Chacun a le sentiment aujourd’hui que la France est devenue ingouvernable depuis la dissolution de l’Assemblée nationale par Vulcain ex-Jupiter. Pour autant, pour en arriver à une telle situation de blocage institutionnel, qui n’est pas née ex nihilo et risque de finir en crise de régime, c’est qu’en réalité cela fait sept ans que la France n’est pas gouvernée.
À un niveau plus local, et pour ce qui concerne l’architecture, voyons la coûteuse gouvernance à Clochemerle, plus exactement Argenteuil (Val-d’Oise).
En 2016, Fresh Architectures annonce la réalisation d’un programme mixte de 40 000 m² comptant 150 logements, des commerces, une salle de spectacle et un multiplexe de neuf salles et 40 m de haut : Les Promenades d’Argenteuil. FIMINCO en est le promoteur.
« Situé sur une ancienne presqu’île, le long des berges de la Seine, ce projet marque la principale entrée de ville par le pont d’Argenteuil », explique l’agence. « Le cinéma et la salle de spectacles s’ouvrent sur un belvédère au-dessus des berges, permettant d’accueillir toutes formes de spectacle vivant et autres animations à caractère culturel, festif ou de loisir. Ces deux équipements […] symbolisent le renouvellement urbain et architectural de la ville d’Argenteuil. L’identité du projet s’inspire du regard de Monet sur les paysages d’Argenteuil, en utilisant des matières et des tonalités en harmonie avec les berges de la Seine et en intégrant la lumière et les reflets aux aménagements urbains et paysagers ».
Bien.
Sauf que les adorateurs des paysages de Monet, et de la salle Jean Vilar sur site, ont une autre vision de l’harmonie et ne sont pas impressionnés. À peine le projet annoncé en conseil municipal, un Comité Jean Vilar entame la guérilla des recours. Une opiniâtreté fondée puisqu’en juillet 2024, le maire d’Argenteuil, Georges Mothron, semble faire contre fortune bon cœur et annonce abandonner le projet. « Depuis huit ans que luttait l’association contre ce bétonnage démesuré en bord de Seine qui aurait détruit la Salle des Fêtes municipale Jean Vilar, l’ensemble arboré remarquable qui l’entoure, et le paysage des débuts de l’Impressionnisme, c’est une grande victoire ! », se félicite le Comité Jean Vilar qui entend cependant rester vigilant, le maire ayant mentionné « un nouveau projet, dans un nouveau périmètre ». Exit en tout cas le multiplexe de 40 m de haut !
Bon.
Sauf que, le 21 août, d’apprendre que FIMINCO, le promoteur, se retourne pour « recours abusifs » contre le Comité Jean Vilar, les associations environnementales et culturelles ainsi que les soutiens et sociétés commerciales ayant contesté en justice ce projet immobilier et les assigne en référé à comparaître en décembre au Tribunal de Pontoise, aux côtés de la Commune d’Argenteuil !
Selon le communiqué du Comité, « le promoteur prétend que nos recours lui ont porté préjudice en retardant la mise en chantier de son projet. Il demande au tribunal de désigner un expert pour chiffrer son préjudice qu’il estime à plus de 28 millions ».
Vingt-huit millions ! Salut les bénévoles ! La méthode n’est pas sans rappeler celle qui avait cours au début des années 2010, à savoir la volonté d’enfouir toute contestation sous des menaces judiciaires extravagantes. Écrabouiller Astérix avec une bombe atomique ne s’est cependant jamais révélé très judicieux en termes d’image. Ici cependant, la hauteur du préjudice estimé est sans doute proportionnelle aux bénéfices qui étaient espérés.
Pour autant, il faut se mettre à la place du promoteur. Huit ans de tergiversations – un délai plus long qu’un mandat présidentiel – pour se retrouver à la fin le bec dans la Seine propre. Adieu veaux, vaches, cochons… Un courrier du maire, au revoir et merci ! Ce n’est pas comme si tout ce travail et ce temps passé ne coûtaient rien à personne. Il faut espérer par exemple que les architectes de Fresh ont été rétribués. Le promoteur d’évidence n’entend pas donc avaler seul la pilule d’un projet mené tellement n’importe comment qu’il faut huit ans et des millions de dollars pour revenir au point de départ ? Voilà qui sent le pays bien géré !
Réduire le temps légal des recours, la conception-réalisation, les clefs du camion données aux promoteurs et aux entreprises, la dépossession des ABF et ACMH de leurs attributs décisionnels, tout cela était censé faire avancer plus haut, plus vite, plus fort l’architecture et le bâtiment en France. Sept ans plus tard, depuis 2017, tandis que valsent les ministres du Logement et de la Culture au temps d’usage de plus en plus court, le BTP est sinistré comme jamais et prévient de vastes délestages de personnel. Incroyable : le pays est en manque chronique de logements et les entreprises de BTP crient misère. Qu’est-ce qui ne colle pas ? Bref, une réussite !
En attendant, après une décennie de bataille, à Argenteuil, personne n’est content surtout FIMINCO qui peut l’avoir mauvaise avec son ticket à 28 M€. Mais s’en prendre à qui ? À l’État inconséquent ? Trop risqué. Au législateur, c’est-à-dire le député du coin ? Risqué. Au maire versatile ? Risqué. Alors aux emmerdeurs qui empêchent de bétonner en rond de partager le plat froid. C’est vrai quoi, pourquoi le promoteur serait-il le seul à boire la tasse ?
Il n’y avait donc pas moyen de s’y prendre autrement ? Maintenant, dans un autre monde, imaginons en 2016 pour le même projet, dès l’amont, une véritable concertation publique où tout le monde est impliqué, pas une pseudo-enquête publique dont la France s’est fait une spécialité, non, une négociation entre gens de bonnes volontés. En tout état de cause, il est bien plus facile de dire ce que l’on ne veut pas, surtout si l’on ne paye pas, que de justifier ce que l’on veut. En l’occurrence, cette méthode aurait le mérite de la clarté, personne ne peut se cacher. Et si les gens ne parviennent pas à se mettre d’accord, il y a toujours, exactement comme aujourd’hui, le coûteux recours à la justice.
Dans un autre monde, en 2016 donc, Georges Mothron, le maire, rencontre Fiminco, le promoteur, et les deux conviennent de la possibilité d’un projet. Ensemble, avant même de trop calculer et dessiner leurs désirs, ils définissent des possibilités avant de réunir ensemble tous les acteurs du site et de s’enquérir de leurs besoins, ne serait-ce en l’occurrence que pour les paysages de Monet, tout ça. Chacun comprend les enjeux, on discute, on grince des dents, on refait les calculs et finalement tout le monde signe la charte écoresponsable et c’est parti. C’est à ce moment-là seulement, les problèmes résolus, qu’est déposé le permis de construire. Et en 2024, date initialement prévue pour la livraison des Promenades d’Argenteuil, le maire, le promoteur, l’architecte et les associations auraient été heureuses de présenter leur projet.
Mais non, un maire et son promoteur se prennent pour des Jupiter de province, tentent a priori le passage en force de leur projet et, à la fin, huit ans plus tard, ne demeure que l’acrimonie.
En 2019, à propos d’architecture, Emmanuel Macron, Vulcain ex-Jupiter, expliquait que le défi de l’architecture n’est « pas seulement esthétique mais fondamentalement politique ».* Pour la politique, on a vu. Pour l’architecture, comme à Argenteuil, on attend encore !
Christophe Leray
*Pour Emmanuel Macron, l’architecture vaut bien une (pro)messe