Dès le vendredi 4 juin 2021, le téléphone et le mail de la rédaction se sont mis à chauffer. Nantes Métropole venait d’annoncer les noms des trois groupements lauréats appelés à proposer un « ouvrage structurant un pont-place où cohabiteront tramways, automobiles, mobilités douces et piétons ». Soit l’agrandissement du pont Anne-de-Bretagne qui, dans l’ancienne capitale d’une reine de France, en centre-ville, relie le quai de la Fosse à l’île de Nantes. Pourquoi tant d’émoi autour d’un « petit » projet à 50 M€ ?
Un tel communiqué n’aurait pas suscité grand intérêt si les groupements en question*, portés par Demathieu Bard Construction, Bouygues Travaux Publics et GTM Ouest, ne s’appuyaient pas sur une maîtrise d’œuvre « étrangère », à savoir respectivement Grimshaw Architects (Londres), Wilkinson Eyre Architects (Londres) et Feichtinger Architectes (Paris et Vienne), encore que Dietmar Feichtinger soit le plus français des architectes « austro-germanique » et à ce titre plus du tout étranger.
Sur les huit agences sélectionnées au départ, combien étaient « locales », disons ? A cette question la ville et la métropole de Nantes évoquent des contraintes juridiques pour n’en pas communiquer la liste. Ceux-là ayant participé à ce concours public en toute transparence se reconnaîtront donc.
Non qu’il faille, soyons clairs, réserver les concours aux architectes français – les élus ne pourraient plus se gargariser de leurs concours « internationaux » – car, ensuite, quoi ? Réserver les concours en Occitanie aux architectes occitans ? puis à ceux de Montpellier les concours pour Montpellier ?
Il demeure que deux agences anglaises trustant deux des trois dernières places de cette compétition interroge : qu’ont-elles que les agences françaises n’ont pas ?
La différence ne peut pas se faire sur le budget, il est même pour tous. Elle ne peut pas se faire sur l’architecture non plus puisque les agences n’ont envoyé qu’un dossier de références. De fait, les trois critères de sélection des candidatures étaient, sans surprise, par ordre de priorité décroissant : les références professionnelles ; les moyens humains ; les moyens matériels.
Parmi les « références professionnelles récentes », était demandée surtout la réalisation d’un pont de plus de 120m de portée et de projets similaires et/ou de même valeur financière « intégrant » les thématiques suivantes :
– un pont avec appuis en site maritime ou fluvial ;
– un pont supportant un tramway ;
– un pont accueillant plusieurs modes de circulation (piétons et/ou vélos et/ou tramway et/ou routiers) ;
– un pont avec espaces publics aménagés.
Voilà qui, par sa précision clinique, réduit singulièrement le champ des impétrants. Compter encore parmi les critères un projet « en éco-conception et/ou avec des spécificités particulières en termes de conception respectueuse de l’environnement » ainsi que des « projets similaires conçus et réalisés en BIM ». C’est tout ? Très bien.
Il n’y aurait donc pas d’agences en France capables de répondre à ces exigences ? On n’y construit pas assez de ponts ?
Quant à la (très) longue liste à la Prévert des compétences exigées dans l’équipe de maîtrise d’œuvre, rien qui ne puisse décourager n’importe quelle agence française habituée à la nuée d’experts ; encore ici n’étaient exigés ni l’écologue ni l’assistance psychologique.
La question demeure donc. Qu’ont donc de plus les deux agences anglaises ?
Grimshaw ? Une belle firme avec des architectes apparemment passés maîtres des éco-parcs à blob (cf leur Eden Project par exemple) et des grandes gares, entre autres. Peu de références cependant dans le domaine des ponts et ouvrages d’art.
Wilkinson Eyre, c’est autre chose, une agence du top-10 anglais, peut-être le top-5. La légende raconte que l’agence avait autrefois un stagiaire chinois qui, semble-t-il, lisait des appels à propositions en chinois et a dit un jour : « pourquoi ne pas tenter notre chance pour ce super gratte-ciel à Guangzhou ? ». Un concept opportuniste plus tard, c’était gagné. Maintenant, l’agence joue sur la scène mondiale. Pour le coup, les ouvrages d’art sont le domaine de prédilection de Wilkinson Eyre. Des pros.
