Notre civilisation occidentale, particulièrement en France, semble lancée dans une course sécuritaire qui défie la raison. Ainsi, ne faudrait-il pas que, juste au moment où l’administration pénitentiaire semblait virer sa cuti pour faire évoluer sa doctrine, l’incident de Condé-Sur-Sarthe ne vienne remobiliser les timides et les peureux.
Même si une info chasse l’autre, chacun se souvient peut-être de «l’attaque terroriste» qui a eu lieu le 5 mars 2019 à la Maison Centrale (MC) de Condé-sur-Sarthe (Orne). Un détenu «radicalisé» a poignardé deux surveillants avec un couteau de fortune, avant de se retrancher dans l’une des unités de vie familiale (UVF) de l’établissement avec sa femme, laquelle trouvera la mort dans l’assaut du RAID.
L’évènement a fait grand bruit et déstabilisé un statu quo fragile dans les établissements pénitentiaires du pays. Des semaines plus tard, les gardiens de Condé-sur-Sarthe manifestent encore leur frustration et, tandis que quatre détenus étaient le 22 mars 2019 mis en examen pour «complicité d’attentat» terroriste, les prisonniers de Condé et leurs avocats dénoncent des conditions de détention désormais encore plus drastiques qu’avant, ce qui n’arrange rien.
L’épisode semble défier l’entendement. Comment, dans la prison la plus sécurisée de France, une telle attaque a pu se produire ?
En réalité, quelles que soient les mesures de sécurité, un tel incident est inévitable, du seul fait de la population que cette maison centrale abrite – les plus dangereux des plus dangereux – et de la loi du grand nombre. Ce n’est jamais qu’une question de temps. Un jour, sans prévenir, il y aura une défaillance, humaine ou technique, comme trois types qui s’évadent d’Alcatraz, comme un avion qui soudain tombe du ciel.
Pourtant, de façon générale, dans une maison centrale, il ne se passe habituellement pas grand-chose mais, quand il se passe quelque chose, c’est spectaculaire, comme en témoignent les évènements récents de Condé-sur-Sarthe.
Une enquête doit donc forcément être menée pour découvrir l’origine de la défaillance – ce n’est en général pas le bon moment pour un fonctionnaire sous-payé, sous-équipé et débordé de se retrouver pris dans les phares – et de nouveaux protocoles seront mis en place, sans doute encore plus sécuritaires qu’ils ne l’étaient déjà. Très bien.
La question est : à quel moment les dépenses de sécurité atteignent-elles leurs limites et, en conséquence, à quel moment faut-il définir d’autres priorités pour la dépense de l’argent public ? Dit autrement, il s’agit de faire la part des choses entre l’anecdotique et l’essentiel. Je me souviens de ce mot d’une architecte qui expliquait que, «dans le doute, il faut privilégier la liberté». Peut-être le moment est-il venu de douter du bien-fondé de politiques toujours plus sécuritaires dont le coût n’a plus aucun rapport avec l’efficacité obtenue ?
Il ne faut certes pas sous-estimer le pouvoir de pression de la presse et le pouvoir de nuisance des réseaux sociaux, sans parler d’expressions catégorielles légitimes. Mais reprenons l’exemple de l’avion qui tombe. La presse peut ne pas parler d’aviation pendant des semaines, c’est-à-dire que tout se passe bien pour des millions de passagers chaque jour. Mais il suffit qu’un seul avion tombe pour faire la Une des journaux du monde entier. Nous n’en sommes plus pourtant au temps des dirigeables et de l’incendie du Hindenburg en 1937. Certes, c’est la nature de la presse de rapporter ce qui est exceptionnel mais le fait exceptionnel ne doit pas, comme le doigt pour le sot, cacher la lune. Surtout au moment de prendre une décision politique !
Face à l’inattendu de l’horreur, la première réaction des pouvoirs publics de rassurer la population est louable. C’est à cela que servent les cellules des psychologues de l’urgence. Mais cette volonté de rassurer devient vite dangereuse dès lors qu’elle est utilisée comme un instrument de contrôle. La peur est mauvaise conseillère.
