Heureusement que gouverner c’est prévoir, qu’est-ce que ce serait sinon ! Et les Français qui n’ont pas encore coupé de têtes… Il faut quand même rendre grâce à leur infinie patience.
Chacun sait que les inondations sont d’autant plus dévastatrices quand elles naissent sur un sol asséché, écrivions-nous encore en juillet dernier, jouant les Cassandre. La grève RATP du 13 septembre – «Du jamais vu depuis 10 ans» (RTL 23/09) – que tout le monde semble avoir déjà oublié, n’était en fait qu’une mise en bouche. Le message était pourtant clair.
Que penser alors, en ce mois de décembre 2019, trois mois plus tard, des dévastatrices crues populaires, de gilets jaunes en grève générale, qui inondent le gouvernement ? Un sol correctement irrigué ne s’assèche pas en un jour. Personne au gouvernement n’a donc vu que le niveau d’alerte était atteint pour de larges segments de la population ? Le vendredi 13 septembre dernier, quand Paris et l’Ile-de-France étaient paralysées, les ministres, ils tentaient leur chance au loto ?
Voyons. Les gilets jaunes, avec 15Md€, ont récupéré plus en quelques mois que les syndicats en 20 ans mais il a fallu pour cela secouer le cocotier du gouvernement si fort que les milliards sont tombés comme des fruits mûrs. Même si d’évidence, ce sont tous les contribuables qui paieront ces largesses, c’est la preuve que cet argent existait. Si, il y a un an, constatant les difficultés des Français d’en bas comme dirait l’autre, le gouvernement, avant le grand ramdam sur les Champs-Elysées, s’était pointé avec 15 Md€ sur la table à répartir intelligemment, en toute transparence, afin d’améliorer l’ordinaire des gens, n’aurait-on pas évité ce traumatisme-là ? C’est vrai que l’aumône – 5€ – leur avait déjà été faite !
Résultat un an plus tard, une classe de maternelle en sortie scolaire, tous les gamins affublés de leur gilet jaune réglementaire, rend la police nerveuse. «Gare aux LBO les petits et on se dépêche de traverser dans les clous…»
C’est facile de faire le malin après coup relèveront les grincheux mais nous avons pour nous d’avoir tenté de prévenir de l’humeur maussade du pays dès août 2018, émerveillé que nous étions de découvrir le ruissellement jupitérien qui remonte la pente, un chef-d’œuvre de génie civil. Quelques mois plus tard, les gilets jaunes étaient dans la rue. Mais bon, soyons généreux et donnons au gouvernement aveugle le bénéfice du doute : il n’a rien vu venir.
Autre exemple d’inondation qui vire au drame, les mouvements de grève qui se succèdent sans discontinuer depuis l’été dans tous les services de l’hôpital public, les personnes âgées – nos personnes âgées – stockées dans des couloirs faute de personnel. La situation est finalement apparue à ce point déraisonnable que le gouvernement a finalement lâché fin novembre 2019 un plan d’urgence comptant 1,5Md€ de supplément budgétaire pour les trois prochaines années et la reprise d’un tiers de la dette des hôpitaux publics, soit 10 Md€ en tout. Cela valait le coup de secouer le cocotier !
Puisque cet argent existait, n’aurait-il pas été de meilleur aloi, avant que la situation dans les hôpitaux ne pourrisse pour atteindre un point de non-retour, d’imaginer en amont comment dépenser intelligemment ces 10Md€ et d’en discuter avec les gens concernés ? Cela aurait eu le mérite, au même prix, de rassurer tout le monde et de pouvoir préparer tranquillement les court, moyen et long termes afin d’améliorer la situation. Pour le coup, difficile pour quiconque au gouvernement de dire qu’il ne savait pas. Sauf que c’est sous la pression que soudain l’urgence des urgences est finalement devenue urgente. Avec pour résultat un chèque qui, pour le même prix, non seulement ne réglera plus rien mais ressemble désormais à une aumône.
Alors évidemment, quand vous dîtes «en même temps» à ces gens que leur retraite sera moindre que prévue et qu’il leur faudra travailler plus longtemps encore dans ces conditions épouvantables, faut-il s’étonner qu’ils ne prennent pas les choses très bien ? Il est vrai que l’hôpital public n’a aucun mal à recruter tant sont formidables les salaires et les opportunités de carrière dans un environnement ‘user friendly’. Cela vaut pour les enseignants, les infirmiers, les gardiens de la paix, la justice !
