Le 30 novembre 2021 est décédé l’architecte catalan, Oriol Bohigas (1925-2021). Celui qui fut l‘architecte des Jeux olympiques de 1992 à Barcelone et le théoricien du « modèle Barcelone » avait aussi participé à la redécouverte du mouvement moderne espagnol au prix de la censure et à la recherche d’une histoire de l’architecture catalane. Retour sur l’historiographie du mouvement moderne et comment s’écrit l’histoire de l’architecture en Espagne.
Qui parmi les lecteurs de Chroniques connaît le GATPAC ? Le GATCPAC ? Qui sait encore dire ce qui se cache derrière ces acronymes ? Par contre, le nom de Josep Lluis Sert, même écrit en catalan, est évocateur (il signait ses lettres de son nom catalan, choix est fait de le respecter dans sa graphie), architecte de la fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, de la fondation Miró de Barcelone, de l’Institut supérieur des Beaux-Arts de Besançon, etc. Qui pourrait dire que Josep Lluis Sert est l’un des fondateurs du GATEPAC ? Le GATEPAC est l’acronyme de Grupo de Arquitectos y Técnicos Españoles para el Progreso de la Arquitectura Contemporánea (Groupe d’Architectes et Techniciens Espagnoles pour le Progrès de l’Architecture Contemporaine), soit le groupe du mouvement moderne espagnol, décliné sur trois régions : Madrid, le Pays basque et la Catalogne. Le GATCPAC étant le nom du groupe catalan.
Entre 1930 et 1937, ce groupe fut le représentant espagnol des CIAM, celui qui a organisé le CIRPAC de Barcelone avant le CIAM d’Athènes. Ce groupe d’architectes était disparate, pris dans les événements espagnols, engagé en grande partie à gauche et pour quelques-uns à l’extrême-droite, dans une histoire de l’Espagne qui, sortant de la dictature de Primo de Rivera en 1931, et avant d’y replonger avec Franco en 1939, a connu des années d’intensité politique avec la Seconde République espagnole, qui bien que constitué de soubresauts et d’instabilité politique entre la gauche et la droite, tenta d’émanciper la société, instaurant le droit de vote des femmes, le droit à l’avortement, les congés payés et l’obligation de scolarisation pour les enfants.
Le mouvement moderne espagnol s’insère dans cette politique, surtout les architectes catalans dont la région obtient l’autonomie dès la proclamation de la République et dont les architectes engagés ont participé aux politiques locales. Les architectes madrilènes moins jeunes, moins nombreux, mènent des œuvres plus solitaires et plus déconnectées des mouvements internationaux, tandis que les architectes basques, pour certains, ont adhéré à la phalange espagnole, pensant l’émancipation des masses depuis le fascisme. De ce mouvement moderne espagnol, il convient de replacer sa trajectoire dans l’histoire de l’architecture.
Il a été et est encore compliqué de raconter l’histoire de ce mouvement moderne espagnol, deux raisons à cela, le contexte politique à l’issue de la guerre civile, et l’historiographie du mouvement moderne elle-même, qui évoque les hérauts et la 1e génération du mouvement moderne, mais oublie plus facilement la 2e génération*.
A l’heure des premières histoires de l’architecture moderne, l’Espagne est absente, que cela soit d’Espace, temps, architecture de Giedion (1e édition anglaise en 1941), de L’histoire de l’architecture moderne de Leonardo Benevolo (publié en 1960) ou encore de L’architecture moderne une histoire critique, de Kenneth Frampton (1980). Cette absence perpétuée au fil des années est symptomatique tant du contexte espagnol que des apports croisés des historiographies internationales sur le mouvement moderne.
L’absence de l’histoire du mouvement moderne espagnol est aussi une question politique, liée à l’autarcie de l’Espagne durant la dictature, et à la censure dans un premier temps, puis de l’historiographie espagnole dans un deuxième temps. Le franquisme a imposé le silence sur les années républicaines. Les premiers articles d’Oriol Bohigas sur le sujet, à la fin des années 50, ont ainsi été censurés, retournés à l’expéditeur : « Non, l’architecture moderne est séparatiste rouge »**. Alors que les années 40-50 sont marquées par les premières histoires internationales du mouvement moderne, l’Espagne ne peut l’étudier ou la revendiquer. Par ailleurs, l’exil ou l’épuration des architectes modernes a permis également le silence***.
Les publications concernant le GATEPAC, et surtout le groupe catalan, commencent, dans les années 60. Oriol Bohigas, jeune architecte, cherche une justification, une légitimation à son architecture, forcément catalane et forcément rouge. Les Catalans affirment leur filiation entre les architectes du GATCPAC et leur génération, notamment le « Grup R », dont Bohigas est un des fondateurs****. Cette revendication catalane, d’un héritage du mouvement moderne, marque alors son opposition à l’architecture classique imposée par Madrid, et par-delà le régime lui-même. Alors que les historiens de l’architecture cherchent dans le passé les racines du mouvement moderne, les architectes catalans cherchent une revendication de leur travail, la justification de leur œuvre.