Par exemple, le mur à 20 M€ d’Anne Hidalgo autour de la tour Eiffel était-il vraiment nécessaire ? Qu’est-ce que l’ouvrage a changé, concrètement, à part rendre la «France (un peu plus) moche» ? Les Parisiens ont-ils moins peur ? Et pourquoi pas un autre mur autour de la Pyramide du Louvre ? Autour du Panthéon ? Du Fouquet’s ? En tout cas, voilà vingt patates qui auraient sans doute été plus utiles ailleurs.
Anecdotique ? Mais c’est toute la ville et toute la vie de ses habitants qui en est transformée !** Le moindre petit bourg veut désormais ses caméras pour coincer les bougres qui pissent contre le mur du cimetière. Steeve Briois, maire RN d’Hénin-Beaumont, 26 000 habitants, fait d’ailleurs aveu d’efficacité. Cité par le Parisien (29/03/19), il se plaint amèrement de n’avoir reçu de l’Etat que 110 000€ d’aide pour le système de vidéoprotection à 1,7M€ qu’il a installé dans sa ville.
Multipliez le coût de la facture et de l’aide de l’Etat par le nombre de communes en France. Je suis marchand de caméras de surveillance, je me baigne avec toute ma famille dans le champagne. Et, tout compte fait, tout ça pour quoi exactement ?
Idem pour les écoles, toujours plus nombreuses à être dotées de caméras, de grilles et de capteurs en tout genre qui font bip bip. Pour gérer l’entrée du lycée ou du collège, il y a peu suffisait encore pourtant un gardien assoupi, aujourd’hui appelé vigile car il n’est plus agent de l’Etat au service de l’éducation des enfants mais au service d’une société de protection privée profitant de l’aubaine. Bonjour le progrès ! Mais puisqu’il s’agit de rassurer parents et enfants, en cas d’apocalypse aussi soudaine qu’imprévue parce que tellement, tellement, rarissime.
En attendant, toutes ces mesures sécuritaires sortent du budget de l’éducation nationale et c’est autant de financement qui ne va pas au salaire des profs qui, comme chacun sait, gagnent en France à peine plus qu’un ouvrier non qualifié. C’est vrai, quoi mettre le budget dans l’éducation des enfants n’aura d’heureuses conséquences que dans cinq, dix ou vingt ans. Et puis les gens éduqués sont plus difficiles à contrôler que des veaux, pour paraphraser De Gaulle. Et puis une caméra se voit tout de suite et, puisque ça a l’air de faire plaisir aux gens… ceux-là mêmes qui payent cette douloureuse sans broncher.
D’ailleurs depuis que, sous la houlette d’Emmanuel Macron et à grands frais au risque de l’épuisement des forces de l’ordre, l’état d’urgence est passé dans le droit commun, on voit bien la différence. De fait, depuis les XX (20) dernières semaines, la France, question sécurité, est carrément rassurée et le pays est devenu le nouveau paradis des éborgnés, comme une armée bulgare mal en peine (il leur faudra bientôt un quota dédié dans les logements sociaux, comme pour les unijambistes).
Ah mais les Black Blocs ? Des Martiens évidemment ! L’inconséquence du pouvoir est telle – dommage pour le fonctionnaire de police pris dans les phares pendant que le ministre de l’Intérieur fait la fête en boîte – qu’il faut vite une nouvelle loi pour faire illusion. Qu’importe si les magistrats n’ont même pas encore digéré la dernière !
Pour faire passer cette loi en douceur, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le recours à la peur est le moyen le moins subtil : voyez les méchants Black Blocs. Du coup nul n’y comprend plus rien puisque, selon le président, faire passer l’état d’urgence dans le droit commun était déjà censé rassurer tout le monde et régler le problème de la terreur. Alors les Black Blocs, ils font comment ? Ils se sont plongés dans le code ou le président raconte n’importe quoi et prend des décisions dangereuses qui ne servent à rien sinon à cacher son impéritie ?