Cela dit, pour la ville de Nantes, quelle est la plus-value en termes de communication ? Car en vérité, hormis les spécialistes, qui connaît Grimshaw et Wilkinson Eyre ? Qu’est donc censé retenir le grand public de cette annonce ?
Se souvenir cependant que ce ne sont pas les élus (11 sur les 13 membres du jury) qui forment les groupements, mais les entreprises mandataires. Le projet est bien évidemment en conception-réalisation et il est vrai que les Anglais en sont familiers depuis longtemps avec les PPP et autres montages financiers. Est-ce plus compliqué avec les architectes gaulois réfractaires ? Peut-être que les entreprises sont justement heureuses d’avoir des architectes loin, loin, loin et juste la maîtrise d’œuvre d’exécution sous la main pour pouvoir faire à peu près ce qu’elles veulent au meilleur coût une fois signé le marché. Si ça se trouve elles voulaient des architectes sud-africains ou péruviens et, n’en connaissant pas, s’en sont remises à l’annuaire : A comme Angleterre. D’ailleurs Feichtinger, avec un bureau à Paris et construisant en France depuis si longtemps peut avoir pris de mauvaises habitudes et risque de se montrer le plus casse-pieds des trois. Faut-il en déduire qu’il a le moins de chances d’être lauréat ?
Il y a pourtant dans le pays aux trois Pritzkers des agences françaises qui savent construire des ponts : impossible de les citer toutes mais Rudy Ricciotti, Marc Mimram, Marc Barani, Explorations Architecture, Lavigne&Chéron viennent immédiatement à l’esprit, ces derniers d’ailleurs auteurs d’une passerelle imprimée en 3D à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis : une première mondiale**. Comme quoi les agences françaises savent se montrer innovantes.
Comme le remarque Marc Mimram***, quand il est invité sur une compétition en Autriche, il fait face à sept Autrichiens, face à sept Allemands en Allemagne, idem en Hollande, en Chine, etc. Ca c’est du sport ! A Nantes, il y avait, nous en sommes sûrs, au moins une agence « française » de circonstance.
Bon, s’il s’agissait de construire un pont plus loin sur la planète Zorg, ou le viaduc de Millau (signé Sir Norman Foster), d’aucuns comprendraient qu’il faille aller chercher le top du top de l’architecture et de l’ingénierie planétaires. Mais pour un pont sur la Loire ? Qu’il s’agit seulement d’ailleurs d’élargir pour laisser passer le tram et créer, selon les mots de la maîtrise d’ouvrage, « un espace apaisé et partagé, d’accessibilité universelle, avec des mobilités repensées ». « Plus qu’un franchissement et un espace public, l’ambition est de créer un Pont Place et un Pont Jardin belvédère sur la Loire », précisait la description du marché public.
A part ça, le pont existant mesure 160m de longueur pour environ 20m de largeur et l’intégration des « différentes ambitions » devrait concourir à élargir l’ouvrage d’une trentaine de mètres. C’est dire si le projet est compliqué puisque pas une agence d’architecture française n’a les références suffisantes pour atteindre la finale de la compétition pour un tel projet ! L’ingénierie française en revanche, zéro problème.
D’ailleurs, des architectes sont-ils vraiment nécessaires ? Pour la construction du pont de Saint-Nazaire, livré en 1975 et à l’époque le plus long pont français et le plus grand pont à haubans au monde, Bouygues TPRF et SETEC TPI se sont débrouillés tous seuls. Nantes compte au moins une quinzaine de ponts, presque tous reliant l’île de Nantes aux deux rives du fleuve. Sans compter une bonne trentaine de ponts aujourd’hui disparus au fil des comblements des canaux de la Loire. Le pont de Pirmil par exemple a été maintes fois reconstruit depuis le IXe siècle ! Bref, je doute qu’à l’époque, et hier encore, des maîtres d’œuvre anglais aient été requis pour rassurer la population.
