La maison de l’architecture en Ile-de-France à Paris organise un cycle de conférence fort à propos au sujet des gares du Grand Paris Express (GPE). Ces 68 ouvrages, dont neuf sont «emblématiques», font l’objet d’une «approche architecturale spécifique», c’est-à-dire contextuelle. S’il faut rendre grâce ici à un projet de territoire à l’échelle métropolitaine, ne s’agit-il pas pour autant d’une occasion manquée de faire valoir un autre génie des lieux ?
«Nous ne voulons pas être dans la philosophie de la bouche de métro, sans transition avec le territoire. [Les architectes] proposeront des bâtiments singuliers, contextuels et attentifs à l’environnement», expliquait encore Jacques Ferrier, grand ordonnateur du projet, à l’automne 2016.*
L’idée de Jacques Ferrier est de doter chaque territoire de sa propre gare ‘contextuelle’. Cette philosophie trouve son expression la plus claire lors justement de ces conférences organisées sur ce thème par la Maison de l’architecture IDF. Huit sont prévues courant 2017 pour la présentation de plus d’une vingtaine de projets. Lors de la première conférence, le public a pu par exemple découvrir les projets de l’agence SCAPE pour la gare de Bondy, le projet de gare emblématique du Bourget signée Elizabeth de Portzamparc et les deux gares de Fort d’Issy-Vanves-Clamart et de Villejuif confiées à Philippe Gazeau**.
Nul doute que chaque ouvrage est passionnant en soi et parfaitement justifié par les architectes. Il est question de circulations (et non de flux), de lumière naturelle, de la gare en tant que lieu actif de la ville, d’une destination autant que d’un lieu de départ. Il est question aussi de l’économie des projets et du développement espéré des nouveaux quartiers qui vont sortir de terre autour de ces ‘nouvelles centralités’.
Un vrai grand plan donc mais abordé à chaque fois par le petit bout de la lorgnette, par le projet particulier au cœur intime d’un contexte dont la singularité devient presque une défiance vis-à-vis du grand territoire de l’Ile-de-France. Dit autrement, 68 gares, cela signifie 68 bâtiments différents, 68 objets, 68 réflexions particulières, 68 inventions singulières, 68 projets. 68 egos ?
Et même s’ils sont tous réussis… n’était-ce pas là une occasion unique pour donner, au-delà d’un projet partagé, une identité commune à toutes ces communes et autres communautés disparates regroupées sur le tracé d’un grand Paris qui reste à inventer tant administrativement que culturellement ? N’est-ce pas là l’opportunité d’un vaste projet industriel, économique et financier, autant qu’architectural, social et urbain ?
Prenons pour exemple le développement de Paris par Haussmann. Si l’on considère volontiers aujourd’hui ses qualités urbaines, il ne faut pas oublier que cette politique, globale, a donné lieu à un développement collatéral quasi industriel. Qu’il s’agisse des tailleurs de pierre de la Creuse ou des artisans du fer forgé. Au fil de la transformation de Paris, chaque maître d’ouvrage pouvait bientôt acheter sur catalogue, quasiment en kit, un immeuble haussmannien, les architectes rivalisant de composition dans un cadre défini. C’est la raison pour laquelle on trouve tant de ces bâtiments ‘haussmanniens’ dans des endroits où pourtant Haussmann n’a jamais mis les pieds.
Economie, ingénierie, esthétique, ce projet urbain a généré un développement industriel, culturel et technique allant bien au-delà de ses seules fonctions première et deuxième. Une vraie période de prospérité. Quand le bâtiment va… Il a fallu dit-on la boucherie de la première guerre mondiale pour décimer ces artisans héritiers de savoir-faire sans pareil et détruire une économie de la construction originale issue de la mutualisation des moyens.
Nous aurions également pu prendre l’exemple de la reconstruction après la seconde guerre mondiale. La filière béton française qui en est issue est presque sans équivalent dans le monde et nul besoin de rappeler son influence encore en France 70 ans plus tard.