Je l’ai déjà écrit. Alors même que, au regard des dangers connus par les générations précédentes, nous n’avons jamais eu aussi peu à craindre, nous n’avons jamais eu aussi peur*. Qui gagne à la fin ? Foin de matière grise, l’industrie et la science du contrôle de la population assurent notre protection.
Déjà en Suède, des quidams se font implanter une puce dans la main qui remplace clefs, cartes de crédit, carnet d’adresses et emails et enregistre conversations publiques et privées. Puisque la France tremble et continue à se doter de lois toujours plus répressives, tandis que braillent les apeurés de l’apocalypse, il faudra bien que la puce dans la main s’impose à tous, pour notre sécurité. Et à nos frais bien sûr !
C’est déjà presque le cas en Chine où les élèves sont rappelés à l’ordre dès qu’ils se mettent le doigt dans le nez. Ce pays apparaît aujourd’hui comme en avance sur tout le monde en regard de la machine créée pour épier et reconnaître ses citoyens, un savoir-faire qui fait envie à bien des dictateurs et présidents du nouveau monde.
Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, quels que soient les moyens consentis, la Chine ne pourra jamais véritablement contrôler sa population. J’en veux pour preuve le dazibao chinois.
Le Dazibao, un texte le plus souvent anonyme publié sur un mur, était déjà utilisé dans la Chine impériale pour railler l’empereur. En 1966, avec la Révolution culturelle, Mao Tse Toung remet les dazibaos au goût du jour pour lancer la chasse aux « contre-révolutionnaires bourgeois». Dix ans plus tard, ce sont ces mêmes dazibaos, vengeurs cette fois, qui conduiront à sa chute.
Dans le domaine politique, chaque système de coercition porte en soi ses propres limites. Au bout d’un moment la dépense pour les repousser est à fonds perdu, voire contre-productive. Idem dans le domaine de la sécurité. Autant un avion peut se révéler utile pour aller d’un endroit à l’autre et transporter des millions de passagers, ce qui vaut le coup quand même de faire un peu gaffe, autant un mur autour de la tour Eiffel ou une caméra dans une école du Cantal coûtent aussi cher et ne rapportent absolument rien. Et les Français se plaignent ensuite d’être trop taxés : faudrait savoir !
Le business de la peur quant à lui n’a pas de limites. En un an, nous apprend les Echos (1/4/19, et ce n’est pas un poisson d’avril), le coût des attaques informatiques a bondi de 27,4 %. «Sur cinq ans, la hausse est de 72 %. En France, la facture d’un incident de ce type s’élève en moyenne à 8,6 millions d’euros. Autant de chiffres qui ont de quoi donner des sueurs froides. Et un fléau – un de plus – avec lequel il va nous falloir apprendre à vivre», s’alarme l’auteur de l’article. Est-il donc absolument urgent de chez urgent de dématérialiser le pays à marche forcée ?
Puisque même la déclaration de revenus papier va commencer à disparaître dès l’an prochain, selon les vœux de Gérald Darmanin, notre ministre de l’Action et des Comptes publics, autant apprendre tout de suite à payer avec la puce dans sa main, beaucoup plus rentable pour les banques, renvoyant ainsi la carte à puce au rang des antiquités, comme le chèque ou l’assignat.
S’il est question de la sécurité du pays, peut-être est-il temps de revoir nos priorités et, quitte à avoir peur, de faire confiance pour changer à l’intelligence plutôt qu’aux seules logiques financières et politiques de courte vue.
Ce n’est pas gagné. Daech est mort mais déjà on murmure qu’il pourrait renaître et qu’il ne faut pas baisser la garde. Si elle est réélue, je propose donc à Anne Hidalgo, pour notre sécurité à tous, d’ériger un mur tout autour de Paris. Pour les amoureux du patrimoine, les références historiques ne manqueront pas. Et puis les murs sont à la mode en ce moment.
Christophe Leray