A l’époque où Sarkozy lance le ‘Campus’ du Plateau de Saclay, les mots ‘Ville nouvelle’ sont tabous. Ils le sont encore d’ailleurs tant le traumatisme de ces villes nouvelles «à la française» est profond. Sauf que l’échelle du ‘campus’ de Saclay n’est pas celle d’un campus mais celle d’une ville, nouvelle en l’occurrence. De cette ambiguïté sur les mots, la catastrophe annoncée ?
Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait en 2008 imaginé sur le plateau de Saclay une sorte de ‘Silicon Valley’ à la française. Le plateau devait, selon lui, devenir un cluster de laboratoires de recherche de grands groupes et de start-up innovantes regroupés autour de l’université Paris-Saclay, issue de regroupements de facs et de grandes écoles. Il s’agissait donc de créer ex nihilo «une université de renommée mondiale». D’où le concept de ‘Campus de Saclay’, beaucoup plus sexy que celui apparemment éculé de «ville nouvelle». Alors, Saclay, une ville, nouvelle d’évidence, ou un campus ? Est-ce la raison, un détail sémantique, la peur d’appeler un chat un chat, pour laquelle et le campus et la ville ont tant de mal à se développer harmonieusement ?
Il est certain que, dès ses débuts, l’ambition affichée de Saclay est celle, en substance, d’un «campus à l’américaine», qui, avec le regroupement de grandes écoles, dont Polytechnique, Centrale, l’ENS Cachan, l’Université d’Orsay, etc. devait d’un coup d’un seul s’inscrire dans le Top 8 des clusters académiques mondiaux dans le classement mondial dit de Shanghai.
De ce point de vue, c’est réussi puisque, comme le note le rapport annuel 2017 de la Cour des comptes*, paru en février, «le projet Paris-Saclay est aujourd’hui en suspens : la création d’une grande université de recherche intégrant universités et grandes écoles est au point mort et la stratégie de développement économique du site reste à mettre en œuvre». Il faudrait sans doute, pour commencer, que les grandes écoles adhérentes à l’université Paris-Saclay acceptent de publier leurs articles sous le label Paris-Saclay, ce qui n’est pas encore apparemment le cas selon la Cour des Comptes. Rapprocher universités et grandes écoles, mission impossible en France ? Au moins le doctorat Paris-Saclay est acté !
De fait, dès le début, les pouvoirs en place ont dû insister pour que les écoles adhèrent au projet de s’exiler sur le plateau de Saclay (et de quitter leurs quartiers parisiens amortis depuis longtemps). D’ailleurs, elles sont quelques-unes à livrer des projets immobiliers qui se targuent justement de leur inscription au cœur de Paris. Citons pour les plus récents, le ‘Campus Jourdan’, réalisé par Thierry Van de Wyngaert et Véronique Fiegel, qui réunit désormais dans un bâtiment de 12 500m² l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et l’école d’économie de Paris ou encore l’Institut Catholique de Paris (ICP), restructuré par l’agence Duthilleul.
Et pour celles qui s’installent à Saclay, il s’agit clairement d’une prise de risques. C’était le cas du centre de recherches d’EDF, premier bâtiment d’envergure construit (livré en 2016), un projet négocié directement entre Henri Proglio, alors patron d’EDF, et Nicolas Sarkozy, alors patron du pays. Le paradigme n’a pas changé et la prise de risques demeure. Pour la construction par exemple du futur centre de recherche de Servier, d’environ 45 000 m², confiée à Wilmotte et Associés et qui devrait voir le jour à l’horizon 2021, le propre département communication de Servier intitule son communiqué de presse : ‘Servier fait le pari de Saclay pour son futur centre de recherche’. Fait le pari ? Cela signifie que pour Servier, ce n’est pas gagné. La boîte a beaucoup à se faire pardonner… Saclay, un purgatoire ? A noter d’ailleurs que Servier évoque lui le «Campus urbain de Paris Saclay». Campus urbain, dans le grand paysage de Michel Desvignes ?
Certes, Paris-Saclay, c’est aujourd’hui près de 15% de la recherche française, 90% de la recherche en physique lourde. Ce n’est pas rien.
Certes, Le quartier de Moulon est aujourd’hui en phase opérationnelle avec l’arrivée prochaine de plusieurs établissements d’enseignement supérieur dont CentraleSupélec (ouverture rentrée 2017) et l’ENS Paris-Saclay (ouverture rentrée 2019) et plusieurs bâtiments de l’Université Paris-Sud. Plusieurs résidences étudiantes sont aujourd’hui en chantier pour un total d’environ 2 000 lits (livraisons en 2017 et 2018). Certes, il y avait sur le site 37 établissements publics en 2013, il y en a 74 aujourd’hui. Un campus donc.
