En répondant à Réinventer Paris, tous les architectes savaient dans quelle galère ils se lançaient. Que diable venaient-ils y faire ? Rêver sans doute. Sur des sites souvent très en vue, ambitionner au moins la reconnaissance de la sacro-sainte Ville de Paris. Pour ensuite pester contre les abus ? Pourtant, la ville de Paris ne fait que porter à son paroxysme ce dont nombre de communes partout en France usent et abusent chaque mois : le concours de charges foncières ? Paris n’est plus une blonde, c’est une ZAC.
Que fait Paris de plus par rapport à n’importe quel autre concours d’opérateurs comme pourraient les organiser la Métropole Européenne de Lille (MEP), Oppidea à Toulouse, la Samoa à Nantes, Euroméditerranée à Marseille ou la SPL Lyon Confluence pour n’en citer que quelques-uns parmi tant d’autres ? Ces compétitions sévissent aussi bien dans les grandes métropoles que dans les villes plus modestes de l’Ouest à l’Est du pays.
De quoi se plaignent-ils donc tous à Paris quand bien même chacun se précipite dans les jupons des majors de la promotion immobilière dès qu’une consultation pour 80 logements pointe la jarretière d’un macro-lot d’une ZAC un peu ‘in’ à Strasbourg ou Bordeaux, de Rouen à Montpellier ?
L’avocat du diable aurait beau jeu de faire valoir que la Ville de Paris n’a fait qu’appliquer à très grande échelle la recette que nombre de communes utilisent avec de moins en moins de parcimonie, recette sans doute d’ailleurs initiée par la Ville elle-même à Paris Rive Gauche. C’est seulement que Paris Capitale l’a fait avec tout le faste dont elle est capable, jusqu’à le crier au-delà des frontières, «made for sharing» comme ils disent à l’hôtel de ville. Alors forcément, cela a un écho dans les gazettes.
Ce qui est gênant dans tout cela est que la Ville, entité publique s’il en est, semble désormais se comporter comme un maître d’ouvrage privé. A très grande échelle !
Aujourd’hui, de la ville moyenne de province à la capitale, le fait est que toutes les communes se dégagent de leur foncier, parfois de vastes territoires, en créant des ZAC (Zone d’Aménagement Concertée), fonctionnant presque amoureusement en tandem avec une SEM (Société d’économie mixte) ou une SPL (Société publique locale) d’aménagement ayant vu le jour expressément pour l’occasion. Par charité, nous ne dirons rien justement de ces romances capables de faire trébucher un ministre en marche.
Ces dernières sociétés sont bien souvent présidées par le maire ou son adjoint en charge de l’urbanisme de la commune, voire de la Métropole. Pour s’assurer d’aimanter puissamment les valeurs sûres du BTP, et donc de l’architecture, elles auront aussi, principe de précaution oblige, pris grand soin de nommer un urbaniste-coordinateur reconnu, voire omniprésent. Citons en vrac MVRDV (Bordeaux et Caen), Jacqueline Osty (Paris-Batignolles et l’île de Nantes), ANMA (Dijon, Bordeaux, Montpellier), LIN à Sevran, Rogers prochainement à Paris, d’autres encore. A se demander si la ville de Paris ne serait d’ailleurs pas devenue une ZAC entière tant il devient complexe d’y aménager de petites opérations.
Histoire de se dédouaner un peu plus de leur fonction politique d’aménageur de territoires et par conséquent d’orchestration de la société autour des grandes lignes et valeurs que pourraient être la mixité, les qualités d’usages pérennes et évolutives, etc., les villes prennent aujourd’hui en otage les fabricants historiques de logements sociaux comme les USH (Unions sociales pour l’habitat) et autres bailleurs sociaux, les condamnant sans grandes discussions à acheter en VEFA des résidences entières. Et les qualités d’usages, treize à la douzaine ?