L’argument est que considérer le GPE comme un unique projet global aurait eu nombre d’avantages : économies d’échelle, identité commune à tout le territoire, rapidité d’exécution, développement d’un savoir-faire industriel non délocalisable, etc. Cela aurait également permis de considérer le projet dans toute son échelle. Par exemple, que faire des déblais ? On raconte que si tous les déblais du GPE étaient réunis, ils couvriraient la surface de Paris sur une hauteur de 1,50 m. Légende urbaine ? En tout cas, des architectes se préoccupent du sujet.
La Société du Grand Paris annonce un objectif de revalorisation de 70 % des terres excavées pour la construction du Grand Paris Express. Dans son projet, SCAPE envisage justement d’utiliser des briques issues des remblais de son territoire, notion qui apparaît également parmi les lauréats du concours ‘Faire Paris’. La question des déblais et de la brique est donc posée. Elle n’a d’ailleurs rien de nouveau puisque cela fait 20 ans qu’en Chine Wang Shu y a déjà répondu.
Bref, l’idée est louable et faisable, mais appliquée à un ou deux projets sur 68, sans remettre en cause la bonne foi des architectes, c’est tenter de vider l’océan avec une cuillère à soupe. Ce n’est en tout cas pas un projet industriel en tant que tel. Par contre, organiser une filière pour 68 gares en briques de remblais, c’est un autre projet potentiellement créateur de richesse. D’autant que ces contraintes supplémentaires n’empêcheraient en rien ni la créativité des hommes et femmes de l’art ni la nécessaire contextualisation des projets.
D’ailleurs, en l’état actuel, la question de l’identité se pose à tel point qu’il fut confié à Intégral Ruedi Baur la lourde responsabilité de définir la signalétique de ‘toutes’ les stations, comme s’il fallait pourtant quelque part affirmer une communauté d’intérêt et de projet. Trop peu trop tard ?
Il n’y a pas si longtemps encore, pour les gares, c’était AREP, pour un aéroport, c’était ADP, pour la lune la NASA. C’est fini. D’évidence, il n’est plus possible aujourd’hui de fonctionner comme Napoléon III. Même Poutine à Sotchi a dû y mettre les formes. Même Trump admet que «ce n’est pas facile» de gouverner. Ce fut d’ailleurs l’une des erreurs fondamentales de Christian Blanc qui, sous la houlette du dynamique Nicolas Sarkozy, avait pour mission de mettre en œuvre le GPE. Sa gestion autoritaire du dossier n’a fait que provoquer, à la vitesse grand V, une levée de boucliers de toutes les institutions locales, soudain fort aises de jouer les offensées.
Un peu plus de diplomatie aurait-elle changé la donne ? A la fin, c’est bien une gestion totalement contextualisée qui prévaut, chacun maître chez soi en son potentat local. Et des architectes qui font au mieux pour répondre à la commande.
Puisque c’est comme ça, espérons que cet ensemble de 68 gares atteindra son objectif, qu’il sera à l’Ile-de-France un élément pratique d’identification autant que de représentation comme peut l’être le métro à Paris. Et peut-être toutes ces gares seront-elles finalement dans les siècles futurs reconnues en un seul élément identitaire. Tant mieux.
La question demeure : d’un point de vue urbain et économique, entre le despotisme, fut-il éclairé, et la dispersion délétère et onéreuse des intérêts particuliers territoriaux, y a-t-il encore la place pour une politique architecturale de territoire qui, sans être autoritaire, serait capable d’inventer ses filières propres et ses propres savoir-faire sans aboutir à une collection d’objets solitaires, aussi lumineux soient-ils ?
Cela mérite-il d’y penser alors que nombre de gares et d’autres projets d’infrastructure restent à construire ? Ou les particularismes ont-ils déjà gagné et est-ce vraiment foutu ?
Christophe Leray
*Voir notre article Au monopoly du Grand Paris, Jacques Ferrier entre en gare
**Voir notre article Gares du Grand Paris, l’avenir en marche