Le prix de la femme architecte, décerné le 12 décembre 2016 au Pavillon de l’Arsenal à Paris à Véronique Joffre, a-t-il un sens ou sa logique discriminatoire n’est-elle pas en soi tendancieuse ? Bientôt quoi, le prix de l’architecte gay ? De l’architecte issu d’une minorité visible ? De l’architecte immigré ? Pas si simple. Et si finalement ces prix pour les femmes architectes, malgré leur ambiguïté, se révélaient plus que jamais nécessaires ? Explications.
Assister à la remise des prix de la femme architecte 2016 organisée par l’Association pour la Recherche sur la Ville et l’HAbitat (ARVHA) donne parfois l’impression d’être invité par inadvertance à une soirée d’enterrement de vie de jeune fille. Des femmes architectes lauréates, que des femmes dans le jury (dont je doute fort qu’elles aient examiné les «768 projets» soumis par «170 candidates»), que des femmes dans l’organisation, le gouvernement et le ministère des «Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes» représentés par Laurence Rossignol, une autre femme, évidemment. Compter encore Agnès Vince, directrice chargée de l’architecture, adjointe au directeur général des patrimoines du ministère de la Culture et de la Communication. Ne manquait plus qu’Anne Hidalgo – après tout, la cérémonie se passe à l’Arsenal – voire pourquoi pas Valérie Pécresse qui, plus contextuelle, voit Paris au sein de la région. Bref une soirée entre filles et, pour le coup, d’emblée assez rasoir.
Et ce pour une raison simple : tant que la question de savoir s’il doit même exister un prix femme architectes n’aura pas été réglée, ce prix restera bancal. L’ambiguïté à ce sujet finit même par être source d’inconfort, un peu comme ces confidences que se font alors jeunes filles et jeunes gents les soirs quand ils enterrent leur vie de jeune gens.
Chacun comprend en effet que l’architecture n’a pas de genre, que c’est in fine l’architecture qui compte, aussi longtemps qu’elle tient debout. Un, une, architecte s’écrit pareil. De fait, toutes les femmes présentes à la fête en conviennent, mieux, elles l’expliquent longuement au fil de fastidieuses présentations des projets. Pour être sûres qu’on ne les croit pas frivoles ? Pendant ce temps, la ministre se tient debout à ne rien dire et à écouter la description des projets. Une ministre potiche ? Le plus drôle est, qu’une fois assise sur l’estrade, il lui est très difficile de voir dans son dos ce qui se passe sur le grand écran tourné vers le public. A se tourner le cou ainsi, voilà qui pour le coup devait être inconfortable. Alors la ministre prend son mal en patience.
Le fait est que, à écouter ces femmes architectes, dont Amélia Tavella, prix Jeune femme architecte, parler de leurs réalisations, chacun entend bien tous les mots de l’architecture contemporaine : «les pleins et les vides», «les menuiseries qui scandent», «le bio-climatisme», «le contexte», etc. rien d’autre en fait que ce que dit n’importe quel architecte. Les mêmes mots, le même travail. Une différence pourtant, entre filles, les petits enfants deviennent des «tout-petits». Et à noter peut-être que toutes ces architectes présentes ont longuement parlé d’esthétique, de sensations, de beauté, très peu de technique ou d’économie. Mais peut-être n’est-ce pas là en fait l’apanage des femmes. En tout cas rien encore pour justifier cette distinction «femme architecte» et l’ambiguïté demeure.
Pourtant, comme le souligne Vanessa Larrere, de l’agence OECO, lauréate l’an dernier et membre du jury cette année : «ce prix est un encouragement qui nous permet de croire en nos valeurs et nous légitime parce qu’il est fondé sur des projets et un parcours». Légitime ? S’il est question d’architecture, le sexe de l’architecte, comme celui des anges, n’a pas voix au chapitre : ça tient debout, ou pas. C’est réfléchi ou pas. Quel architecte a besoin d’être légitimé autrement que par ses réalisations ?
Parmi les trois prix présentés ce soir-là, il y a celui de l’œuvre originale, ce qui est en soi un prix original. Lauréate 2016, l’impressionnante Tania Concko ; l’œuvre originale, son îlot B1 à Bègles. «Je ne peux pas m’empêcher de penser, comme toute femme archi : pourquoi avons-nous besoin d’un prix dédié, avec un jury de femme ?», dit-elle avant de livrer le fond de sa pensée. «Forcément, j’ai toujours été contre les discriminations, mêmes positives. Je ne suis ni femme ni noire, juste archi» ! Un prix femme architecte ne la renvoie-t-elle pas justement à sa condition de femme ? De quoi ce prix est-il le nom ?
Pourtant, la même assure qu’elle reçoit ce prix comme un «baume» et, au fil de la soirée, des sentiments plus subtils se font jour. En effet, à les regarder toutes, les lauréates de l’an dernier, celles de cette année, une Catherine puis une autre, la ministre, de s’apercevoir que leur joie et leur bonheur ne sont pas feints. Elles sont même vachement contentes et c’est justement cette liesse qui finit par interroger l’ego qui sommeille en chaque architecte. Certes un prix est un prix et c’est mieux que deux tu l’auras mais, à les voir si heureuses, chacun finit par comprendre que ce prix, malgré ses ambiguïtés, est peut-être plus important qu’il n’y paraît au premier abord.
