
Une simple passerelle au-dessus d’un jardin public à Paris (XIIIe) fut l’occasion pour les architectes Julie Howard et Sam Mays (VongDC) de redéfinir dans un festival de couleurs l’usage et la fonction d’un ouvrage de franchissement puisque c’est un « espace urbain » qui a été ouvert au public. Une réussite qui va bien au-delà du programme.
Le 9 septembre 2008, la passerelle des Grands Moulins, située devant les bâtiments de Rudy Ricciotti et Nicolas Michelin (Grands Moulins et Halle aux Farines) et désormais chemin principal entre l’Université Diderot – Paris 7 et le RER/métro a été ouverte au public. Lequel avait, surtout la nuit, immanquablement pris note de sa présence.
Le programme (concours 2005) commandait une passerelle piétonne, enjambant un jardin public (livré à la conquête végétale), «accessible à tous» selon les nouvelles normes d’accessibilité de la ville de Paris et devant relier l’esplanade Pierre Vidal-Naquet à la rue des Grands Moulins afin que les étudiants n’aient plus à faire le tour du (grand) jardin public, fermé le soir comme tous les jardins parisiens. En quelques mots, il s’agissait simplement de concevoir un franchissement de 42 m de long adapté aux dernières réglementations sur les personnes à mobilité réduite (PMR). Rien de mystérieux a priori donc. Pourtant Julie Howard, son architecte (avec Sam Mays – VongDC), en vient à espérer que «tous les projets futurs m’apportent autant de satisfaction».
Le plaisir est à la hauteur des obstacles qu’il a fallu abattre pour que cette réalisation voit le jour. L’intention de l’agence était de «créer un ouvrage dont la simplicité et la pureté, au-delà de sa présence, marquera les passants par l’expérience qu’il propose : franchir un parc où le regard puisse être attiré à chaque mouvement vers quelque chose de nouveau». La réglementation parisienne a vite imposé son propre principe de réalité. Une réalité sans concession à partir du moment où les architectes de VongDC ont pris le parti que tout un chacun, PMR ou non, devait emprunter le même chemin.

Les différentes pistes techniques explorées (une passerelle pouvant monter et descendre, un ‘translator’ acheminant les PMR notamment) proposaient plus d’inconvénients que d’avantages, d’autant que la nouvelle réglementation concernant les PMR, en 2005, n’était pas encore totalement actée. Le choix final d’un ascenseur posait lui d’autres problèmes non anticipés dans le cadre du concours en termes de coût, d’insertion dans le site et de maintenance mais il s’est révélé pertinent dès lors qu’il fut «intégré» dans l’ouvrage et non accroché.
De fait les deux «monolithes» qui forment la cage de cet ascenseur et évoquent un diphtongue (voile en béton noir autoplaçant réalisé en une seule coulée de 13 m de haut et 16 cm d’épaisseur pour le plus fin) offrent une monumentalité urbaine qui s’inscrit parfaitement dans l’environnement bâti, en particulier dans le paysage créé par l’école d’architecture de Frédéric Borel. «Cette passerelle n’est plus un simple franchissement mais devient ainsi un espace urbain, pas seulement un objet,» assure Julie Howard.
Citons rapidement quelques trouvailles des architectes. Le pilier ? «Evoquant la végétation du jardin, une amarre en forme d’arbre sort du sol pour capter la passerelle au droit de la fourche, complice de la légèreté et de la simplicité de la passerelle qui peut alors s’effacer au profit du jardin et de la diversité architecturale du quartier.» Les ‘feuilles’ du tablier ? «Le cheminement du passant est animé par des ‘feuilles’ découpées dans le tablier de la passerelle dont elles soulignent la finesse. Guides et surprises du parcours, elles offrent des échappées visuelles vers le jardin et du jardin vers le ciel. Dispersées sur le sol, elles apportent une sensation de liberté.» Le revêtement ? Du sportflex de 8mm, un caoutchouc, économique et recyclable, utilisé pour les pistes d’athlétismes, aux Jeux Olympiques notamment, qui a surtout la faculté d’amortir le pas et d’offrir «un moment de suspension».

Reste l’innovation la plus spectaculaire. Le concours demandait un éclairage public sur la passerelle. En guise de quoi, VongDC a proposé un «éclairage à couleur modifiable commandé par programme numérique couplé à la température extérieure et/ou heures et dates spécifiques». En clair, que cet éclairage devienne le thème d’une animation aléatoire avec un programme particulier pour des dates (14 juillet, Nouvel an, Independence Day, Saint Patrick, etc.) ou évènements (fête de la musique, fête de quartier, etc.) remarquables. (La présence d’Independance Day et St Patrick dans cette liste s’expliquent par la nationalité des architectes : Julie Howard est Américaine, Sam Mays, Irlandais. NdA.)
Il faut rendre grâce ici au flair de la SEMAPA, maître d’ouvrage, qui malgré la distance déjà parcourue sur ce parcours du combattant architectural a promis de soutenir les architectes s’ils obtenaient la validation du procédé. Ce n’était pas gagné car tout était à inventer. Qu’il faille s’appuyer sur un type d’éclairage basse consommation (LED) ne faisait aucun doute. Mais avec quelles lampes ? De quelles dimensions ? Avec quel système de contrôle ? Pour quelle durée de vie ? Avec un ingénieur-éclairagiste irlandais au nom improbable – Rocky Wall (Wink Lighting) – les architectes sont parvenus à définir un gabarit de lampes pour un meilleur rendement global, soit des sections articulées de 2,40 m pouvant s’insérer dans les lisses de la passerelle. Début avril 2006, un prototype était prêt, la programmation permettant de réguler lumière et animations tenant dans un ordinateur portable. La course à la certification était lancée. «Nous avons obtenu l’agrément que le chantier était déjà commencé,» sourit Julie Howard.

Après avoir dû écouter, voire subir parfois, les sarcasmes de ceux qui pensaient que c’était folie de s’embarquer dans cette option «super technologie qui ne marchera jamais,» l’heure de vérité est arrivée cet été pour les premiers essais de lumière. «Je ne m’attendais absolument pas à ça, la seule chose qui manquait était la musique,» se souvient l’architecte. Les habitants en furent autant surpris qui, dès les premiers essais, se sont précipités, enfants en bandoulière, pour découvrir le lieu. «C’est un cadeau à l’espace public. Nous sommes fiers mais, quelque part, le projet nous dépasse. C’est une réalisation dynamique. La forme de la passerelle est intemporelle, pure et simple mais, surtout, elle se transforme la nuit comme par magie,» dit-elle.
VongDC avait anticipé cette réussite en prévoyant un tablier en acier de 35 cm d’épaisseur avec une charge autorisée de 650 kg / m², soit huit personnes au m² afin que puisse s’enclencher un processus d’appropriation. Aujourd’hui, avant même d’ailleurs que la passerelle ne fut ouverte au public, les demandes sont arrivées pour un usage festif ou professionnel de la passerelle. «Des gens rêvent d’y organiser des défilés de mode,» assure Julie Howard. Une chose est certaine, la ville de Paris va devoir apprivoiser le programme mais il offre d’infinies possibilités, au point sans doute que les autorités locales (arrondissement et ville de Paris) risquent de se voir confronter au challenge d’un usage qui, de simple franchissement, devrait rapidement évoluer.

Preuve sans doute de l’attente que génère cette passerelle, la SEMAPA avait prévu l’ouverture au public de la passerelle l’année prochaine seulement, quand les travaux paysagers du jardin seront terminés. L’impatience des riverains en aura décidé autrement.
Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 10 septembre 2008