Sujet à la crise de la cinquantaine, l’architecte fondateur de l’Agence Du Pont & Du Bois Architectes Associés, n’en pouvant plus de ses angoisses, a décidé de s’offrir une psychanalyse, en douce mais non sans une certaine appréhension. Architecture, divan et gourmandise…
«Il faut savoir le lire, chercher en filigrane ou comme on regarde cette gravure ancienne dont parle André Breton dans ’Nadja’ et qui, vue de face, représente un tigre mais qui cloisonnée perpendiculairement à sa surface de petites bandes verticales fragmentant elle-même un autre sujet, représente pour peu qu’on s’éloigne de quelques pas sur la droite, un ange». Roger Vaillant*.
Ethel Hazel, psychanalyste de la rue Labrouste ouvre la porte de son vaste cabinet. Elle a rendez-vous avec un nouveau client, un architecte, encore un. Il est 11h et l’architecte a prétexté une réunion de chantier d’urgence pour s’exfiltrer de son agence située au 6 Cité de l’ameublement à Paris. La psy se demande si elle ne devrait pas délocaliser son cabinet à cette adresse, ce serait plus pratique pour tous ces hommes en noir dont elle entend si souvent les confidences.
Elle lui fait signe de s’installer dans la longue chaise LC4 à côté de la fenêtre, tandis qu’elle prend place dans son dos, préférant une LC1. C’est la mauvaise heure, elle pourra bâiller discrètement et lui pensera que la place de chacun est respectée.
Ethel Hazel – Comment allez-vous ?
L’architecte (caressant son menton) – Je ne sais pas. Je pense que je ne vais pas mal. Je pense que je vais plutôt bien.
E. H. – mmh mmh…
L’architecte – C’est mon médecin qui m’a suggéré cette visite. Ou est-ce ma femme ? Je ne sais plus bien. Mais rassurez-vous Madame…
E.H. … Docteur, s’il vous plaît.
L’architecte – Heu oui, bien sûr, Docteur. Donc je disais que je vais bien ! (Pourtant il se débat avec ses longues jambes sur la banquette corbuso-perrianesque. Il n’a jamais su comment bien s’installer sur ce machin surfait à son goût et toujours trop ou pas assez incliné.)
E. H. (prenant des notes) – mmh mmh… Vous êtes bien installé ?
L’architecte – oui, cette chaise est formidable ! Et vous savez mettre vos clients…
E.H. – …patients
L’architecte – Patients oui, excusez-moi, en tout cas vous savez les mettre spatialement à l’aise. C’est feng shui ici.
E. H. – mmh mmh…
L’architecte – En fait c’est mon copain, l’architecte Emmanuel P. qui m’a recommandé votre nom. Avec le grand-père qu’il avait, il a dû vous en raconter, lui. Il m’a dit que vous étiez super comme toubib pour les architectes un peu angoissés comme nous.
E. H. (impassible à la lourdeur du compliment) – Vous êtes angoissé ?
L’architecte (que la barbe de trois jours commence à démanger. Il n’a jamais aimé la barbe mais, comme souvent, il préfère être du côté des 90% qui suivent la mode que des 10% dont on se moque) – Enfin, angoissé, c’est un bien grand mot. Disons que j’ai du mal à dormir, en ce moment, à cause du travail. Alors pour éviter les bruits parasites, je m’endors avec mon casque de chantier. Ma femme préférerait que je porte des boules Quiès, comme elle.
E.H. – Quand vous dormez, vous rêvez ?
L’architecte – Pas vraiment. En ce moment, je fais plutôt un cauchemar récurrent. Au début, tout va bien car je gagne un concours puis l’adjoint à l’urbanisme, un certain Monsieur Mizalko, m’oblige à construire ce bâtiment de quatre étages en terre crue avec la paille de la cage d’Alfonse, le lapin nain de ma fille… Puis ma femme intervient, me disant que c’est impossible à réaliser mais l’adjoint au maire est gentil et m’explique à quel point les élus peuvent être très créatifs aussi. Je reprends courage et soudain le bâtiment est construit et il est splendide puis s’écroule dans un nuage de poussière envahi par les lapins nains et l’adjoint m’offre en bouc émissaire à la vindicte populaire. Je me réveille en sueur, jamais quand le bâtiment est construit mais toujours quand il est écroulé et que je suis poursuivi par la foule en colère.
E. H. – Vous nommez le lapin mais ni votre femme, ni votre fille ? Avez-vous toujours votre mère ?
L’architecte – Ah mais ça ne va pas commencer ! J’essaie de vous dire que je suis en train de faire un ‘burn-out’ professionnel et vous voulez me faire parler de ma pauvre maman qui se la coule douce au Cap Ferret ! Freud n’avait-il pas de père ?
E.H. – Vous n’aviez pas évoqué un quelconque ‘burn out’. C’est un tabou dans votre métier ?
L’architecte – Bien sûr que non. Mais pour en revenir à ma mère, entre nous soit dit, heureusement que ce n’est pas moi qui ai dessiné son Ehpad. Elle a une grande chambre avec de grandes baies dont les allèges font office d’accoudoirs, des espaces communs bien ventilés, un jardin minéral accessible. Beau et chic, très japonisant. Je devrais googleliser l’architecte du bâtiment tiens. Le personnel soignant a même accès au ‘roof-top’ avec une table de ping-pong ! C’est dingue ce qu’on peut faire aujourd’hui quand on a les pépètes hein !