Cette interprétation régionale de l’architecture moderne perdure dans les années 70 avec le dépôt des archives du groupe catalan au Collège des Architectes*****. Devant la disparition des archives des autres membres, seule reste la possibilité de fonder une lecture partiale et partielle du groupe.
Dans les années 80, la démocratie de retour ne signe pas de modification dans l’historiographie ; la Catalogne cherche à reprendre du poids sur la scène internationale et rattraper les années de plomb. Avec l’appui de Bohigas, le pavillon de Mies est reconstruit affirmant ainsi la place de la capitale catalane dans l’histoire du mouvement moderne, toujours******. Tandis que Madrid commence à se libérer du joug du passé et retrouver la mémoire des années républicaines, grâce notamment à Carlos Sambricio.
Mais les histoires régionales se creusent et ne se croisent jamais. Cette période couvre, approfondit l’opposition entre Madrid et Barcelone, legs de la transition démocratique, d’un passé difficilement réconciliable, de l’autonomie catalane retrouvée, d’une histoire impossible à créer.
Dans les années 2000, les ouvrages sur le GATCPAC, exposition, et réédition de la revue du groupe, A.C., produits des historiens catalans, vont se placer dans l’héritage de Bohigas sans éprouver aucune intention de chercher à comprendre les interactions ou histoires des trois groupes du GATEPAC. Le groupe catalan est et reste alors l’unique représentant de l’histoire du mouvement moderne en Espagne. Depuis rien n’a bougé. Les cicatrices restent vives et les braises ravivées sans cesse par les conflits politiques internes rendent impossible de trouver une voix d’équilibre et, sans nier l’importance catalane dans le mouvement moderne, de chercher à comprendre les autres trajectoires, celles des architectes basques et madrilènes.
L’histoire et l’écriture de celles-ci, si elles sont bien scientifiques, se basent sur des méthodes, des outils qui sont toujours le fruit des interrogations contemporaines et des contextes sociaux et culturels. En Espagne, il est impossible de trouver un ouvrage qui s’intitulerait « histoire de l’architecture espagnole » pour l’époque contemporaine. Par ailleurs, relatées par des architectes se faisant historiens, comme Bohigas l’a été, ceux-ci justifient leur travail dans leur récit du passé.
Si ce dytique a quelque peu bougé, de plus en plus d’architectes sont historiens sans pratiquer. Penser l’architecture depuis le territoire ibérique n’est toujours pas d’actualité, un sujet aiguisé d’autant plus par l’interminable crise entre la Catalogne et l’Etat central depuis la crise économique de 2008.
Julie Arnault
* On pense notamment aux groupes anglais, tchèques, grecs, ou yougoslaves dont on ne connaît peu l’histoire et leur participation au CIAM.
** Oriol Bohigas raconte le contexte de l’écriture de la traduction de son ouvrage Modernité en architecture dans l’Espagne républicaine, qui a été publié par Parenthèses en 2004. La 1ère édition en espagnol date de 1970.
*** Parmi les anciens membres du GATEPAC : Fernando García Mercadal, Josep Lluís Sert, Francesc Fábregas, Germán Rodriguez Ariás, Francisco Perales, Luis Vallet et Pedro de Zavalo sont radiés de la profession, des sanctions plus ou moins importantes. Parmi ceux-ci trois sont en exil : Sert est aux Etats-Unis, Fábregas à Cuba et Rodriguez Ariás au Chili. Deux architectes du GATEPAC sont morts sur le front durant la guerre civile : Josep Torres Clavé du côté républicain et Aizpurúa du côté franquiste.
**** Le « Grup R », groupe d’architectes (1951-1961) a pris modèle sur l’organisation du GATCPAC afin de définir une architecture destinée à changer la société. Le groupe est constitué de Antoni de Moragas, Josep Maria Sostres, Oriol Bohigas, Josep Martorell, Joaquim Gili, Josep Pratmarsó, Manuel Ribas Piera, Josep Antoni Balcells, Francesc Bassó, Guillermo Giràldez Dávila, Pau Maria Montguió, Francesc Vayreda.
***** Joan Prats, ami des architectes catalans, avait caché au Musée d’Art Moderne de Barcelone les archives du groupe durant la Guerre Civile. Celles-ci ont été découverte en 1971 et transférées au Collèges des Architectes. Le catalogue des archives, de cinq mètres linéaires, a été achevé en 1990.
****** https://chroniques-architecture.com/le-pavillon-de-mies-barcelone-bijou-cache/