Cela écrit, les architectes ne gâchent rien. Le pont de Cheviré, inauguré à Nantes en 1991, a été dessiné par l’architecte rennais Philippe Fraleu lequel, des ponts, en a construit une vingtaine ! Dans la même ville, Marc Barani a livré en 2011 le pont Tabarly, Marc Mimram le pont Senghor en 2010. Ils ont laissé de mauvais souvenirs ?
De fait, que diraient ces mêmes entreprises si, pour la construction d’un nouveau pont à Paris, étaient retenues trois grosses sociétés étrangères de travaux publics, collaborant avec des architectes français pour faire bonne mesure ? Il est vrai que la qualité des entreprises allemandes, scandinaves ou japonaises n’est plus à démontrer. Il est cependant certain que les cris d’orfraie de nos champions nationaux résonneraient alors bruyamment de Lille à Nice et que les Majors s’y mettraient fissa à défendre la priorité nationale pour leur industrie, le ministre de l’Economie à leur remorque.
Plus désolant encore, dommage collatéral, l’appauvrissement de la formation tant Il est permis de penser que les architectes qui travaillent chez Grimshaw et Wylkinson Eyre auront plus de chances de développer un savoir-faire que ceux qui travaillent chez les éternels perdants français. Et dans vingt ans comme aujourd’hui, ceux-là se battront entre eux chez nous, sans nous.
Peut-être un architecte français qui aime les ouvrages d’art doit-il dès maintenant chercher à s’exporter et faire ses classes chez eux justement. Le jeune Eiffel, plutôt que d’espérer se frotter aux meilleurs, aurait sans doute aujourd’hui à Nantes été renvoyé à ses études…
Autre perversité d’un tel déroulement : il ne fait qu’entretenir et aggraver la défiance de la population et des élus vis-à-vis des architectes français. Pourtant, même si ces derniers n’y sont pas invités, « le dispositif intègre la participation d’un jury citoyen », qui à partir de l’automne 2021, donnera son avis sur les usages, mais aussi sur la « dimension architecturale, paysagère et patrimoniale » de l’ouvrage, a indiqué la métropole. En français ou en anglais la notice ?
Alors oui, cette annonce ne laisse pas d’étonner.
Aussi, reste à imaginer le pire : le caractère provincial d’une maîtrise d’ouvrage excitée par les noms soufflés par les entreprises au moment d’annoncer, en 2022, comme à la télé : « And the winner is… »
Christophe Leray
*Les trois groupements retenus :
– Demathieu Bard Construction, en groupement avec Charier (travaux publics, Couëron), Ingérop (bureau d’étude, Rueil-Malmaison), Grimshaw Architects (architectes, Londres, Royaume-Uni), Phytolab (paysagiste, Nantes) et Studio Vicarini (concepteur lumière, Paris).
– Bouygues Travaux Publics, en groupement avec Arcadis ESG (bureau d’études, Saint-Herblain), Wilkinson Eyre Architects (architectes, Londres, Royaume-Uni), D’ici là (architectes-paysagistes, Nantes) et Giugliano Costruzioni Metalliche (construction métallique, Marcianise, Italie).
– GTM Ouest, en groupement avec SCE (bureau d’études, Nantes), Dietmar Feichtinger Architectes (architectes, Paris et Vienne, Autriche), Schlaich Bergermann Partner (bureau d‘études, Stuttgart), Paume (urbanistes-paysagistes, Nantes), Dodin Campenon-Bernard (construction d’ouvrages d’art, Toulouse) et Cimolai (construction métallique, Porcia, Italie).
**Voir notre article Une passerelle imprimée en 3D : première mondiale pour Lavigne & Chéron?
*** Lire Pont Anne-de-Bretagne à Nantes : « un signal fâcheux », Marc Mimram