De plus en plus souvent, des architectes se plaignent de la faculté des agences étrangères – souvent les mêmes, souvent japonaises mais pas que – à truster les programmes prestigieux en France, au détriment des agences locales, c’est-à-dire françaises. C’est grave docteur ? Peut-être plus qu’imaginé au premier abord.
Ce qu’évoquent à demi-mot ces femmes et hommes de l’art n’est rien moins que le désir d’une forme de protectionnisme, du genre de celui prôné par Donald Trump aux Etats-Unis, Marine Le Pen en France, Vladimir Poutine en Russie ou Xi Jinping en Chine. Cinquante ans après mai 68, chez les architectes, le retour des réacs autoritaires ?
Nous-mêmes avons évoqué avec dépit dans ces colonnes la capacité que semblent avoir nos voisins européens à protéger leur marché quand le nôtre serait ouvert à tous vents. Deux exemples significatifs :
– Aux Pays-Bas, pour le concours international de l’extension de l’aéroport de Schiphol étaient retenues KAAN architecten (Pays-Bas), OMA (Pays-Bas), MVRDV (Pays-Bas), UNStudio (Pays-Bas) et SOM (la version allemande, juste de l’autre côté de la frontière). C’est l’agence néerlandaise KAAN architecten qui a gagné. Pour un pays libéral comme les Pays-Bas, voilà de la concurrence non faussée.
– Pour le centre Pompidou à Bruxelles, un musée français, dans un ancien garage Citroën, parmi les sept finalistes, que des agences belges sauf, pour les firmes étrangères, OMA, juste de l’autre côté de la frontière, et les Américains Diller Scofidio + Renfro, associés avec… JDS Architects (Julien De Smedt Belgique). A ce compte-là, le jury aurait pu retenir l’agence lilloise Coldefy et Associés !
Quant au concours de la tour Montparnasse, que n’aurait-on dit si l’équipe américaine avait gagné !
Vu par le petit bout de la lorgnette, ce constat est en effet rageant pour les agences françaises tandis qu’apparemment Kengo Kuma, ou est-ce Shigeru Ban ? Sou Fujimoto ?, et consorts emportent ici concours et marchés prestigieux les uns après les autres. De fait l’exercice a l’air tellement facile en France que même Daniel Libeskind et Steven Holl y sont à l’aise et font des affaires.
En plus, les dés peuvent parfois sembler pipés. Quand Rem Koolhass livre un bâtiment à Paris, il paye les impôts en France ou aux Pays-Bas ? Concurrence déloyale ? Que fait l’Europe !! Et si l’on n’y prend garde, bientôt l’architecte détaché comme il en est du plombier polonais ? Ha le vilain chiffon rouge….
Alors, faut-il fermer les frontières et protéger nos architectes français si talentueux ? C’est ce que feraient Trump et Le Pen et Poutine et Xi Jinping… Mais les architectes français ont-ils besoin d’être protégés ? Et si oui, pourquoi ? Et, en ce cas, où doit commencer et s’arrêter le protectionnisme : aux frontières de la nation, de la région, du département, de la ville, du club ?
Aux Etats-Unis, la sélection est locale et sans complexe, sauf pour quelques projets prestigieux justement. Dans le Kentucky par exemple, les architectes d’un nouveau lycée sont recrutés quasi exclusivement parmi les agences locales*. Mais, vu du Kentucky, un état à peine moins grand que l’Hexagone, quasiment tous les lycées construits en France le sont par des architectes français.
Justement, tous les architectes en France savent comment se déroulent nombre de concours locaux, régionaux ou nationaux. Ce pays peut se targuer de son système original de concours et, plus fort encore, de ses simulacres de concours. En fait, le protectionnisme est déjà prévalent et c’est lui qui fait grincer bien des dents.
Certes, l’un des problèmes bien français est l’esprit de collectionnite aigüe des élus. Dans un pays jacobin, les barons locaux se doivent de jouer les m’as-tu-vu pour exister. Des gens qui étaient dentiste, avocat, agriculteur, pharmacien veulent soudain dans leur commune un ouvrage du Pritzker dont ils ont entendu parler lors du dernier dîner en ville.
Pour ceux-là, connaître les noms de deux ou trois Pritzker, en plus de ceux de Christian de Portzamparc et Jean Nouvel, suffit la plupart du temps pour paraître intelligent, cultivé et novateur et cela leur donne le sentiment, puisqu’ils n’y connaissent rien, de ne pas pouvoir se tromper. C’est humain. Dit autrement, les architectes sont à la merci des intérêts électoraux et/ou financiers plus ou moins bien compris du maire, du député, du sénateur, et du promoteur et cela en dépit du caractère d’intérêt général de l’architecture.
Pour autant le maire d’Angers, vilipendé par d’aucuns pour avoir retenu Steven Holl parmi les six lauréats de son concours Imagine Angers, a aussi retenu deux agences angevines, deux agences du grand ouest (Nantes), une agence parisienne, et une agence franco-singapourienne. Ce n’est pas comme si c’était une invasion étrangère. Faut-il avoir peur des Huns quand il n’y a pas de Huns ?
