J’ai lu récemment un article publié sur Territoires, le blog des « experts » de la Caisse des Dépôts, daté du 28 février 2023 et intitulé « Participation et intégration du genre dans la conception de l’espace public ».* Il me semblait pourtant que le concept d’urbanisme non genré était un peu passé de mode.
L’article traite d’une « pratique de la ville selon le genre » et de « la promotion d’une ville plus inclusive ». Soit. Le fond de l’article tient en deux phrases. « Les femmes représentent 52 % de la population urbaine. L’observation montre qu’elles ne pratiquent pas la ville de la même manière que les hommes et sont mises sous influence ».
Que les femmes ne pratiquent pas la ville de la même manière que les hommes – sans doute n’ont-elles pas forcément les mêmes destinations et ne pratiquent-elles pas la piscine non plus de la même manière que les hommes, comme pourrait l’expliquer n’importe quel(le) maître de conférences un peu curieux – mais que les femmes soient « MISES SOUS INFLUENCE » ????
Quoi, être née femme et citadine est être née sotte et sans défense tellement elles seraient dépourvues de méchanceté ? Voire de sens commun ? Rachida Dati, ministre de la Culture et des architectes et des urbanistes, elle est sous influence entre deux rendez-vous ? Voire… Ou alors les deux auteures confondent la France et l’Iran et d’élégantes parisiennes avec des servantes écarlates !
Mon questionnement est : comment espérer une « ville inclusive » si la première chose proposée est de séparer les gens selon leur sexe, leur genre (puisqu’un distinguo désormais s’impose), leur couleur, leur religion, etc. Aussi bien, comme en Iran ou ailleurs, faut-il, pour leur propre sécurité justement, prévoir spécialement pour « les femmes » au sens générique un urbanisme parfaitement sécurisé ? Les Talibans ont résolu le problème, leurs femmes ne voient même pas l’urbanisme ou l’architecture et si d’aucuns leur demandent, elles ne savent pas épeler ces deux mots parce qu’à l’école elles ont appris que la terre est plate, jusqu’aux États-Unis d’ailleurs ! Grâce à quoi, la peur à disparu dans les rues de Kaboul.
Parce qu’au-delà de la démonstration militante pleine de certitudes, qu’est-ce qu’un espace public non genré, i.e. non masculin ? C’est celui, nous dit-on, qu’une femme ne doit pas avoir peur de traverser. Mais, à part pour les agoraphobes, ce n’est pas l’espace qui fait peur, ce sont ceux qui l’occupent, même provisoirement, et quand une femme a peur de traverser un tel espace, c’est vraiment tout le monde qui a peur au même endroit un soir de février, le lampadaire explosé : les gamins qui sortent de l’école, les papis et mamies qui rentrent du parc, les gays, les trans, les gros, les nains, les clodos avinés… les femmes n’ont pas le monopole de la peur et de l’horreur dans les lieux anxiogènes.
En l’occurrence, la question est : être architecte et/ou urbaniste, pour qui ? architecte pour femmes ou architecte pour hommes comme chez le coiffeur ?
Un architecte ne doit JAMAIS se poser la question d’un espace non genré mais TOUJOURS celle d’un espace qui convient à TOUS. L’architecte PAR PRINCIPE (normalement) travaille pour tout un chacun, quel qu’il soit, dans le monde entier. Je me souviens d’une phrase de Mario Botta, un architecte suisse qui construisait de très belles maisons. Un jour, je lui ai demandé ce qui se passerait si les propriétaires arrivaient dans sa maison si belle avec leurs meubles de chez Ikea et leur mauvais goût « Si la maison ne marche pas à cause du mauvais goût des propriétaires, c’est la faute de l’architecte », répondit-il. Il a raison.
Parce qu’à la fin, si grâce à l’architecture et l’urbanisme, tout ce que les femmes avaient à craindre dans l’espace public est le regard lubrique de quelques hommes, avec la certitude que cela n’aille jamais plus loin, voilà une « mise sous influence », en regard de l’état du monde, qui ne mangerait pas de pain. Si dans l’espace public, il n’y avait rien d’autre à craindre qu’une source d’irritation, cette « mise sous influence », aussi inconfortable soit-elle, avec la certitude que cela n’aille jamais plus loin, devient tolérable, jusqu’à devenir légère qui sait.
Parce qu’en réalité, c’est dans l’espace privé, chez elles ou justement loin de chez elles, que les femmes sont le plus en danger et le problème du regard louche est alors souvent réglé à grands coups de poings dans la figure. Ce qui vaut tout autant en degré de terreur pour des hommes, jeunes ou non, se faisant tabasser, nul ne sachant plus ni pour qui ni pour quoi, sinon pour un pathétique billet de 20 ou un regard de travers. Sans parler de la terreur pour nombre d’enfants qui s’en prennent plein le portrait quand le linge sale se lave en famille. Et cela se passe dans toutes les architectures, y compris les plus somptueuses et parfaitement neutres question genre. Peut-être ceux-là sont-ils finalement plus en sécurité dehors dans la ville dense, quand il y a du monde dans les rues genrées par les siècles et des voisins pour s’inquiéter.
Il est vrai qu’un urbanisme contemporain qui ne fiche pas les jetons, c’est difficile à imaginer, tous les urbanistes n’y arrivent pas. D’ailleurs, si toutes ces ZAC qui font l’honneur du pays sont sur la brochure parfaitement vertueuses sur le plan de l’environnement, qui peut être certain d’y rentrer chez lui dans vingt ans sans serrer les fesses ?
Il y a dans les mots de cet article une violence inouïe – les femmes sans distinction toutes « mises sous influence » – qui témoigne d’un mépris pour les femmes elles-mêmes et pour tous ceux qui les accompagnent, les gros, les nains, les handicapés, etc. Bref, c’est toute l’humanité qui, dans nos villes patrimoniales et contemporaines, serait finalement « sous influence ». Ce n’est plus de l’inclusivité, c’est du complotisme !
Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille rien faire, ce d’autant plus que l’amélioration de l’espace public, ça marche, quasiment au sens propre. Regardez : il n’y a plus chez nous de trottoir non aménagé pour le passage des fauteuils roulants. Il y a même des sonneries aux carrefours pour les aveugles, ce qui, soit dit en passant, donne aux riverains l’impression de vivre près d’un passage à niveau.
Les gens handicapés ont dû attendre longtemps mais plus personne ne remet en cause ces aménagements apparemment sommaires et peu onéreux. Si cela fonctionne, et si le coût en est facilement accepté – il y a aujourd’hui des filières industrielles (françaises ? chinoises ?) pour les abaissés de trottoir – si cela fonctionne donc, c’est parce que l’aménagement s’adresse à tous, quels que soient le sexe, le genre, la couleur, la confession et que les mamans et papas avec poussettes ou vélos-cargos et les vieilles gens avec déambulatoire trouvent aussi cela bien pratique.
Il y a donc sans doute des choses à faire pour rendre plus urbain l’espace public de nos sociétés pourtant déjà bienveillantes, d’ailleurs les architectes et urbanistes y réfléchissent constamment. Mais pour la ville inclusive, peut-être faut-il commencer plutôt par la ville où PERSONNE sans distinction n’a peur du noir et du silence en rentrant chez soi.
Surtout si, en plus, aucun animal n’est maltraité.
Christophe Leray
* Participation et intégration du genre dans la conception de l’espace public. De Emmanuelle Gallot-Delamezière et Louise Geffroy. Tribune extraite du numéro 429 d’Urbanisme de janvier-février 2023 LE TERRITOIRE LA VILLE ET LE GENRE