Mais l’ambiguïté demeure puisque dans la ZAC, une opération mixte de logements familiaux, étudiants et de commerces ainsi que des équipements publics dont un groupe scolaire de 20 classes et une crèche sont également programmés en première phase. Un centre omnisports et une piste d’athlétisme de 250 m, signés jean Quervilly, sont prévus pour mai 2019. Sur tout le ‘campus urbain’, sont prévus 380 000m² de logements familiaux et 168 000 m² de résidences étudiantes. Une ville donc.
Le péché originel du projet est que l’échelle du ‘campus’ de Saclay n’est pas celle d’un campus mais celle d’une ville. Sauf que son développement n’est pas envisagé comme celui d’une ville mais comme celui d’un campus, les écoles venant en premier, puis les résidences étudiantes, puis les logements familiaux et les équipements, comme au XIXe siècle aux Etats-Unis. Sauf qu’en réalité naît une ville nouvelle qui ne dit pas son nom, sans commerces, ni transports, ni théâtre, etc. Même l’Atelier du grand Paris et le CROA-Ile-de-France en perdent leur latin pour intituler une synthèse de conférence ‘Retour sur… Saclay, un cluster scientifique qui se veut ville’ ! (sic). C’est vrai quoi, que veut-on sur le plateau de Saclay ? Un Campus ? Une ville ?
Le «campus urbain» de Berkeley, en Californie, est souvent cité comme référence. Il fait 27 km², soit près de trois fois moins que Paris-Saclay : 77 km². Ce n’est pas tout à fait la même échelle. Autre référence : Cambridge, dans le Massachusetts, qui abrite notamment l’Université Harvard, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et nombre de centres de recherche de nombreuses sociétés de haute technologie, l’objectif déclaré de Paris-Saclay, ne fait que 18 km². Pourtant Cambridge est une ville en son nom propre – elle possède une administration – qui abrite des campus. A comparer avec le ‘campus de Saclay’, 77 km² et 27 communes. Bonjour la gouvernance. Ce n’est plus un campus, c’est une métropole «à la française» !
Ailleurs, citons encore Akademgorodok («petite ville de l’Académie»), la ville scientifique fondée en 1957 à 25 km au sud de Novossibirsk, la capitale économique de la Sibérie. Elle compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants, avec tous les atouts d’une ville et pas moins de 30 instituts du meilleur niveau scientifique mondial. Au milieu de la Taïga et de sa forêt de bouleaux, la ville est aérée, compacte, les distances à pied sont minimes entre les bâtiments qui ne dépassent pas les 3 ou 4 étages et jamais un habitant ou chercheur n’est à plus de 10mn en bus du bureau ou de chez lui. C’est une ville, pensée comme telle.
Citons encore l’exemple plus récent du campus de King Abdullah University of Science and Technology, construit autour d’un petit village de pêcheurs sur la mer rouge. Le plan de la ville de 36 km² témoigne d’un souci de compacité et de mixité des fonctions. Les meilleurs chercheurs du monde entier se pressent pour vivre et travailler dans cette oasis au milieu du désert. Les circulations douces y sont privilégiées.
A Saclay, les circulations sont brutales et, souvent à la demande des habitants, quasiment toutes dédiées à la voiture. Ce qui, en 2017, pour un campus consacré à la recherche et l’innovation, montre une capacité de prospective assez prodigieuse. Certes le site est à 20 mn en bus de la gare de Massy, à laquelle il faut déjà arriver, et il y a des navettes au départ de la porte d’Orléans à Paris mais une visite sur le site indique que la voiture est le moyen de transport privilégié pour s’y rendre, y compris pour nombre d’étudiants qui subissent jusqu’à une heure trente pour chaque trajet.
D’autant que, sur un site de cette dimension sans aménités, puisque c’est un campus, il faut, en exagérant à peine, prendre un taxi pour aller au restaurant. Sachant qu’au-delà de 200m de distance, les piétons commencent à renâcler, cela ressemble à l’organisation non planifiée d’un nouveau et vaste mouvement pendulaire entre Saclay et Paris avec Massy comme nouvelle ‘centralité’. Autant dire que, pour l’instant, rien n’est encore prévu pour les drones. Pour autant, il est difficile d’imposer aux habitants du site une trame urbaine de ville avec des feux et des carrefours. Ils sont les premiers affectés par les chantiers incessants et chacun des 27 maires concernés a son mot à dire. Impossible aujourd’hui de faire l’urbanisme sans les maires et les collectivités locales. Nicolas Sarkosy et Christian Blanc, initiateurs du projet, l’ont appris à leurs dépens.