Ou comment passer de maître d’ouvrage (souvent efficace, efficient et consciencieux) à gestionnaire de patrimoine immobilier. C’est un autre métier, comme on dit à Wall Street, même si le politique et l’investisseur partagent souvent la même vision court-termiste de leurs projets.
Revenons à notre sujet. Quand bon nombre d’acteurs volontaires et volontaristes des concours Réinventer Paris, la Seine, La France et bientôt le Monde se plaignent de ne pas avoir été payés à leur juste valeur, ce qui est un fait indéniable, que font-ils d’autre que travailler gratis en livrant faisabilités et autres dossiers de candidatures aux promoteurs qui souhaitent rendre des offres sur des parcelles de ZAC ?
Un dossier bien ficelé prend du temps, plusieurs journées, selon l’ampleur de l’ambition du promoteur (et des chances qu’il estime d’avoir de remporter la consultation). Pour y répondre, il faut au moins un directeur de projet et un architecte dessinateur-projeteur. A cette addition s’ajoutent les quelques démarches nécessaires en amont pour se faire connaître du dit promoteur (au moins un billet de train, pourquoi pas une entrée au MIPIM). Bref, draguer la promotion immobilière nationale ou locale coûte l’autre bras, celui qui n’a pas été perdu dans les concours d’idées, pour un rendement final inférieur à celui d’un livret A.
Le scandale des consultations internationales «Réinventer…» est en fait révélateur de celui de la non-reconnaissance du fameux «jus de cerveaux» cher à Europan. En l’occurrence, les promoteurs, comme autant de truffiers, ont su renifler la bonne affaire. Pour répondre à une consultation pour la construction de 80 logements en accession et en VEFA, l’architecte élu, au même titre que deux, voire quatre autres de ses confrères, est gentiment prié de proposer des idées et des réflexions tant prospectives que techniques. A ce stade de la consultation, celui de la candidature, personne ne rémunère personne. Le promoteur serait-il parent éloigné du presse-agrumes et l’architecte un citron ? Seule la ville ne prend plus aucun risque.
Les agences d’architecture françaises ne tendent-elles pas elles aussi vers une ‘uberisation’ du métier, et ce quelle que soit la taille de la structure ? Parce que pour remporter le graal d’un projet en ZAC, il aura fallu en faire des faisabilités, répondre à des consultations dans les ‘short-lists’ des opérateurs, faire le tour de France des aménageurs et autres adjoints à l’urbanisme des villes qui, bien qu’elles laissent leur foncier aller à vau-l’eau, ne manquent jamais de donner leur point de vue quant à la constitution des équipes retenues pour répondre, allant parfois jusqu’à repêcher un architecte dans une équipe perdante pour l’imposer au promoteur gagnant.
Et dire que c’était pour assurer la juste rémunération de la prestation intellectuelle qu’avait été conçue la loi MOP… Enfin, presque. Parce que demander une note d’intention de plusieurs pages pour un appel à candidature en loi MOP, sur lequel le maître d’ouvrage pourra compter sur pas loin de deux cents réponses, c’est déjà du travail pour la pomme de deux cents architectes.
Comment remettre en cause la dérive de la maîtrise d’ouvrage publique vers les opérateurs privés, ce qui est en soi un dévoiement de ses missions ? La question demeure.
En attendant, c’est bien de cette façon que se manufacturent aujourd’hui des quartiers de villes entiers, semblables entre tous, pensés par les mêmes vieux de la vieille, avec les mêmes qualités et surtout les mêmes défauts. Avec parfois les mêmes copains aussi.
Confluence, les Bassins à Flots, Eurallile, les Deux-Rives strasbourgeoises, Sevran Terre d’Avenir ou Malakoff à Nantes, qui pourra un jour faire la différence entre tous ces territoires, où pas le début d’une idée nouvelle n’a émergé depuis quelque temps déjà ?
Qui doit avoir le dernier mot dans la fabrique de la ville ?
Christophe Leray