Nous à l’agence, on vient de terminer un Ehpad dans la banlieue de Rodez. Et bien j’espère que Monsieur Soulages demandera à RCR de lui en construire un perso. A côté. Notre maître d’ouvrage ignare nous a tellement serré le budget au fur et à mesure du projet que c’est tout juste si on a eu assez pour les vitres des fenêtres.
Je peux vous dire un truc terrible Doc. ? Et bien, je n’aimerais pas terminer dans une maison de vieux comme celle-ci ! Ah ça non ! Pourtant c’est moi qui la signe. Pourtant le site était sublimissime. On voulait du Ductal noir pour rappeler l’œuvre de Pierre Soulages. On a bossé, on s’est battu, on a même embauché ! Et à la fin, les résidents n’ont pas le droit de sortir, à cause de la pente du volcan… L’AMO pensait peut-être qu’une montagne était PMR quand il a supprimé les jardins en terrasses.
Pour tout vous dire, je crois que je me suis un peu raté sur ce coup-là. Est-ce… (il hésite, se grattant vigoureusement la barbe qui le démange) Doc. ? Est-ce à dire que je suis un mauvais architecte ? (gratte, gratte). Voilà c’est dit, en fait je le savais, je ne suis rien qu’un raté ! (c’est avec une pointe d’autosatisfaction qu’il montrait à cette docteur son honnêteté et sa capacité à s’auto-dénigrer).
E. H. – mmh mmh… et votre maman alors ?
L’architecte – Elle va bien, enfin je crois !
E. H. – Tant mieux. Mais je vous sens à deux doigts de tomber de l’échafaudage. Comment se passent vos réunions de chantier ?
L’architecte – Bien je crois. Depuis que je dors mal, j’ai faim. Alors tous les matins, c’est tournée générale de croissants de la super boulangerie du coin de la rue. Il y a tellement de beurre, on pourrait graisser les scies du menuisier avec. Et puis à midi, on va chez Paco, un petit boui-boui sans prétention et on se tortore du poulet basquaise à s’en lécher les 11 doigts de la main.
E. H. : Vous êtes gourmand ?
L’architecte – Oui, surtout quand c’est à la mode ! Il faut que je vous confesse qu’une autre raison de ma venue dans votre cabinet, c’est en partie à cause de votre nom, j’adore les noisettes, surtout dans les tablettes au chocolat de Madagascar à 65% de mon chocolatier préféré. Je fais attention, sinon j’ai tendance à tâcher les plans. Bref, quand je suis rassasié, je ne crie plus comme un putois sur le chantier dès qu’un corniaud a oublié de lire mes plans de détails.
Vous savez Doc. ! Tout ça ne va pas tarder à devenir un problème. Non seulement parce que je suis à la limite pondérale et diamétrale à pouvoir m’habiller chez “Comme des Mecs”, mais aussi parce que mon bardage est tout bonnement en train de se casser la margoulette !
E. H. : mmmh mmmh…. Cela ne vous inquiète-t-il pas ?
L’architecte – Non. A vrai dire je viens de prendre conscience que mes initiales étaient celles d’un magazine de déco, d’ailleurs ma voisine me croit architecte d’intérieur. Peut-être que j’ai loupé ma vocation. Toujours est-il que j’en ai marre que cette voisine persiste à me demander des conseils comme si j’étais architecte d’intérieur ! La prochaine fois que je la croise avec toutes ses bagouzes dans l’ascenseur, je lui facturerai un bras pour mettre en vis-à-vis décalé deux fauteuils Jacobsen.
E. H. : mmh mmh… elle vous plaît la voisine ?
L’architecte (rougissant car il en rêve à l’occasion de cette voisine mal fagotée avec trop de rouge à lèvres, à la limite de la vulgarité. A chaque fois qu’il est en même temps qu’elle dans l’ascenseur, il ne peut s’empêcher de penser au film La Grande Bouffe, avec Michel Piccoli) – Non, que voulez-vous dire ? Mais peut-être en effet devrais-je changer de profession car j’en ai marre de me confronter à de trop jeunes promoteurs aux dents trop blanches pour être honnêtes qui me contraignent à construire une tour en cartes à jouer ou un château de sable dont vous savez qu’il ne résistera pas à la marée.
Au moins, tant que les cours du blé seront si hauts, les Majors ne pourront pas nous soumettre l’idée de construire un bâtiment en gâteaux et en sucre, comme la maison d’Henzel et Gretel !
E. H. (levant le sourcil) – mmh mmh… Vous aimez les contes pour enfants ?
L’architecte – Dans mon métier, depuis la maison des trois petits cochons, nous sommes bien obligés de…
DRINNNN, DRINNNN. L’alarme du docteur sonne, qu’elle éteint d’un geste alerte.
E.H. Cher Monsieur, votre temps est écoulé. Ce sera 100€. Par chèque, espèces ou carte bancaire ?
L’architecte – Espèces, comme cela, ça ne laisse pas de traces.
E.H. – En effet. Je ne vous demande donc pas votre carte vitale.
E.H. – (elle raccompagne l’architecte à la porte et lui serre la main) – A la prochaine fois Monsieur l’architecte, même endroit, même heure.
Quelques minutes plus tard.
L’architecte (démarrant son scooter) – J’ai faim. C’est l’heure de déjeuner
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
Episode suivant : de l’enfantement des peuples
* Roger Vailland, Les Pages immortelles de Suétone.