Il y a bien une station de métro de prévue sur la ligne 18. Encore que… Aujourd’hui encore, le 16 octobre 2017, les élus du Conseil départemental des Yvelines, de Saint-Quentin-en-Yvelines et de Versailles étaient à nouveau mobilisés sur le site de la future gare de Guyancourt qui devait accueillir le prolongement de la ligne dès 2024, en prévision des Jeux Olympiques, un projet apparemment, du moins le craignent-ils, reporté à au moins 2030 ! Sans surprise, les élus réclament le maintien du planning initial. Sans compter que, sans surprise, le coût de la facture s’envole. Estimé au départ à 26 milliards d’euros, le projet pourrait en réalité coûter au final 35 milliards d’euros, indiquaient ces élus sur France Bleue le 11 octobre.
Il ne s’agit que de la ligne 18. Si c’est déjà si compliqué, alors bâtir une ville… D’évidence, à Saclay nul n’est encore sorti de l’auberge, un lieu convivial pas encore construit. Peut-être finalement aurait-il été plus prudent de construire un ‘simple’ campus, entre 17 et 35 km² de surface par exemple.
Michel Desvignes, mandataire du groupement de concepteurs désigné pour réaliser la maîtrise d’œuvre paysagère et urbaine pour Paris Saclay, a beau lui-même indiquer faire du «paysage un élément structurant du projet», il convient que «de manière générale, la construction d’une ville de taille significative peut prendre jusqu’à trente ans». C’est donc bien une ville que l’on construit. Mais où est-elle ? «La perception reste celle d’un territoire relativement distendu, quasiment virtuel», dit-il.
Le même indique que «la stratégie consiste à appréhender ce vaste cluster scientifique comme une sorte d’archipel aux polarités multiples. La stricte composition du bâti ne donne pas l’unité de ce territoire. La mise en cohérence de cet archipel est d’une autre nature. Elle s’appuie sur la géographie très présente des coteaux boisés»**. Une sorte de ville à la campagne peut-être ?
Sauf que les chercheurs, éloignés des uns des autres sur un territoire de 30 km de long, auront plus vite fait de s’appeler sur Skype que d’espérer d’impromptues rencontres, la première qualité d’un campus. «On crée une ville asiatique quand nous aurions eu besoin d’un village gaulois d’avant-garde», relève un architecte qui eut l’occasion de construire sur le site. «Il s’agit d’un urbanisme qui ne correspond pas à l’état d’esprit d’une nouvelle génération de pensée», dit-il.
De fait, au-delà de la sémantique, l’ambiguïté est générale quand des urbanistes hollandais et belge, Floris Alkemade et Xaveer De Geyter, pratiquent une méthode plutôt liée à une forme d’improvisation non planifiée qui s’oppose au formalisme coincé des tracés à la française, les Français considérant que la ville ne peut pas se faire simplement au fil des opportunités économiques ou financières. Deux points de vue qui se défendent mais qui sont contradictoires par nature. Au final, à ce jour, un campus illisible et une ville invisible.
En tout état de cause, il apparaît que le mot ‘Campus’, utilisé dès l’origine du projet, ressemble fort à un abus de langage et qu’il fut utilisé par faiblesse. Le projet fut vendu à la population, ainsi qu’aux grandes écoles auxquelles il a fallu tordre le bras, comme un Campus quand il n’est rien d’autre qu’un projet de ville nouvelle, ce qui en soit est pourtant déjà pas mal.
C’est la raison pour laquelle, malgré les investissements consentis, déjà plus de 5 Md€, les architectes en sont pour la plupart réduits à tenter, avec plus ou moins de bonheur, de résoudre la culpabilité insondable inscrite au cœur du projet politique et historique de Saclay. C’est une gageure de construire un bâtiment pour une ville non dite, non décrite et sans nom, une ville virtuelle comme dirait Michel Desvignes. L’architecte, malgré sa bonne volonté, n’est pas magicien et ne peut pas résoudre ce problème puisque la réponse ne lui appartient pas. Alors il fait pour le mieux.
Laissons la conclusion à la Cour des Comptes : «Aucune structure globale ne réunit de manière opérationnelle l’ensemble des parties prenantes du projet (…). Le projet de Paris-Saclay n’est plus, depuis la suppression en 2010 du secrétariat d’État chargé du développement de la région capitale, porté par un membre du gouvernement chargé de cette mission spécifique», écrivent ses magistrats dans leur rapport. Pas étonnant qu’à la fin, une forme de médiocrité désespérée soit seule à prospérer.
Christophe Leray
*Citée par Le Figaro, ‘Paris-Saclay, une bonne idée à la base mais qui, faute de stratégie, a du plomb dans l’aile’, par Jean-Yves Guerin et publié le 08 février 2017
** Cité par Sylvain Allemand sur l’espace média du site de Paris-Saclay.