Bien sûr, toute la soirée les chiffres répétés à l’envi sont encore autant de justifications : plus de 60% de filles dans les écoles, seulement 25% inscrites à l’Ordre, ce dernier chiffre en augmentation. Où vont-elles se demande–t-on soudain au fil des discours ? Et de se souvenir de la réforme d’Anne-José Arlot, de ces nouveaux architectes d’Etat et de ces nouveaux métiers de l’architecture. Où vont-elles ? Dans la communication ? Dans la fonction publique ? Pourtant, quelques-unes d’entre elles deviennent architectes tout court et sans doute que les relais de communication, i.e. les médias et ceux qui les contrôlent, eux-mêmes fort aise au sein d’une communauté mâle, blanche et vieillissante, ne sont-ils pas toujours suffisamment attentifs à leurs travaux.
D’autant qu’il faut toutes proportions garder. Un concours équivalent existe en Italie*, avec d’ailleurs le même sponsor que le prix français, sauf que celui-là est décerné à la femme architecte MONDIALE. C’est l’occasion de découvrir des architectes, femmes en plus, d’une grande audace. Parmi les nominées citons la Jordanienne Basma Abdallah Uraiqat, ou l’Egyptienne Elkerdani Dalila, ou l’indienne Narain Lambah Abha, ou les deux associées de Sketch au Mozambique ou Zegers Cazu en Chine, autant de pays où il doit être un peu plus compliqué qu’en France pour être femme architecte. Dans ce palmarès, Tania Concko, déjà. (et aussi Salma et Salwa Mikou parmi les nominées et Odile Decq dans le jury). Et Ingrid Taillandier, lauréate d’une mention dans l’édition 2016 du prix français, de s’enflammer d’ailleurs : «Je n’ai aucun doute, nous avons besoin de ce prix pour exister, pour ne pas être transparente. Je crois à une certaine forme de solidarité féminine», dit-elle.
Alors certes ces femmes réunies ce soir, pas toutes architectes, expliquent que ce prix n’est pas seulement pour elles-mêmes, parce qu’elles savent bien que, au-delà de leur relatif confort à recevoir ce prix au Pavillon de l’arsenal à Paris, la situation des femmes, architectes ou non, est plus compliquée ailleurs, souvent pas loin. Une forme de féminisme sous-jacent ? Et pourquoi pas ! Se souvenir qu’il a fallu une Zaha Hadid pour que le RIBA ou le Pritzker prennent note.
Sans doute ces femmes architectes nous rappellent-elles également qu’il n’est pas si éloigné le temps où les femmes en France n’avaient pas le droit de vote, ni même d’avoir un compte en banque. Peut-être que sans les deux innovations majeures du XXe siècle – la machine à laver et la contraception – nul ne serait aujourd’hui en train de s’émouvoir de ce que deviennent les étudiantes qui ont pris d’assaut les universités, et pas que les ENSA. Et peut-être que quand on voit que François Fillon, et sa droite en ordre de bataille, maintient l’ambiguïté quant au droit à l’avortement, entre autres programmes réactionnaires, peut-être que ces femmes architectes ont raison de se mobiliser afin de sauvegarder leurs droits si nouveaux en regard de l’histoire. Peut-être ont-elles raison de penser que rien n’est acquis. La preuve, il y a dix ou quinze ans, la question ne se posait même pas. Rien que le fait qu’elle se pose aujourd’hui justifie peut-être ce prix.
D’ailleurs, c’est à ce moment-là de la soirée que la ministre, au-delà de sa fonction protocolaire, fut sans doute la plus sincère. «Pourquoi une ministre des droits des femmes pour remettre le prix des femmes architectes ? Parce que les femmes ne gagnent pas les prix, parce que l’histoire gomme leurs contributions. Je suis moi-même issue de la parité et cela me dérange moins que de n’être pas du tout là», dit-elle. Pour la population mâle, blanche et vieillissante qui s’accaparait le pouvoir par cooptation depuis des siècles, apparemment il y a là un message.
Toujours est-il que la lauréate 2016 du prix femme architecte revient à Véronique Joffre, une architecte dont l’agence est, «par choix» basée à Toulouse. «Je suis très honorée de recevoir ce prix. Je suis un peu surprise car mon travail n’est pas connu comme celui des lauréates avant moi d’autant que mes projets connaissent une diffusion mesurée». Euphémisme sans doute.
N’empêche son projet de maison médicale et aménagement à Caussade (Tarn-et-Garonne) était déjà retenu dans le pavillon 2016 de la France à Venise et il a bien fallu qu’elle candidate pour ce prix. Voilà pour l’excès de modestie. Cela écrit, son architecture démontre la poursuite d’une voie originale, hyper contextuelle – oh Toulouse – mais sans régionalisme poussiéreux. Sans ce prix, sans doute que nous n’en saurions toujours pas plus de son travail, ni de celui de Tania Sancko et des autres lauréates.
Ne serait-ce que pour la découverte de ces architectes, même si l’ambiguïté demeure quant à la pertinence de ce prix, la soirée ne fut finalement perdue pour personne !
Christophe Leray
*un autre encore du même type au Royaume-Uni.