L’architecture française aux architectes français, pourquoi pas, très bien. Comment fait-on pour l’agence franco-japonaise, ou franco-chilienne, ou franco-coréenne ? Et quand Steven Holl travaille avec Franklin Azzi ? Et ensuite quoi ? Faudra-t-il que les chefs de projets soient français également – souvenez-vous de la clause Molière ? Et les stages en agence, réservés aux Français aussi ? Idem pour les écoles financées par le contribuable ? Quoi, l’architecture ne serait pas universelle ? De quelle architecture nous parlent ces défenseurs de la patrie ?
N’évoquons même pas le sujet d’un point de vue historique. Comme si l’architecture, métier intellectuel plus encore que technique, pouvait rester cantonnée dans des frontières administratives. Quoique c’est possible, comme en Biélorussie par exemple, dont l’architecture fait montre par ailleurs de qualités remarquables !
Chacun sait que le protectionnisme est justement la meilleure façon d’étouffer la créativité et l’intelligence, architecturales comme toutes les autres, et n’enrichit que les affidés de régimes autoritaires.
A la fin, le protectionnisme n’est rien d’autre qu’une restriction des libertés, liberté de circuler, liberté de travailler, liberté de penser. Tous ceux qui, de bonne foi et sans doute exaspérés par l’apparente insolente réussite de quelques agences étrangères, en viennent à regretter la préférence nationale feraient bien de s’interroger sur les conséquences de cette logique. Et ‘Gott mit uns’ tant qu’à faire ?
Ces récriminations, de moins en moins tues et qui trouvent des relais dans la presse professionnelle, traduisent un enfermement sur soi et donc, peut-être, un manque de confiance. Paradoxalement, elles émergent au moment même où l’AFEX présente justement la sélection 2018 de ses 10 finalistes (sur 25 candidatures), que des agences françaises ayant construit à l’étranger pour cette seule année 2018. Certaines sont connues, d’autres moins, certaines construisent souvent à l’étranger, pour d’autres c’est la première fois.
Le protectionnisme, tel que Trump le met justement en œuvre, impose des représailles du même ordre. Imaginez que l’Afrique et la Chine ferment leur marché aux architectes français… Que devient AREP ? Je ne dispose pas des chiffres exacts mais je serais curieux de comparer le chiffre d’affaires des architectes français à l’export avec celui réalisé par des architectes étrangers en France. Je ne serais pas surpris que l’un et l’autre s’équilibrent. De fait, l’architecture française continue de rayonner dans le monde, certes moins qu’avant pour les nostalgiques des colonies, et les problèmes qu’elle rencontre en France n’ont rien à voir avec la présence d’agences étrangères.
Les Français sont les premiers à se plaindre de la qualité de l’architecture mais ils ne doivent pas jeter le bébé avec l’eau du bain, surtout compte tenu de l’incurie de nombre de leurs élus en la matière. D’ailleurs, si autant d’agences étrangères viennent ici chercher fortune, c’est peut-être que l’architecture française, malgré ses tics formels et son manque de lisibilité théorique, est connue et respectée à l’étranger, justement peut-être pour la liberté d’accès et d’expression dont elle fait preuve. Et si elle ne s’épanouit pas plus à l’étranger comme le font les agences étrangères en France, ce n’est pas tant par manque de talent que, souvent, par manque de culture entrepreneuriale et d’organisation stratégique et tactique.
Combien sont par exemple les architectes français à être invités en tant que professeur en résidence ici ou là dans le monde ? Ils ne sont pas nombreux car encore faut-il le vouloir. C’est difficile, c’est loin ça prend du temps. Et combien sont-ils à se rapprocher d’universités étrangères ? A envisager leur pratique dans une géographie plus large que le territoire immédiat ?
Ce sont aussi les Français qui, le plus souvent, se tiennent à l’écart des centres de réflexions de culture anglo-saxonne, du Canada à l’Inde, de l’Afrique du Sud à l’Australie. La langue est certes un obstacle mais un esprit d’ouverture permet de lever le nez du guidon des normes et des PLU franchouillards et de faire progresser sa réflexion et sa pratique autrement que par des contraintes tellement contextuelles.
Face à la sottise de quelques officiels et au sentiment d’injustice né de la frustration de politiques faisant la part belle aux intérêts financiers, le protectionnisme est une impasse. Plutôt que se plaindre, ces architectes amers ou désemparés devraient s’appuyer sur les propres valeurs républicaines de la France et se féliciter de son esprit d’ouverture. Quitte à exiger qu’elle pèse de tout son poids pour qu’il en soit de même partout en Europe, en attendant de s’en prendre à Trump, Poutine et Xi Jinping. Voilà qui serait acte de patriotisme !
Christophe Leray
* Lire notre article A Bowling Green, KY, des architectes choisis sur leur bonne mine
** Lire notre article Gymnase maudit à Mazamet