Le 14 mars dernier, l’architecte toulousain Mourad Benmansour (Nook architectes) a été condamné par le Tribunal Correctionnel de Toulouse pour chantage. Chantage ???? Son tort ? Avoir contesté en mars 2017 les conditions d’attribution d’un gymnase à Mazamet, dans le Tarn, au terme d’une procédure adaptée qu’il estimait biaisée. Il a surtout déposé plainte pour favoritisme. Outrage !
Un architecte aigri peut-être ? Toujours est-il qu’à l’issue de cette plainte, avec une rare célérité, Pascal Bugis, avocat de profession, maire de Castres et président de la communauté d’agglomération de Castres-Mazamet (CACM), après avoir diligenté «une enquête administrative», reconnaissait dès le 24 mars 2017 par courrier, que «l’analyse des offres a été insuffisamment approfondie et que la négociation menée partiellement avec les candidats n’a pas permis de tirer toutes les conséquences de l’évaluation du temps de travail». En guise de quoi il décidait «de ne pas procéder à la notification de ce marché et de déclarer sans suite cette consultation pour motif d’intérêt général en raison des incertitudes ayant affecté l’analyse des offres».
Une analyse des offres «insuffisamment approfondie» ? Bref, circulez il n’y a rien à voir. Sauf pour les habitants de Mazamet qui attendent leur nouveau gymnase. Apparemment, ils ne sont pas près de l’avoir car cela commence à faire un moment qu’ils l’attendent.
Le projet initial consistait en la réhabilitation des aires sportives Lapeyrouse à Mazamet, un projet de 4,5 M€ attribué sur concours en 2014 par la mairie au cabinet d’architecture toulousain Calvo-Tran Van.
Patatras, lors des municipales de 2014 à Mazamet, Laurent Bonneville, maire DVD depuis 2008, est battu par Olivier Fabre, DVD. Ce dernier remet en cause le projet, solde les comptes avec l’agence lauréate, et refile le bébé avec l’eau des infrastructures sportives à la CACM, dont il est vice-président. La CACM organise bientôt une procédure adaptée, cette fois pour un gymnase neuf à 2,4M€***. Douze agences sont retenues. Il y a cinq finalistes, dont Nook architectes . Au terme de la procédure, en février 2017, le gagnant est désigné : Jacques Escourrou, 64 ans, architecte à Mazamet.
Et Mourad Benmansour de grimper au rideau.
Il est vrai que Jacques Escourrou n’est pas tout à fait un inconnu. Il a été pendant une dizaine d’années président de la Cipav et a connu son heure de gloire en 2016 lorsque le scandale des Cipav a explosé, sa gestion mise méchamment en cause par la Cour des Comptes*. «Contrairement à ce que dit la Cour des Comptes, nous avons bien géré [la Cipav] ; je rappelle que quand je suis arrivé nous avions neuf millions de réserves, et quand je suis parti il y en avait 3,7 milliards ! Et ce ne sont pas les autoentrepreneurs qui ont fait ça», se défend l’homme de l’art, encore aujourd’hui président honoraire de la caisse de retraite fondée par les architectes.
Aujourd’hui, sans site Internet, sans images de ses productions, Jacques Escourrou n’en exerce pas moins libéralement puisque c’est lui qui a emporté le gymnase neuf de sa bonne ville de Mazamet. Un architecte apporteur d’affaires peut-être.
Sauf que tout cela a fini par faire désordre, surtout quand France 3 Occitanie a rendu l’affaire publique.
Pascal Bugis reconnaissant publiquement l’irrégularité du processus, Mourad Benmansour se voyait fondé à tenter sa chance et déposait plainte le 30 mars 2017 pour «favoritisme, trafic d’influence, violation de la confidentialité, fraude à la concurrence dans le cadre d’un marché public». Or l’architecte avait auparavant fini, l’amertume sans doute, par manquer d’élégance dans ses échanges de mail avec Pascal Bugis, le président de la CACM. Quelle audace aussi de demander à «revoir les notes techniques que vous nous avez attribuées, et de maintenir notre candidature en première place, donc attributaire du marché.(…) Sans réponse de votre part, je peux vous assurer que Nook architectes engagera une procédure pénale».
Appeler la police, c’est du chantage ?
Apparemment oui. Et en guise de procédure pénale, ce fut pour Mourad Benmansour la correctionnelle. Pascal Bugis, avocat donc, eut beau jeu de porter plainte à son tour pour ‘chantage caractérisé’ auprès du parquet de Toulouse – «on ne va pas prendre une décision sur des marchés publics sous une pression de cette nature», explique-t-il. Sa décision, déjà prise en l’occurrence, est justement à l’origine de l’embrouille mais bon, foin de détails sémantiques, voilà l‘architecte pris dans les phares du contre-feu.
Il n’y aura certes de gymnase pour personne mais la procédure à l’encontre du mauvais coucheur a poursuivi son cours. A peine un an plus tard, le Tribunal Correctionnel de Toulouse a déjà rendu son verdict : coupable. En relevant, avec obstination certes, «des anomalies sur les notations pour favoriser le cabinet Escourrou», Mourad Benmansour aurait donc fait chanter la CACM pour tenter d’obtenir par ‘chantage’ le marché de gymnase.