Pour le coup, la grève générale, comme au Chili, avec la ferme intention de secouer fort le cocotier, puisque c’est d’évidence ainsi que ça marche ! Même Donald Trump est moins embêté que ça ! S’il est en panne d’inspiration, Emmanuel Macron pourra toujours traverser la rue et demander à son nouveau copain Nicolas Sarkosy comment il faisait lui, en 2008, quand les syndicats faisaient grève et que personne ne s’en apercevait !
Certes l’idée d’une retraite équitable pour tous est merveilleuse rien que d’y penser mais quand on aspire aux plus hautes fonctions de l’Etat, que l’on a fait de ce sujet un thème de campagne électorale, se retrouver deux ans plus tard dans une telle pagaille, à nouveau, finit par poser question sur la capacité d’anticipation de nos élites éthérées vivant en Enarkistan. Il est vrai que leur dogme libéral confine au sectarisme religieux.
Là, soudain (cet article est publié la veille du discours d’Edouard Philippe), Dorothée revient sur terre et le Premier ministre se pointe comme la cavalerie avec tous les éclaircissements. Parce que ce n’était pas clair il y a un mois ? Ou deux mois ? Ou deux jours ? Elle est encore en train d’être écrite sur un bout de table la mère des réformes ? Et pour l’explication de texte, on en a jusqu’à l’été ? En attendant merci pour la pagaille depuis une semaine, sauf évidemment pour ceux qui disposent d’une voiture de fonction et de passe-droit.
Vous imaginez un architecte faisant un truc pareil ? Après deux ans d’études, au moment de commencer le chantier, quand le contremaître, joyeux, arrive et lui demande où tracer les fondations, si le maître d’œuvre répond qu’il doit encore réfléchir, il se fait virer dans le quart d’heure à coups de mocassin à glands dans le derrière !
S’il n’y avait que le manque de vision, déjà inquiétant, de l’élite politique française, ce ne serait pas encore la fin du monde, les prédécesseurs de l’actuel président n’avaient pas forcément beaucoup plus d’imagination. Mais ce qui distingue ce gouvernement est sans doute son manque visible de compassion à l’égard des derniers de cordée, et des avant-derniers, et même de ceux encore avant, et encore avant même, jusqu’au milieu et au-delà, de toutes les cordées. Sinon il ne serait pas à ce point surpris de ce qui lui arrive. C’est le syndrome Marie-Antoinette. Or sans vision pour le pays et sans compassion pour ses habitants, il n’y a pas de grands leaders, des petits leaders peut-être, et encore, mais des grands, non. Chacun se souvient de la fin misérable de Louis XVI.
Les grincheux trouveront encore que j’exagère. Mais, souvenez-vous, c’était il n’y a pas longtemps, à la mi-novembre dernier, le président français, bouleversé par le film Les Misérables de Ladj Ly, demandait illico au gouvernement de «se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers». C’est comme si c’était fait ! Heureusement que le président à la télé sinon, d’évidence, il ne saurait pas où se trouve le pays qu’il entend gouverner.
L’architecture dans tout ça ? Les architectes ne manifestent pas pourtant ils ont beaucoup à perdre, et tous leurs concitoyens avec eux. Dommage en effet que la question du logement ne soit pas plus mise en avant dans les cortèges, elle est pourtant prégnante. Quand le prix des loyers/remboursements passe juste juste, la moindre inquiétude sur les revenus futurs prend de grandes proportions. Souvenez-vous que les gilets jaunes sont nés d’une réaction à la hausse du prix de l’essence. Pourtant la mesure n’empêchait pas de dormir les propriétaires d’une adresse à Paris avec garage pour deux SUV.
Or le problème du coût et de la qualité du logement dans les grandes villes et de la qualité de la vie dans leur périphérie, de ronds-points en ZAC en zones pavillonnaires, couplé à celui du vieillissement inexorable de la population, est la cause d’une inquiétude sourde quant à l’avenir, justement révélée par cette réaction quasi existentielle contre la réforme des retraites.
Si le gouvernement a du mal à anticiper les coups à deux ans pour qu’on en arrive à ce degré de blocage – Ils doivent être bien sidérés en Syrie ! – imaginer qu’il puisse mener une politique de l’architecture censée édifier la ville du futur avec des bâtiments qui durent 100 ans, n’est-ce pas faire preuve de beaucoup d’optimisme ?
En attendant, pour les banlieues, c’est gagné puisque le gouvernement «se dépêche». C’est donc sans doute le lieu du prochain rendez-vous pour la pagaille…
Christophe Leray