Pour faire bonne mesure, l’architecte est également sanctionné d’une amende de 3 000€. Ce qui semble une somme bien dérisoire car enfin, de deux choses l’une : soit le chantage est un acte grave, surtout dans le domaine des marchés publics, et ses auteurs doivent être jugés avec sévérité, ou il n’y a pas de chantage. Ou alors juste un petit chantage par-ci ou un mini-chantage par-là ? «Oh l’architecte me fait chanter mais juste un petit peu !»
«Les juges ne sont pas des techniciens», soupire Mourad Benmansour. Et n’ont pas tous forcément le sens de la mesure.
Toujours est-il que les résultats de cette procédure adaptée sont pleins d’enseignements. Ainsi France 3, qui s’en est procuré les résultats, a relevé nombre «d’incohérences». Le journaliste note ainsi avec une feinte candeur que, à en juger par leurs notes, les trois cabinets implantés dans le «pays castrais et mazamétain» semblent tous faire preuve de qualités techniques rares. «Parmi les douze dossiers déposés lors de cette consultation, les trois cabinets locaux [de Castres et Mazamet] ont été retenus pour la phase finale de négociation, en se voyant octroyer les trois meilleures notes techniques de l’appel d’offres», souligne-t-il.
Il y a une école d’archi à Castres ? Avec une telle réussite, ces agences ne devraient pas hésiter à viser la France entière, que dis-je, le monde ! D’ailleurs les agences ayant pignon sur rue venues de Toulouse ou Bordeaux n’y ont rien compris non plus. Il est vrai que les «critères techniques» de ces consultations, souvent «subjectifs», laissent la part belle à l’interprétation, voire l’arbitraire. Surtout avec de telles équipes de bras cassés…
Enfin, pour en finir avec ce fait divers, quelques chiffres ronds. Mourad Benmansour avait fait une offre d’honoraires à 120 000€, la plus basse des douze propositions. Jacques Escourrou a gagné avec une offre à 156 000€. La première offre, même si l’architecte a toutes les bonnes raisons de l’avoir mauvaise sur la façon dont s’est déroulée la consultation, n’en est pas moins affreusement basse, sinon ‘anormalement basse’ comme le prévoit la loi. Cette somme, 120 000€, sur un projet à 2,4M€***, cela correspond à 5% d’honoraires. Une fois enlevée l’assurance obligatoire, c’est n’importe quoi ! Cela écrit, le gagnant était à 6,5% seulement. Que cela dit-il de la profession et de la façon dont l’architecture se passe dans les villages ? A Mazamet comme partout ?
En tout cas, cet exemple souligne une réalité bien prégnante de ces procédures adaptées : les architectes – ils étaient douze agences ici, combien ailleurs ? – sont envoyés à la bagarre comme des gladiateurs avec pour seule arme le taux d’honoraires. Tout ça pour qu’au final, que l’on mise haut ou que l’on mise bas, les maîtres d’ouvrage choisissent parfois leur champion sans autre justification que des arguments un peu moisis, sachant pour autant que les architectes, s’ils veulent aller au combat contre les donneurs d’ordre plutôt que contre eux-mêmes, doivent s’attendre à une guerre judiciaire qu’ils ont encore moins de chances de gagner que contre les confrères.
La raison pour laquelle ce genre d’affaire se règle à l’occasion discrètement et en bonne intelligence mais se termine le plus souvent en lettre morte (mais recommandée) bientôt oubliée, chacun ayant autre chose à faire. «Nous [les architectes] nous taisons et des maîtres d’ouvrage font ce qu’ils veulent», remarque Mourad Benmansour.
A crier trop fort, le voilà condamné pour chantage ! Il a certes fait appel de la décision mais le tribunal correctionnel n’est pas le tribunal administratif et cette condamnation en première instance fait tâche sur un CV, surtout pour chantage.
Le plus cocasse, s’il est permis de l’écrire ainsi, est que ce n’est pas lui qui a fourni la documentation à France 3 mais des élus de l’opposition outrés du procédé et peut-être pas trop chauds à l’idée d’avoir un jour à inaugurer un gymnase signé de monsieur Jacques Escourrou, ne serait-ce que pour des questions d’images : «sinon à Toulouse, ils vont encore croire qu’il n’y a que des ploucs à Mazamet». De fait, lors du premier reportage de France 3 en mars 2017, Mourad Benmansour avait refusé de s’exprimer. Avant de voir ses échanges de mail avec la CACM se retourner contre lui.
En attendant, la plainte pour favoritisme déposée à l’encontre de la CACM suit son cours, bien plus lentement d’évidence que la plainte du président de l’agglo. Contactée, la CACM n’a pas souhaité commenter une affaire judiciaire en cours.
Comme quoi, même pour un simple gymnase à Mazamet, l’architecture, c’est compliqué… La preuve, bientôt dix ans que les Mazametains l’attendent, le gymnase, et ce n’est pas demain la veille qu’il sera construit !
Christophe Leray
*Se référer à ce sujet à l’enquête fouillée de France Inter ‘CIPAV : quand la retraite tourne au cauchemar’, par Marie-Laure Chouin, publiée le 13 mai 2016
** les nombreuses incohérences du marché du gymnase de Mazamet, par Sylvain Duchampt France 3 Occitanie. Publié le 26 juin 2017.
*** MAJ le 22/03/2018. Le budget du concours pour le gymnase était de 2,4M€ et non de 3M€ comme indiqué précédemment. Nos excuses à Mourad Benmansour et à nos lecteurs.